Vu la procédure suivante :
Par une requête et deux mémoires complémentaires, enregistrés les 24 février 2022, 2 août 2022 et 15 juin 2023, la société par actions simplifiée (SAS) Boulogne Matériaux, représentée par Me Urbino-Clairville, demande au tribunal, dans le dernier état de ses écritures :
1°) de condamner la commune de Terre-de-Haut à lui verser la somme de 33 123,29 euros augmentée des intérêts moratoires, au titre des deux cessions de créances consenties les 22 mars 2016 et 27 juin 2016 par la société G.I.L. construction - rénovation ;
2°) de mettre à la charge de la commune de Terre-de-Haut la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- en paiement de divers matériaux de construction, la société G.I.L. construction - rénovation lui a cédé deux créances, d'un montant total de 33 123,39 euros, qu'elle détenait sur la commune de Terre-de-Haut en règlement de prestations contractuelles résultant du marché de travaux passé le 14 mars 2013 pour la réhabilitation d'habitations et de bâtiments communaux ;
- les actes de cession de créance ont été notifiés à la commune qui les a visés les 22 mars et 27 juin 2016 ; ils ont ensuite été notifiés au comptable public les 22 avril et 12 juillet 2016 ; bien qu'aucune opposition n'ait été formée concernant ces cessions de créance, la commune n'a pas procédé au versement de la somme de 33 123,39 euros ;
- par un avis du 8 avril 2021, la chambre régionale des comptes de Guadeloupe a considéré que cette créance constituait une dépense obligatoire pour la commune de Terre-de-Haut, qui disposait de crédits suffisants ;
- sa demande indemnitaire préalable du 15 novembre 2021 a été implicitement rejetée par la commune ;
- si la commune a résilié le marché conclu avec la société G.I.L. construction - rénovation le 10 avril 2021, d'une part, elle ne l'a pas informée de cette résiliation et, d'autre part, cette résiliation ne valant que pour l'avenir, elle est sans effet sur les cessions de créances qui lui ont été signifiées antérieurement, les 22 avril et 12 juillet 2016, et auxquelles elle ne s'est pas opposée ;
- le gérant de la société G.I.L a été totalement relaxé par la cour d'appel de Basse-Terre, qui a considéré qu'il n'était pas établi qu'il ait eu connaissance du délit de détournement de fonds commis par l'ancien maire et que s'il avait commis quelques " erreurs ", l'infraction de recel de fonds provenant d'un délit de favoritisme n'était pas caractérisée ; la cour a notamment considéré qu'il n'était pas démontré que les erreurs ou manquements commis par l'intéressé auraient eu une influence sur le choix de la commune d'attribuer ce marché à la société G.I.L. ;
- la commune a reconnu le caractère certain de sa créance dès lors qu'elle a transmis au comptable public, pour paiement, les factures correspondantes ;
- la cour d'appel de Basse-Terre a relaxé le représentant de la société G.I.L. concernant les surfacturations et sous-facturations dont la commune se prévaut.
Par deux mémoires en défense, enregistrés les 22 avril 2022 et 17 mai 2023, la commune de Terre-de-Haut, représentée par Me Delumeau, conclut, dans le dernier état de ses écritures :
1°) au rejet de la requête de la société Boulogne Matériaux ;
2°) à l'annulation du marché conclu avec la société G.I.L. le 14 mars 2013 ;
3°) à ce que la société Boulogne Matériaux soit condamnée aux entiers dépens et à ce que soit mise à sa charge la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle fait valoir que :
- les deux créances dont se prévaut la société requérante ont fait l'objet de mandatements, qui ont été rejetés par le comptable public à la suite du jugement du tribunal correctionnel de Basse-Terre ayant condamné l'ancien maire de la commune, lequel a été confirmé par un arrêt de la cour d'appel de Basse-Terre du 16 avril 2019 ; la créance dont se prévaut la société requérante ne constitue pas une dépense obligatoire au sens des dispositions de l'article L. 1612-15 du code général des collectivités territoriales ;
- par une délibération du 10 avril 2021, le conseil municipal a décidé de ne pas procéder à l'instruction de cette dépense au budget primitif de 2021 et a résilié le marché conclu avec la société G.I.L. construction ;
- le marché public à l'origine de la créance dont se prévaut la société requérante a été passé par le maire en méconnaissance de la délibération du conseil municipal n°08-2013 du 1er février 2013 ; lors de la procédure pénale engagée à son encontre, l'ancien maire de la commune a reconnu que l'objet initial du marché n'avait pas été respecté, de sorte qu'il aurait dû être annulé, que la plupart des habitations ayant fait l'objet de travaux dans le cadre de l'exécution du marché n'étaient en réalité pas insalubres mais présentaient seulement des problèmes de toiture et que la société attributaire, la société G.I.L, n'a pas établi de dossier technique approuvé par le maire ; dans son jugement du 23 février 2018, le tribunal correctionnel de Basse-Terre a également souligné que le représentant légal de la