TA de la Polynésie française, 08 décembre 2023, n° 2300538


REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
 

 

Vu la procédure suivante :

Par une requête enregistrée le 24 novembre 2023, complétée par un mémoire enregistré le 6 décembre 2023, la Selarl Island Studio Architecture, représentée par Me Holterbach, demande au juge des référés :

1°) d'enjoindre à l'Agence publique pour l'immobilier de la Justice (APIJ) de lui transmettre les motifs de rejet de la candidature du groupement dont elle est le mandataire ;

2°) d'annuler la décision de rejet de la candidature du groupement dont elle est le mandataire pour le marché de maîtrise d'œuvre de construction de la cité judiciaire de Papeete;

3°) d'annuler partiellement la procédure de passation du marché de maîtrise d'œuvre ;

4°) d'enjoindre à l'APIJ de reprendre la procédure de passation en cause au stade de l'analyse et de la sélection des candidatures admises à participer à la suite du concours ;

5°) de mettre à la charge de l'APIJ la somme de 590 000 F CFP en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- l'information donnée par l'APIJ au groupement requérant sur les motifs de rejet de son offre est très insuffisante, puisque rien n'est dit sur la teneur de l'évaluation, par le jury, de la candidature du groupement ; le moyen n'est pas inopérant dès lors que l'article R. 2162-16 du CCP énonce que les candidats non retenus en sont informés ; le moyen est fondé dès lors que l'information sur les votes ne permet pas de comprendre les motifs du rejet ;

- la procédure suivie souffre d'un défaut de transparence ; l'APIJ s'est réservée une liberté de choix parfaitement discrétionnaire ; l'APIJ n'a pas défini de méthode de notation objective pour le critère de la " qualité des références " ;

- il n'est pas justifié que les quatre candidatures admises à participer à la suite de la procédure respectaient effectivement les exigences cumulatives posées par l'annexe I à l'AAPC, que le mandataire des groupements soit un architecte polynésien, respectant ainsi l'obligation réglementaire posée par le décret n° 47-1154 du 25 juin 1947 réglementant la profession d'architecte dans les territoires relevant du ministère de la France d'outre-mer ; deux groupements ont été irrégulièrement retenus faute d'avoir un mandataire inscrit à l'ordre des architectes de Polynésie française ;

- le monopole de maîtrise d'œuvre conféré aux architectes polynésiens par le décret du 25 juin 1947 vise d'une part, à protéger l'exercice des architectes de Polynésie française de la concurrence extérieure, d'autre part, et surtout, à tenir compte des spécificités locales dans la composition des édifices qui sont nombreuses dans les territoires d'outre-mer ;

- l'article 3 3° du décret du 25 juin 1947 qui pose comme condition à remplir pour pouvoir porter le titre d'architecte d'être " inscrit au tableau de l'ordre des architectes dans la circonscription dont il dépend " implique nécessairement l'inscription au tableau de l'ordre de Polynésie française ;

- le groupement dont elle est le mandataire subit, du fait des irrégularités exposées ci-avant, et alors que lui respecte les conditions règlementaires et de l'appel d'offres, une lésion, au sens des dispositions de l'article L. 551-10 du code de justice administrative, en ce qu'il a été irrégulièrement évincé d'une procédure qui aurait pu lui permettre d'être désigné lauréat du concours, et, ce faisant, attributaire du marché de maîtrise d'œuvre ;

Par un mémoire en défense, enregistré le 5 décembre 2023, l'Agence publique pour l'immobilier de la Justice (APIJ), représentée par Me Gagey, conclut au rejet de la requête et à ce que soit mise à la charge de la société Selarl Island Studio Architecture une somme de 500 000 FCFP au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- les articles R. 2181-1 et R. 2181-3 du code de la commande publique ne sont applicables qu'aux procédures de passation, ce que ne constitue pas la procédure de concours, qui est une technique d'achat ; au demeurant le moyen n'est pas fondé car la lettre du 3 août 2023 de l'APIJ détaille les raisons pour lesquelles la candidature du groupement dont la société Island Studio est mandataire n'a pas été admise à concourir, à la suite d'un vote du jury sur la qualité des références ; à toutes fins utiles et bien que cette information ne soit pas requise elle communique l'identité des 4 candidats admis à concourir ;

