Vu la procédure suivante :
Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 5 et 22 juillet 2024, la société par actions simplifiée (SAS) Eurovia Bourgogne-Franche-Comté, représentée par Me Hourcabie, demande au juge des référés :
1°) d'annuler, sur le fondement des articles L. 551-1 et L. 551-2 du code de justice administrative, à compter de la phase d'analyse des offres, la procédure, lancée par le département de la Haute-Saône, de passation d'accords-cadres de fourniture, de fabrication, de transport et de mise en œuvre d'enrobés ;
2°) d'annuler, sur le même fondement la décision par laquelle le département de la Haute-Saône a rejeté ses offres ;
3°) de mettre à la charge du département de la Haute-Saône une somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
La société requérante soutient que son offre n'était pas irrégulière dès lors que:
- elle a produit avec son offre des références pour des grave-bitume 0/14 d'assise de classe 4 et pour du béton bitumeux semi-grenu (BBSG) 0/10 de roulement de classe 3, c'est-à-dire les classes les plus élevées de chaque formule ;
- la classe de résistance de la grave-bitume ou du BBSG ne dépend pas de la centrale de production, mais des matériaux qu'elle mélange selon la formule élaborée de sorte que si des références devaient être exigées, elles auraient dû porter sur la classe la plus élevée et pas sur un grave-bitume 0/14 d'assise de classe 3 et un BBSG 0/10 de roulement de classe 2 ;
- la demande de références de chantier était dénuée de tout lien avec le critère de la " prise en compte du développement durable " puisque ce critère vise uniquement à mesurer la capacité des centrales de production à recycler des agrégats anciens ; il n'était donc pas nécessaire de demander aux candidats des références pour des classes de résistance spécifique de grave-bitume et de BBSG.
Par un mémoire distinct, enregistré le 8 juillet 2024, présenté au titre des dispositions de l'article R. 412-2-1 du code de justice administrative, la société requérante a versé aux débats des pièces confidentielles qu'elle indique être couvertes par le secret des affaires et demandé qu'elles soient soustraites au contradictoire.
Par un mémoire en défense, enregistré le 19 juillet 2024, le département de la Haute-Saône, représenté par son président, conclut au rejet de la requête et à ce qu'il soit mis à la charge de la requérante une somme de 493 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code justice administrative.
Le département de la Haute-Saône soutient que les moyens soulevés ne sont pas fondés.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code de la commande publique ;
- le code de justice administrative.
La présidente du tribunal administratif a désigné M. B en application de l'article L. 511-2 du code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Au cours de l'audience publique qui s'est tenue le 22 juillet 2024 en présence de Mme Chiappinelli, greffière, M. B a lu son rapport et entendu les observations de :
- Me Hourcabie, représentant la SAS Eurovia Bourgogne-Franche-Comté ;
- Mme D, Mme A et M. C, représentant le département de la Haute-Saône.
La clôture de l'instruction a été prononcée à l'issue de l'audience.
Considérant ce qui suit :
1. Début 2024, le département de la Haute-Saône a lancé un marché public ayant pour objet la fourniture, la fabrication, le transport et la mise en œuvre d'enrobés sur l'ensemble du réseau routier départemental, sur les véloroutes départementales, sur le réseau routier national (pour les travaux dont la maitrise d'ouvrage a été transférée au département) et pour tout autre projet porté par le département. Ce marché était un accord cadre composé de 4 lots géographiques. La SAS Eurovia Bourgogne-Franche-Comté a déposé une offre pour chaque lot. Par un courrier du 27 juin 2024, le département de la Haute-Saône a informé cette société, que ses offres jugées irrégulières, n'ont pas été examinées ni classées. Par le présent recours, la SAS Eurovia Bourgogne-Franche-Comté demande au juge des référés, saisi sur le fondement des dispositions de l'article L. 551-1 du code de justice administrative, d'annuler la procédure de passation du marché.
Sur les conclusions présentées sur le fondement des articles L. 551-1 et L. 551-2 du code de justice administrative :
2. Aux termes de l'article L. 551-1 du code de justice administrative : " Le président du tribunal administratif, ou le magistrat qu'il délègue, peut être saisi en cas de manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles est soumise la passation par les pouvoirs adjudicateurs de contrats administratifs ayant pour objet l'exécution de travaux, la livraison de fournitures ou la prestation de services, avec une contrepartie économique constituée par un prix ou un droit d'exploitation, la délégation d'un service public ou la sélection d'un actionnaire opérateur économique d'une société d'économie mixte à opération unique. / Le juge est saisi avant la conclusion du contrat ". L'article L. 551-2 du même code dispose que : " Le juge peut ordonner à l'auteur du manquement de se conformer à ses obligations et suspendre l'exécution de toute décision qui se rapporte à la passation du contrat, sauf s'il estime, en considération de l'ensemble des intérêts susceptibles d'être lésés et notamment de l'intérêt public, que les conséquences négatives de ces mesures pourraient l'emporter sur leurs avantages. Il peut, en outre, annuler les décisions qui se rapportent à la passation du contrat et supprimer les clauses ou prescriptions destinées à figurer dans le contrat et qui méconnaissent lesdites obligations ".