société G.I.L. avait reconnu avoir commis des fautes personnelles en faisant appel à de la sous-traitance sans la déclarer lors de la constitution de son dossier de candidature, en indiquant des chiffres d'affaires erronés, allant jusqu'à trois fois son chiffre d'affaires réel dans son dossier de candidature, en émettant des factures ne correspondant pas à la réalité des travaux exécutés afin de procéder rapidement à des cessions de créances, en sous-facturant et surfacturant certaines de ses prestations et en n'établissant pas de dossier technique qui devait être validé par la mairie ; dans son arrêt du 16 avril 2019, la cour d'appel de Basse-Terre a également admis qu'il avait été recouru à ce marché public dans des conditions parfaitement irrégulières et que l'élément intentionnel du délit de détournement de fonds publics était caractérisé ; l'illégalité de ce marché a donc été reconnue par les juridictions pénales, notamment en ce qu'il porte atteinte au principe de liberté de la commande publique et au principe d'égalité de traitement des candidats ; en raison de ces graves irrégularités, le conseil municipal a, par une délibération du 23 avril 2021, décidé de résilier le marché ; la créance dont se prévaut la société Boulogne Matériaux n'est donc pas fondée ;
- le montant de la créance dont se prévaut la société requérante est erroné, dès lors que le tribunal correctionnel de Basse-Terre a considéré que le représentant de la société G.I.L. avait procédé à des sous-facturations et des surfacturations concernant ce marché ;
- la créance dont se prévaut la société requérante est sérieusement contestable dès lors qu'outre les deux factures qu'elle affirme impayées, elle n'apporte aucun élément de preuve quant à la date effective de l'obligation de paiement et à la nature des prestations réalisées et elle ne produit pas l'attestation de réception des travaux.
Par un courrier du 28 mars 2024, les parties ont été informées, en application des dispositions de l'article R. 611-7 du code de justice administrative, que le jugement à intervenir était susceptible d'être fondé sur un moyen relevé d'office tiré de la nullité du marché de travaux conclu entre la commune de Terre-de-Haut et la société G.I.L.
Par un courrier du 3 avril 2024, les parties ont été informées, en application des dispositions de l'article R. 611-7 du code de justice administrative, que le jugement à intervenir était susceptible d'être fondé sur un moyen relevé d'office tiré de l'irrecevabilité des conclusions reconventionnelles de la commune de Terre-de-Haut tendant à l'annulation du marché conclu avec la société G.I.L., ces conclusions reconventionnelles relevant d'un litige distinct de celui soulevé par la société Boulogne Matériaux.
La société Boulogne Matériaux et la commune de Terre-de-Haut ont produit des observations en réponse à ces courriers le 9 avril 2024, qui ont été communiquées.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code civil ;
- le code de la commande publique ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Bentolila, conseillère,
- les conclusions de M. Lubrani, rapporteur public,
- les parties n'étant ni présentes, ni représentées.
Considérant ce qui suit :
1. Par acte d'engagement du 14 mars 2013, la commune de Terre-de-Haut a conclu avec la société G.I.L. construction - rénovation un marché public de travaux portant sur la réhabilitation d'habitations et de bâtiments communaux. En règlement des prestations exécutées, la société G.I.L. a émis plusieurs factures, dont les factures n°1FC14032016GILGIL en date du 14 mars 2016 et n°3FC30032016GIL en date du 30 mars 2016, pour des montants respectifs de 16 123,29 euros et 17 000 euros. Ces deux factures n'ont pas été réglées par la commune. En règlement de divers matériaux de construction, la société G.I.L a cédé à la société Boulogne Matériaux ces deux créances détenues sur la commune de Terre-de-Haut, d'un montant total de 33 123,29 euros, par deux actes sous seing privé en date des 22 mars et 27 juin 2016. Ces deux cessions de créances ont été notifiées à la commune de Terre-de-Haut les 22 avril et 12 juillet 2016, qui les a signées. Par un arrêt du 16 avril 2019, rendu après un jugement du tribunal correctionnel de Basse-Terre du 23 février 2018, la cour d'appel de Basse-Terre a notamment reconnu M. A B, ancien maire de Terre-de-Haut, coupable de détournement de fonds publics et d'atteinte à la liberté d'accès ou d'égalité des candidats concernant le marché public attribué à la société G.I.L. et l'a notamment condamné à verser à la commune la somme de 820 000 euros en réparation de son préjudice matériel. Le 23 avril 2021, la commune de Terre-de-Haut a résilié ce marché public. Par courrier du 4 novembre 2021, la société Boulogne Matériaux a demandé à la commune de Terre-de-Haut de lui verser la somme de 33 123,29 euros. Cette demande a été implicitement rejetée. Par la présente requête, elle demande au principal de condamner la commune de Terre-de-Haut à lui verser la somme de 33 123,29 euros.
