CE, 05/06/2023, n°464879

Vu la procédure suivante :

La commune de Forges-les-Eaux (Seine-Maritime) a demandé au tribunal administratif de Rouen de condamner la société anonyme (SA) Groupe Bigard à lui verser une indemnité de 1 478 009,60 euros en réparation du préjudice qu'elle estime avoir subi du fait de l'occupation irrégulière par cette société de l'abattoir municipal et de ses dépendances au titre de la période du 1er mars 2010 au 19 novembre 2015, et des frais exposés pour leur remise en état. Par un jugement n° 1703462 du 30 janvier 2020, ce tribunal a condamné cette société à verser à la commune la somme de 1 147 294,40 euros.

Par un arrêt n° 20DA00590 du 12 avril 2022, la cour administrative d'appel de Douai a rejeté l'appel formé par la société Groupe Bigard contre ce jugement.

Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 13 juin et 13 septembre 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Groupe Bigard demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à son appel ;

3°) de mettre à la charge de la commune de Forges-les-Eaux la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- le code général de la propriété des personnes publiques ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Sébastien Ferrari, maître des requêtes en service extraordinaire,

- les conclusions de M. Romain Victor, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Bauer-Violas - Feschotte-Desbois - Sebagh, avocat de la société Groupe Bigard ;

Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis au juge du fond que la commune de Forges-les-Eaux a demandé au tribunal administratif de Rouen de condamner la société Groupe Bigard à l'indemniser, d'une part, à raison du préjudice qu'elle estime avoir subi du fait de l'occupation sans titre, entre le 1er mars 2010 et le 19 novembre 2015, d'un abattoir et d'un atelier de découpe constituant des dépendances de son domaine public, d'autre part, à raison des frais exposés pour la remise en état de ces locaux. Par un jugement du 30 janvier 2020, ce tribunal a condamné la société à verser à la commune la somme totale de 1 147 294,40 euros à ces deux titres, assortie des intérêts moratoires. La société Groupe Bigard se pourvoit en cassation contre l'arrêt du 12 avril 2022 par lequel la cour administrative d'appel de Douai a rejeté l'appel qu'elle avait formé contre ce jugement.

Sur l'arrêt attaqué en tant qu'il statue sur la demande de réparation du préjudice résultant de l'occupation sans titre du domaine public :

2. Aux termes de l'article L. 2122-1 du code général de la propriété des personnes publiques : " Nul ne peut, sans disposer d'un titre l'y habilitant, occuper une dépendance du domaine public d'une personne publique mentionnée à l'article L. 1 ou l'utiliser dans des limites dépassant le droit d'usage qui appartient à tous ". Aux termes de l'article L. 2125-1 du même code : " Toute occupation ou utilisation du domaine public d'une personne publique mentionnée à l'article L. 1 donne lieu au paiement d'une redevance () ". Aux termes de l'article L. 2125-3 de ce code : " La redevance due pour l'occupation ou l'utilisation du domaine public tient compte des avantages de toute nature procurés au titulaire de l'autorisation ". L'occupation sans droit ni titre d'une dépendance du domaine public constitue une faute commise par l'occupant qui l'oblige à réparer le dommage causé au gestionnaire de ce domaine par cette occupation irrégulière. Le gestionnaire du domaine public est fondé à réclamer à ce titre à l'occupant irrégulier une indemnité compensant les revenus qu'il aurait pu percevoir d'un occupant régulier pendant cette période. A cette fin, il doit rechercher le montant des redevances qui auraient été appliquées si l'occupant avait été placé dans une situation régulière, soit par référence à un tarif existant, lequel doit tenir compte des avantages de toute nature procurés par l'occupation du domaine public, soit, à défaut de tarif applicable, par référence au revenu, tenant compte des mêmes avantages, qu'aurait pu produire l'occupation régulière de la dépendance concernée du domaine public.

En ce qui concerne la période du 1er mars 2010 au 15 novembre 2011 :

3. Lorsque l'autorité gestionnaire du domaine public n'a pas mis l'occupant irrégulier en demeure de quitter les lieux, ne l'a pas invité à régulariser sa situation ou a entretenu à son égard une ambiguïté sur la régularité de sa situation, ces circonstances, si elles ne sauraient faire obstacle, dans son principe, au droit du gestionnaire du domaine public à la réparation du dommage résultant de cette occupation irrégulière, sont de nature, le cas échéant, à constituer une cause exonératoire de la responsabilité de l'occupant, dans la mesure où ce comportement du gestionnaire serait constitutif d'une faute.

4. La société Groupe Bigard soutenait devant la cour administrative d'appel qu'elle devait être exonérée de sa responsabilité au titre de la période du 1er mars 2010 au 15 novembre 2011 au motif que la commune avait commis une faute en entretenant à son égard une ambiguïté sur la régularité de sa situation. En particulier, cette société faisait valoir qu'après avoir, par des délibérations des 7 novembre 2005, 30 mars 2006 et 2 juin 2008, autorisé la cession pour un euro symbolique, au profit de la société Arcadie Centre Est, aux droits de laquelle elle est venue, puis à son profit, de l'abattoir et de l'atelier de découpe, la commune s'était abstenue de lui réclamer une redevance au titre de l'occupation de ces dépendances et que cette situation s'était poursuivie sans changement jusqu'au 15 novembre 2011, date à laquelle le conseil municipal avait rapporté ces délibérations. Pour écarter cette argumentation, la cour s'est fondée sur ce que la société Groupe Bigard ne pouvait utilement se prévaloir d'actes pris par la commune avant le début de la période au titre de laquelle l'indemnité d'occupation était demandée. En refusant de tenir compte de ces éléments pour apprécier l'existence d'une faute de nature à justifier que la société Groupe Bigard soit exonérée, en tout ou partie, de sa responsabilité à raison de l'occupation irrégulière du domaine public pour la période du 1er mars 2010 au 15 novembre 2011, alors qu'elle n'avait pas relevé de changement dans le comportement de la commune à compter du 1er mars 2010, la cour a commis une erreur de droit.