3. Il appartient au juge administratif, saisi en application de l'article L. 551-1 du code de justice administrative, de se prononcer sur le respect des obligations de publicité et de mise en concurrence incombant à l'administration. En vertu de cet article, les personnes habilitées à agir pour mettre fin aux manquements du pouvoir adjudicateur à ses obligations de publicité et de mise en concurrence sont celles qui sont susceptibles d'être lésées par de tels manquements. Il appartient, dès lors, au juge des référés précontractuels de rechercher si l'opérateur économique qui le saisit se prévaut de manquements qui, eu égard à leur portée et au stade de la procédure auquel ils se rapportent, sont susceptibles de l'avoir lésé ou risquent de le léser, fût-ce de façon indirecte en avantageant un opérateur économique concurrent.
4. La société requérante, qui a un intérêt à conclure le contrat au sens des dispositions sus-rappelées de l'article L. 551-1 du code de justice administrative, fait valoir que le département de la Haute-Saône a commis une erreur manifeste d'appréciation en rejetant son offre comme étant irrégulière.
5. Aux termes de l'article L. 2152-1 du code de la commande publique : " L'acheteur écarte les offres irrégulières, inacceptables ou inappropriées ". Aux termes de l'article L. 2152-2 du même code : " Une offre irrégulière est une offre qui ne respecte pas les exigences formulées dans les documents de la consultation, en particulier parce qu'elle est incomplète, ou qui méconnaît la législation applicable notamment en matière sociale et environnementale ". Aux termes de l'article R. 2151-15 du même code : " Dans les documents de la consultation, l'acheteur peut exiger que les offres soient accompagnées d'échantillons, de maquettes ou de prototypes ainsi que de tout document permettant d'apprécier l'offre ". Aux termes de l'article 8.2 du règlement de la consultation, le critère " prise en compte du développement durable " : " fait référence à la proportion d'agrégats d'enrobés employée dans la fabrication des enrobés. L'emploi possible des agrégats d'enrobés dans la formulation d'enrobés neufs suivant leur composition et caractérisation est décrit dans l'article 2.9.1 du CCTP. / L'évaluation de ce critère portera uniquement sur les formules de grave-bitume 0/14 d'assise de classe 3 (prix unitaire n°5a du BPU) et de BBSG 0/10 de roulement de classe 2 (prix unitaire n°7a du BPU), formules les plus employées () - une note de 50 points sera attribuée à l'offre présentant la plus forte proportion d'agrégats d'enrobés employée dans la fabrication des enrobés ". Aux termes de l'article 1-2-4 du cahier des clauses techniques du marché (CCTP) : " Pour être acceptée, chaque formule de l'offre du candidat devra comprendre une étude spécifique (au minimum de niveau 2 pour les couches de roulement et de niveau 3 pour les GB) incluant au minimum deux références de chantiers déjà réalisés sur routes communales, départementales, nationales ou autoroutes, validées par les maîtres d'ouvrage concernés et disposant d'un recul d'au moins deux ans à la date de remise des offres. De plus, toutes les références doivent obligatoirement concerner les centrales proposées (régulièrement autorisées à la date de remise des offres) par le candidat dans le cadre du marché ".
6. Il résulte de l'instruction que les critères d'attribution du marché en litige étaient au nombre de trois, à savoir : le prix (pondéré à 70 %), la prise en compte du développement durable (pondérée à 20 %) et enfin la valeur technique (pondérée à 10 %). S'agissant du critère relatif au développement durable, il résulte des débats à l'audience que plus une offre pouvait inclure de matériaux recyclés dans la fabrication des enrobés à poser, meilleure devait être sa note. La démonstration de la capacité à produire des enrobés incluant des matériaux recyclés reposait sur des formules appuyées d'une étude spécifique et de références de façon à permettre au pouvoir adjudicateur de contrôler que la formule mise au point en laboratoire était concrètement réalisable sur le terrain, en particulier au niveau de la production des enrobés par la " centrale " à laquelle chaque candidat entendait faire appel. Le département a toutefois décidé de demander aux candidats de produire des études et références pour seulement deux formules d'enrobés, à savoir des grave-bitume 0/14 d'assise de classe 3 et BBSG 0/10 de roulement de classe 2. En effet, bien que les offres de chaque candidat aient dû comporter un bordereau des prix unitaires recensant près de 15 formules différentes d'enrobés, le département de la Haute-Saône a fait le choix de noter le critère de la prise en compte du développement durable à partir de ces deux seules formules estimant qu'elles correspondraient à la majorité de ses commandes dans le cadre du marché en litige.