Sur les conclusions indemnitaires :
2. Aux termes de l'article 1321 du code civil : " La cession de créance est un contrat par lequel le créancier cédant transmet, à titre onéreux ou gratuit, tout ou partie de sa créance contre le débiteur cédé à un tiers appelé le cessionnaire. / Elle peut porter sur une ou plusieurs créances présentes ou futures, déterminées ou déterminables. / Elle s'étend aux accessoires de la créance. / Le consentement du débiteur n'est pas requis, à moins que la créance ait été stipulée incessible. ". Aux termes de l'article 1323 du même code : " Entre les parties, le transfert de la créance s'opère à la date de l'acte. Il est opposable aux tiers dès ce moment. En cas de contestation, la preuve de la date de la cession incombe au cessionnaire, qui peut la rapporter par tout moyen. / () ". Aux termes de l'article 1324 du même code : " La cession n'est opposable au débiteur, s'il n'y a déjà consenti, que si elle lui a été notifiée ou s'il en a pris acte. / Le débiteur peut opposer au cessionnaire peut opposer au cessionnaire les exceptions inhérentes à la dette, telles que la nullité, l'exception d'inexécution, la résolution ou la compensation des dettes connexes. Il peut également opposer les exceptions nées de ses rapports avec le cédant avant que la cession lui soit devenue opposable, telles que l'octroi d'un terme, la remise de dette ou la compensation de dette non connexes. / () ".
3. Lorsque les parties soumettent au juge un litige relatif à l'exécution du contrat qui les lie, il incombe en principe à celui-ci, eu égard à l'exigence de loyauté des relations contractuelles, de faire application du contrat. Toutefois, dans le cas seulement où il constate une irrégularité invoquée par une partie ou relevée d'office par lui, tenant au caractère illicite du contenu du contrat ou à un vice d'une particulière gravité relative notamment aux conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement, il doit écarter le contrat et ne peut régler le litige sur le terrain contractuel.
4. L'autorité de la chose jugée appartenant aux décisions des juges répressifs devenues définitives qui s'impose aux juridictions administratives s'attache à la constatation matérielle des faits mentionnés dans le jugement et qui sont le support nécessaire du dispositif. La même autorité ne saurait, en revanche, s'attacher aux motifs d'un jugement de relaxe tirés de ce que les faits reprochés ne sont pas établis ou de ce qu'un doute subsiste sur leur réalité.
5. Il résulte de l'instruction que par un arrêt du 16 avril 2019, devenu définitif, la cour d'appel de Basse-Terre a reconnu M. A B, maire de la commune de Terre-de-Haut lors de la passation et de la conclusion du marché attribué à la société G.I.L rénovation, coupable de détournement de fonds publics concernant ce marché public. La cour s'est à ce titre fondée sur ce que le maire avait méconnu la délibération du conseil municipal du 1er février 2013 n°8/2013 par laquelle le conseil municipal de la commune n'avait institué que le principe d'une aide financière à l'amélioration de l'habitat insalubre, fixant la participation de la commune à 80% des dépenses éligibles à cette aide, dans la limite de 70 000 euros, tandis que le maire avait conclu le marché public litigieux d'une durée de trois ans, portant sur la " réhabilitation d'habitations et de bâtiments communaux ", en faisant disparaître la condition d'insalubrité des bâtiments. La cour a également retenu que les factures émises dans le cadre de ce marché, acceptées par le maire, s'élevaient au montant total de 1 391 055,88 euros. De plus, la cour a reconnu M. B coupable de délit de favoritisme envers la société G.I.L. après avoir relevé qu'il avait modifié l'objet du marché entre l'avis d'appel public à la concurrence publié dans un journal local le 23 février 2013, lequel portait sur la " réhabilitation de l'habitat insalubre ", et l'acte d'engagement signé le 14 mars 2013, portant sur un marché public de travaux relatif à la " réhabilitation d'habitations de bâtiments communaux ". La cour a également relevé que l'ancien maire avait lui-même reconnu ne pas avoir réuni la commission d'appel d'offres, qu'il avait directement approché le gérant de la société G.I.L, avait accepté son offre déposée le 8 mars 2013, soit avant la date limite de réception des offres, dès le 13 mars 2013 et que l'acte d'engagement avait ensuite été signé le 14 mars 2013. Compte tenu de ces éléments, la cour a considéré que M. B avait procuré à la société G.I.L. un avantage injustifié. Enfin, la cour a, contrairement au tribunal correctionnel, relaxé le gérant de la société G.I.L. des fins de poursuites engagées à son encontre.