- le principe de transparence de la commande publique n'est pas méconnu ; les candidats ont reçu une information appropriée sur les critères de sélection dans l'article B " critères objectifs de limitation du nombre de candidats " de l'annexe 1 de l'AAPC ; il ne lui appartenait pas de préciser les conditions de mise en œuvre des critères de sélection des candidatures ; le critère relatif à la qualité des références est parfaitement admissible pour la sélection des candidatures ; il est parfaitement inexact de prétendre que l'APIJ se serait laissée une liberté de choix discrétionnaire puisqu'elle n'a fait que suivre l'avis motivé du jury ;

- il ne résulte aucunement de l'article 3 du décret 47-1154 du 25 juin 1947 réglementant la profession d'architecte dans les territoires relevant de la France d'outre-mer que seuls les architectes inscrits à l'ordre des architectes de Polynésie peuvent exercer l'activité d'architecte en Polynésie, ni que le mandataire du groupement doive être inscrit à l'Ordre des architectes de Polynésie :

- le décret de 1947 vise nullement à protéger les architectes de la Polynésie française de la concurrence extérieure ou à tenir compte des spécificités locales des édifices mais uniquement à réglementer une profession qui ne l'était pas puisque la loi du 31 décembre 1940 instituant l'ordre des architectes et réglementant le titre et la profession d'architecte ne s'appliquait qu'en métropole ;

- une autre interprétation du décret de 1947 serait contraire à l'article 56 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) qui prévoit que " les restrictions à la libre prestation des services à l'intérieur de l'Union sont interdites à l'égard des ressortissants des États membres établis dans un État membre autre que celui du destinataire de la prestation ";

- en toute hypothèse, le moyen manque en fait en l'espèce puisqu'à supposer que l'article 3 du décret du 24 juin 1947 impose le recours à un architecte inscrit à l'ordre des architectes de Polynésie française, les quatre candidats admis à présenter une offre ont dans leur groupement un architecte inscrit à l'ordre des architectes de Polynésie française ;

- à supposer que l'article 3 du décret 47-1154 du 25 juin 1947 réserve l'exercice de la profession d'architecte en Polynésie française à des architectes inscrits à l'ordre des architectes de Polynésie française, rien dans ce décret n'impose que celui-ci soit le mandataire d'un groupement de maîtrise d'œuvre ; une telle exigence ne pourrait découler que des documents de la consultation et tel n'est pas le cas ;

Vu la communication de la requête aux mandataires des quatre groupements sélectionnés : le groupement constitué de Rw Architectes, Segond Guyon Architectes, Luséo Pacific, LTPP, Lasa, et dont le mandataire est Segond-Guyon Architectes ; le groupement constitué de BS Archi, Ignacio Prego Architectures, Plan 01, Plan 02, Luséo Pacific, Ltpp, Acoustique Vivé, Solution Sécurité Incendie Eric Moncombe, Noble Demay et associé, Mazet et associés, et dont le mandataire est Ignacio Prego Architectures ; le groupement constitué de Aia Architectes, Corail Architecture, Pacific Landscape Design, Luséo Pacific, Tahiti Acoustique, et dont le mandataire est Corail Architecture ; le groupement constitué de Bertrand Portier Architecte, SR Engineering, Polynésie Ingénierie, Spibat, Apigeo, Tahiti Acoustique, C3r, Solution Sécurité Incendie Eric Moncombe, et dont le mandataire est Bertrand Portier Architecte.

Vu :

- les autres pièces du dossier ;

Vu :

- le traité sur l'Union européenne ;

- la loi organique n° 2004-192 du 27 février 2004 ;

- le code de la commande publique ;

- la loi du 31 décembre 1940 instituant l'ordre des architectes et réglementant le titre et la profession d'architecte modifiée ;

- la loi n° 77-2 du 3 janvier 1977 sur l'architecture

- le décret 47- 1154 du 25 juin 1947 ;

- l'arrêté du 30 avril 1975 instituant un conseil régional de l'Ordre des architectes en Polynésie française ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience le 6 décembre 2023 à 14h.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Devillers, juge des référés,

- Me Gourdon, représentant la société Selarl Island Studio Architecture, qui a repris les moyens et arguments exposés dans les écritures de Me Holterbach.

La clôture de l'instruction a été prononcée à l'issue de l'audience.

Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article L. 551-24 du code de justice administrative : " () en Polynésie française (), le président du tribunal administratif, ou le magistrat qu'il délègue, peut être saisi en cas de manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles est soumise la passation des marchés et contrats publics en vertu de dispositions applicables localement. / Les personnes habilitées à agir sont celles qui ont un intérêt à conclure le contrat et qui sont susceptibles d'être lésées par ce manquement, ainsi que le haut-commissaire de la République dans le cas où le contrat est conclu ou doit être conclu par une collectivité territoriale ou un établissement public local. / Le président du tribunal administratif peut être saisi avant la conclusion du contrat. Il peut ordonner à l'auteur du manquement de se conformer à ses obligations et suspendre la passation du contrat ou l'exécution de toute décision qui s'y rapporte. Il peut également annuler ces décisions et supprimer les clauses ou prescriptions destinées à figurer dans le contrat et qui méconnaissent lesdites obligations. Dès qu'il est saisi, il peut enjoindre de différer la signature du contrat jusqu'au terme de la procédure et pour une durée maximum de vingt jours. / Le président du tribunal administratif ou son délégué statue en premier et dernier ressort en la forme des référés. ".

2. L'Agence publique pour l'immobilier de la Justice (APIJ) a publié un avis d'appel public à concurrence (AAPC) le 9 mars 2023 en vue de la passation du marché de maîtrise d'œuvre relatif à l'opération de construction de la cité judiciaire de Papeete, soit un concours restreint, avec un nombre de candidats admis à concourir limité à quatre participants. Treize candidatures ont été présentées dont celle du groupement requérant composé des sociétés Island Studio Architecture, mandataire, Rougerie Tangram, Island Studio ingénierie, Luséo Pacific Solutions Sécurité Incendie, Laboratoire des travaux publics de Polynésie et GESCEM. Par un courrier du 13 juillet 2023, l'APIJ a informé la société Island Studio Architecture que sa candidature n'avait pas été retenue. La société Island Studio Architecture demande au juge des référés d'annuler cette décision et d'annuler partiellement la procédure de passation du marché de maîtrise d'œuvre.

Sur les conclusions à fin d'annulation :

3. Aux termes de l'article 1er du décret n° 47-1154 du 25 juin 1947 réglementant la profession d'architecte dans les territoires relevant du ministère de la France d'outre-mer : " Le présent décret a pour objet la réglementation de la profession d'architecte et l'extension de l'autorité de l'ordre des architectes dans les territoires relevant du ministère de la France d 'outre-mer, autres que l'Indochine. Les architectes exerçant leur activité dans les territoires susvisés sont désignés aux articles suivants par le terme " l'architecte " ". Aux termes de l'article 3 de ce décret : " Nul ne peut porter le titre d'architecte ni exercer la profession d'architecte dans les territoires susvisés s'il ne remplit pas les conditions suivantes : 1° Être possesseur d'un titre ou d'un diplôme officiel donnant le droit d'exercer cette profession dans toute l'étendue de la métropole ou de son pays d'origine, ou de la nation dont il est le ressortissant, à la condition que la profession y ait été réglementée et que la législation de ladite nation comporte une clause de réciprocité. () 2° Jouir de ces droits civils ; 3° Être inscrit au tableau de l'ordre des architectes dans la circonscription dont il dépend ". Aux termes de l'article 7 : " a) Il est créé, dans les territoires susvisés, des conseils régionaux de l'ordre des architectes dépendant du conseil supérieur de l'ordre des architectes de la métropole ; b) Ces conseils sont constitués par les architectes remplissant les conditions fixées à l'article 3 ci-dessus () ". Aux termes de son article 8 : " L'inscription au tableau de l'ordre prévue à l'article`3 est faite par le conseil régional chargé d'examiner si l'intéressé présente en plus des conditions précédemment énumérées les qualités et les garanties de moralité nécessaires. Elle est effectuée selon la procédure faisant l'objet des articles 10, 11, 12 et 14 de l'acte dit loi du 31 décembre 1940, provisoirement applicable () ". Aux termes de l'article 10 de ladite loi du 31 décembre 1940 instituant l'ordre des architectes et réglementant le titre et la profession d'architecte : " Dans chaque circonscription, le conseil régional dresse un tableau des architectes () ". Aux termes de son article 11 : " L'inscription au tableau est demandée par les architectes au conseil régional de la circonscription dans laquelle ils sont établis () ". Son article 14 dispose : " Au cas de changement de domicile, l'inscription est transférée à la diligence de l'intéressé, au tableau de la nouvelle circonscription dont il dépend. L'inscription au tableau d'une circonscription donne le droit d'exercer la profession sur l'ensemble du territoire. Dans le cas où un architecte désire exercer dans une circonscription autre que celIe dans laquelle il est inscrit, il doit en aviser ait préalable le conseil régional de cette circonscription sous le contrôle duquel il est alors placé ".