7. Dans le courrier du 27 juin 2024 adressé à la société requérante, le département de la Haute-Saône explique la chose suivante : " () vous avez bien fourni les études spécifiques demandées relatives aux formules de grave-bitume 0/14 d'assise de classe 3 et de BBSG 0/10 de roulement de classe 2 que vous avez proposées. Par contre, vous n'avez fourni aucune des références de chantiers exigées, concernant les centrales que vous proposiez à la date de remise des offres dans le cadre de ce marché. Ainsi, vos offres ont été jugées irrégulières au sens de l'article L2152-2 du code de la commande publique () ".
8. Il n'est pas contesté que la société requérante n'a pas produit à l'appui de son offre deux références de chantier pour des grave-bitume 0/14 d'assise de classe 3 et BBSG 0/10 de roulement de classe 2. Toutefois, la SAS Eurovia Bourgogne-Franche-Comté a fourni à l'appui de ses offres deux références pour la formule de grave-bitume 0/14 d'assise de classe 4 et deux références pour la formule BBSG 0/10 de roulement de classe 3. Elle produit également à hauteur de contentieux, une note technique d'un expert judiciaire en travaux routiers qui indique que : " une centrale d'enrobage, en capacité de produire une GB [grave-bitume] 0/14 classe 4 et un BBSG 0/10 classe 3 respectivement à 40% et 20% d'agrégats d'enrobés est donc en mesure de produire une GB 0/14 classe 3 et un BBSG 0/10 classe 2 respectivement à 40% et 20% d'agrégats d'enrobés dès lors que les constituants définis lors de l'étude de formulation sont approvisionnés ".
9. Compte tenu de ces éléments et de ce qu'il n'est pas sérieusement contesté que la centrale d'enrobage choisie par la société requérante pour produire les enrobés objets du marché est en capacité de reproduire le même pourcentage de matériaux recyclés pour des enrobés de grave-bitume 0/14 d'assise de classe 3 ou 4 et pour des BBSG 0/10 de roulement de classe 2 ou 3, le département de la Haute-Saône a commis une erreur manifeste d'appréciation en estimant irrégulière l'offre de la société requérante.
10. Il résulte de tout ce qui précède que la SAS Eurovia Bourgogne-Franche-Comté est fondée à demander l'annulation, au stade de l'analyse des offres, de la procédure de passation d'accords-cadres de fourniture, de fabrication, de transport et de mise en œuvre d'enrobés lancée en 2024 par le département de la Haute-Saône et l'annulation de la décision de rejet de son offre.
Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
11. La SAS Eurovia Bourgogne-Franche-Comté, qui n'est pas la partie perdante, ne peut être condamnée à verser une quelconque somme au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Il y a lieu, en revanche, de mettre à la charge du département de la Haute-Saône le versement d'une somme de 1 500 euros à verser à la SAS Eurovia Bourgogne-Franche-Comté au titre de ces mêmes dispositions.
O R D O N N E
Article 1er : La décision du 27 juin 2024 par laquelle le département de la Haute-Saône a rejeté l'offre de la SAS Eurovia Bourgogne-Franche-Comté est annulée.
Article 2 : La procédure de passation d'accords-cadres de fourniture, de fabrication, de transport et de mise en œuvre d'enrobés lancée en 2024 par le département de la Haute-Saône est annulée au stade de l'analyse des offres.
Article 3 : Le département de la Haute-Saône versera à la SAS Eurovia Bourgogne-Franche-Comté la somme de 1 500 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 5 : La présente ordonnance sera notifiée à la SAS Eurovia Bourgogne-Franche-Comté, au département de la Haute-Saône, au groupement d'entreprises Roger Martin - Bonnefoy et à la société Colas France.
Fait à Besançon, le 23 juillet 2024.
Le juge des référés,
A. B
La République mande et ordonne au préfet de la Haute-Saône, en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme,
La greffière
N°2401285