6. Il résulte des éléments exposés au point précédent que le consentement de la commune de Terre-de-Haut dans la conclusion du marché public attribué à la société G.I.L. a été vicié, son conseil municipal n'ayant pas autorisé son maire à conclure un marché public portant sur la réhabilitation d'habitations et de bâtiments communaux mais ayant seulement institué le principe de création d'une aide financière aux administrés pour la rénovation de l'habitat insalubre, pour un montant maximal de 70 000 euros. En outre, des vices d'une particulière gravité entachent la procédure de passation du marché public litigieux. D'une part, l'objet du marché litigieux a été modifié en cours de passation, l'avis d'appel public à la concurrence publié le 23 février 2012 portant sur un marché relatif à la " réhabilitation de l'habitat insalubre ", tandis que l'acte d'engagement signé le 14 mars 2013 porte sur un marché pour la " réhabilitation d'habitations et de bâtiments communaux ". D'une part, la commission d'appel d'offres n'a jamais été réunie. Ces vices étant d'une particulière gravité, le marché public attribué par la commune de Terre-de-Haut à la société G.I.L. le 14 mars 2013 est nul et doit dès lors être écarté, de sorte que le présent litige ne peut être réglé sur le terrain contractuel.
7. Dès lors que la société Boulogne Matériaux, cessionnaire de deux créances trouvant leur origine dans l'exécution du marché public précité, ne peut être regardée comme se prévalant d'un fondement de responsabilité autre que la responsabilité contractuelle de la commune de Terre-de-Haut, ses conclusions indemnitaires ne peuvent qu'être rejetées.
Sur les conclusions reconventionnelles de la commune de Terre-de-Haut :
8. Des conclusions reconventionnelles sont recevables si elles ne soumettent pas au juge un litige distinct de celui soulevé par la requête.
9. Les conclusions de la commune de Terre-de-Haut tendant à l'annulation du marché public conclu avec la société G.I.L. construction - rénovation le 14 mars 2013 pour la réhabilitation d'habitations et de bâtiments communaux portent sur un litige distinct de celui soulevé par la requête de la société Boulogne Matériaux, qui tend à la condamnation de la commune de Terre-de-Haut à lui verser la somme de 33 123,29 euros en exécution de ce contrat. Par suite, ces conclusions sont irrecevables et doivent être rejetées comme telles.
Sur les frais liés au litige :
10. D'une part, la présente instance n'ayant généré aucun dépens au sens des dispositions de l'article R. 761-1 du code de justice administrative, les conclusions de la commune de Terre-de-Haut tendant à la condamnation de la société Boulogne Matériaux au paiement des entiers dépens doivent être rejetées.
11. D'autre part, les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de la commune de Terre-de-Haut, qui n'a pas la qualité de partie perdante, la somme que la société Boulogne Matériaux demande au titre exposés et non compris dans les dépens. De plus, il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de la société Boulogne Matériaux la somme demandée par la commune de Terre-de-Haut au même titre.
D E C I D E :
Article 1er : La requête de la société Boulogne Matériaux est rejetée.
Article 2 : Les conclusions présentées par la commune de Terre-de-Haut à titre reconventionnel et sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 3 : Le présent jugement sera notifié à la société par actions simplifiée Boulogne Matériaux et à la commune de Terre-de-Haut.
Copie en sera adressée pour information à la société G.I.L. Construction.
Délibéré après l'audience du 11 avril 2024 à laquelle siégeaient :
- Mme Nadège Mahé, présidente,
- Mme Hélène Bentolila, conseillère,
- Mme Kenza Bakhta, conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 2 mai 2024.
La rapporteure,
Signé
H. BENTOLILALa présidente,
Signé
N. MAHE
La greffière,
Signé
A. CETOL
La République mande et ordonne au préfet de la Guadeloupe, en ce qui le concerne, ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme,
L'adjointe de la greffière en chef,
Signé
A. Cétol