4. Aux termes de l'article III.2.1 de l'AAPC : " l'équipe de maîtrise d'œuvre devra être composée d'une personne habilitée à exercer la compétence prévue à l'article 3 du décret 47-1154 du 25 juin 1947 ". Aux termes de l'article VI.3: " en cas de groupement conjoint, le mandataire devra être solidaire de ses cotraitants pour ses obligations contractuelles à l'égard du maître d'ouvrage en ce qui concerne l'exécution du marché, ce dernier étant obligatoirement la personne habilitée à l'exercice de la profession d'architecte ". Enfin, l'article A III.1.1 de l'annexe 1 à l'AAPC dispose : " Habilitations à exercer l'activité professionnelle () : iii " une référence de l'inscription à l'ordre des architectes de Polynésie française et/ou de l'ordre des architectes en cours de validité (ou équivalent selon la règlementation en vigueur pour les candidats non-établis en France) pour l'architecte uniquement ".

5. Il résulte de la combinaison de ces dispositions, ainsi que le soutient la société Island Studio Architecture et sans que l'APIJ puisse utilement se prévaloir, au demeurant sans autres précisions, du principe de libre circulation résultant du droit de l'Union européenne, que, d'une part, l'exercice de la profession d'architecte en Polynésie française implique d'y être inscrit au tableau de l'ordre des architectes, d'autre part et nécessairement, que le mandataire doit, comme tout architecte membre du groupement, être un architecte justifiant d'une telle inscription.

6. En l'espèce, il n'est pas contesté par l'APIJ que deux des groupements dont la candidature a été retenue, les groupements Segond-Guyon Architectes et Bs Archi Ignacio Prego Architectures ont pour mandataire un architecte qui n'est pas inscrit au tableau de l'ordre des architectes polynésiens. La société Island Studio Architecture, dont la candidature a été écartée et qui est nécessairement lésée par ce manquement est, par suite, fondée, sans qu'il soit besoin de statuer sur les autres moyens de la requête, à demander l'annulation de la décision de rejet de la candidature du groupement dont elle est le mandataire et, eu égard à la contrariété des mentions de l'article A III.1.1 de l'annexe 1 à l'AAPC avec celles du décret du 25 juin 1947, la procédure de passation du marché de maîtrise d'œuvre dans son intégralité.

Sur les conclusions à fin d'injonction :

7. Il n'y a pas lieu, eu égard à ce qui précède, d'enjoindre à l'APIJ de reprendre la procédure de passation du concours de maîtrise d'œuvre au stade de l'analyse et de la sélection des candidatures.

Sur les frais du litige :

8. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'APIJ une somme de 150 000 FCFP à verser à la société Island Studio Architecture au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Il n'y a pas lieu, en revanche, sur le fondement de ces dispositions, de mettre à la charge de la société requérante une somme à verser à l'Agence publique pour l'immobilier de la Justice.

ORDONNE :

Article 1er : La décision de rejet de la candidature du groupement dont la Selarl Island Studio Architecture est le mandataire, ensemble la procédure de passation du marché de maîtrise d'œuvre pour la construction de la cité judiciaire de Papeete sont annulées.

Article 2 : L'Agence publique pour l'immobilier de la Justice versera à la société Selarl Island Studio Architecture une somme de 150 000 FCFP au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.

Article 4 : Les conclusions de l'Agence publique pour l'immobilier de la Justice au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 5 : La présente ordonnance sera notifiée à la Selarl Island Studio Architecture, à l'Agence publique pour l'immobilier de la Justice, au groupement Rw Architectes - Segond Guyon Architectes et autres, au groupement Bs Archi - Ignacio Prego Architectures et autres, au groupement Aia Architectes - Corail Architecture et autres et au groupement Bertrand Portier Architecte - Sr Engineering et autres.

Fait à Papeete, le 8 décembre 2023.

Le juge des référés,

P. Devillers

La République mande et ordonne au haut-commissaire de la République en Polynésie française en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Pour expédition conforme,

Un greffier,