En ce qui concerne la période du 15 novembre 2011 au 19 novembre 2015 :

5. En premier lieu, c'est sans commettre d'erreur de droit que la cour a tenu compte, pour fixer le montant de l'indemnité d'occupation, d'un rapport d'expertise établi à la demande de la commune de Forges-les-Eaux en vue de déterminer la valeur locative au mètre carré de l'ensemble immobilier en cause, alors même que ce rapport, qui été soumis au débat entre les parties au cours de l'instance, n'aurait pas été établi contradictoirement.

6. En deuxième lieu, il ressort des pièces du dossier soumis au juge du fond que l'estimation, par l'expert désigné par la commune, de la valeur locative de ces installations prenait en compte l'ensemble de la période au titre de laquelle l'indemnité d'occupation était due par la société requérante. Par suite, manque en fait le moyen tiré de ce que la cour aurait évalué le préjudice subi par la commune en prenant uniquement en compte la valeur locative à la date à laquelle cette expertise a été établie, le 9 octobre 2018.

7. En troisième lieu, la cour a déterminé le montant du préjudice subi par la commune en se fondant sur une valeur locative annuelle des installations litigieuses de 184 000 euros, établie à partir d'une estimation de la valeur locative moyenne des locaux industriels situés dans les départements de la Seine-Maritime et de l'Oise, à laquelle ont été appliqués un coefficient d'abattement pour ancienneté des constructions et une majoration pour équipements spécialisés et en tenant compte de facteurs physiques, économiques et juridiques susceptibles d'avoir exercé une influence sur les avantages de toute nature pouvant être retirés de l'exploitation du site. En statuant ainsi, la cour, qui a porté sur les faits de l'espèce une appréciation souveraine non entachée de dénaturation, n'a pas méconnu les règles rappelées au point 2.

8. En quatrième lieu, en écartant les différents termes de comparaison proposés par la société Groupe Bigard pour déterminer la valeur locative des installations litigieuses aux motifs qu'elle n'alléguait pas de leur caractère comparable, qu'il s'agissait de locaux d'une structure coopérative d'intérêt collectif dont le schéma économique ne pouvait être transposé au cas d'espèce, ou encore que les loyers de ces termes de comparaison ne tenaient pas compte des avantages de toute nature procurés par l'occupation du domaine public, la cour administrative d'appel a porté sur les faits de l'espèce une appréciation souveraine non entachée de dénaturation.

9. En dernier lieu, en jugeant que la société n'était pas fondée à soutenir que l'expertise du 9 octobre 2018 et, par suite, la délibération du conseil municipal de Forges-les-Eaux du 29 novembre 2018 fixant le montant de l'indemnité devant lui être réclamée étaient entachées d'erreur manifeste d'appréciation en ce qu'elles n'avaient pas prévu une décote du montant de la redevance à partir de la date à laquelle elle avait cessé d'exploiter le site, la cour administrative d'appel, qui n'a pas méconnu l'étendue du contrôle qu'il lui appartenait d'exercer, n'a pas entaché son arrêt de dénaturation.

Sur l'arrêt attaqué en tant qu'il statue sur la demande de réparation du préjudice résultant des frais de remise en état du domaine public :

10. La cour a estimé que, dans le dernier état de leurs conclusions, les parties se satisfaisaient mutuellement du montant fixé par le jugement à la somme de 95 408,40 euros toutes taxes comprises - soit un montant de 79 507 euros hors taxes. En statuant ainsi, alors que la société Groupe Bigard concluait en appel, à titre principal, au rejet de la demande d'indemnisation de la commune de Forges-les-Eaux et, à titre subsidiaire, à ce que le montant mis à sa charge à ce titre n'excède pas la somme de 79 412 euros hors taxes, la cour s'est méprise sur la portée des écritures qui lui étaient soumises.

11. Il résulte de tout ce qui précède que la société Groupe Bigard est seulement fondée à demander l'annulation de l'arrêt qu'elle attaque en tant qu'il statue, d'une part et sans qu'il soit besoin de se prononcer sur l'autre moyen de son pourvoi dirigé contre les motifs correspondants, sur le montant de l'indemnité due à raison de l'occupation sans droit ni titre du domaine public au cours de la période comprise entre le 1er mars 2010 et le 15 novembre 2011 et, d'autre part, sur le mondant de l'indemnité due à raison des frais de remise en état du domaine public.

12. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de la commune de Forges-les-Eaux une somme de 1 500 euros à verser à la société Groupe Bigard au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

D E C I D E :

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Article 1er : L'arrêt du 12 avril 2022 de la cour administrative d'appel de Douai est annulé en tant qu'il statue, d'une part, sur le montant de l'indemnité due à raison de l'occupation sans droit ni titre du domaine public au cours de la période comprise entre le 1er mars 2010 et le 15 novembre 2011 et, d'autre part, sur le montant de l'indemnité due à raison des frais de remise en état du domaine public.

Article 2 : L'affaire est renvoyée, dans cette mesure, à la cour administrative d'appel de Douai.

Article 3 : La commune de Forges-les-Eaux versera à la société Groupe Bigard la somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 4 : Le surplus des conclusions du pourvoi de la société Groupe Bigard est rejeté.

Article 5 : La présente décision sera notifiée à la commune de Forges-les-Eaux et à la société anonyme Groupe Bigard.ULPCVLH7