TA Grenoble, 27/06/2024, n°2104691


REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Par une requête et des mémoires enregistrés les 17 juillet 2021, 30 août 2022 et 11 décembre 2023, la société Demat Conseil, représentée par l'AARPI Buès et associés, demande au tribunal :

1°) d'annuler le marché d'accompagnement pour la dématérialisation du dossier administratif des agents et des documents de gestion du département de la Drôme attribué le 15 mars 2021 à la société Kiviat-Flexia ;

2°) de condamner le département à l'indemniser du préjudice subi pour un montant de 35 000 euros ;

3°) de mettre à la charge du département de la Drôme une somme de 3 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- l'attributaire a modifié substantiellement son offre pendant la phase de négociation et sa nouvelle offre est irrégulière ;

- la négociation qui a été conduite de manière différenciée entre les candidats, notamment s'agissant du nombre de jours d'intervention, a violé le principe d'égalité de traitement et de non-discrimination des candidats ;

- l'analyse du critère technique n'a pas fait l'objet d'une justification et la note technique attribuée après négociation n'est pas motivée ;

- l'appréciation de son offre est entachée d'une erreur manifeste ;

- alors qu'elle a apporté tous les éclaircissements demandés par le département, elle n'aurait pas dû voir sa note réduite de 78 à 54 points tandis que celle de l'attributaire était portée de 56,42 à 76,34 points ;

- elle a été privée d'une chance sérieuse de remporter le marché et a droit à une indemnisation de son manque à gagner, évalué sur la base de sa marge nette à 35 000 euros.

Par des mémoires en défense, enregistrés les 18 janvier 2022, 9 octobre 2023 et 29 janvier 2024, le département de la Drôme conclut au rejet de la requête.

Il soutient que les moyens soulevés par la société Demat Conseil ne sont pas fondés et en particulier :

- qu'il est normal que la négociation porte sur les points faibles des offres et que la requérante a ainsi été amenée à préciser son planning d'intervention jugé trop ambitieux et l'attributaire le nombre de jours d'intervention jugé trop élevé ;

- le rapport d'analyse des offres détaille l'appréciation de chaque sous-critère technique et la diminution de la note de la requérante est justifiée par ses réponses, notamment sur la méthodologie adoptée ;

- elle n'avait aucune chance réelle de remporter le marché.

Par ordonnance du 30 janvier 2024, la clôture d'instruction a été fixée au 1er mars 2024.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code de la commande publique ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Callot, rapporteur,

- et les conclusions de M. Villard, rapporteur public.

Considérant ce qui suit :

1. Par un avis d'appel public à la concurrence en date du 2 décembre 2020, le département de la Drôme a engagé une procédure de consultation ayant pour objet l'accompagnement pour la dématérialisation des dossiers administratifs de ses agents et de ses documents de gestion. Quatre offres ont été remises dans les délais et trois candidats ont été admis à négocier, les entreprises Demat Conseil, Kiviat-Flexia et Julhiet Sterwen. A la suite de la négociation, l'offre de la requérante a été classée en troisième position, avec une note globale de 54 sur 100 et le marché a été attribué le 15 mars 2021à la société Kiviat-Flexia, qui a obtenu une note de 76,34. Par un courrier reçu le 29 avril 2021, la société Demat Conseil a adressé un recours gracieux contestant la régularité de la procédure de passation du marché et visant à obtenir une indemnisation correspondant à l'intégralité de son manque à gagner, rejeté le 27 mai 2021.

2. Indépendamment des actions dont les parties au contrat disposent devant le juge du contrat, tout concurrent évincé de la conclusion d'un contrat administratif est recevable à former devant ce même juge un recours de pleine juridiction contestant la validité de ce contrat ou de certaines de ses clauses, qui en sont divisibles, assorti, le cas échéant, de demandes indemnitaires.

3. Saisi de telles conclusions par un concurrent évincé, il appartient au juge, lorsqu'il constate l'existence de vices entachant la validité du contrat, d'en apprécier les conséquences. Il lui revient, après avoir pris en considération la nature de l'illégalité éventuellement commise, soit de prononcer la résiliation du contrat ou de modifier certaines de ses clauses, soit de décider de la poursuite de son exécution, éventuellement sous réserve de mesures de régularisation par la collectivité contractante, soit d'accorder des indemnisations en réparation des droits lésés, soit enfin, après avoir vérifié si l'annulation du contrat ne porterait pas une atteinte excessive à l'intérêt général ou aux droits des cocontractants, d'annuler, totalement ou partiellement, le cas échéant avec un effet différé, le contrat.

4. Aux termes des dispositions de l'article L. 3 du code de la commande publique : " Les acheteurs et les autorités concédantes respectent le principe d'égalité de traitement des candidats à l'attribution d'un contrat de la commande publique. Ils mettent en œuvre les principes de liberté d'accès et de transparence des procédures, dans les conditions définies dans le présent code./ Ces principes permettent d'assurer l'efficacité de la commande publique et la bonne utilisation des deniers publics ". Dans le cadre d'une procédure négociée, dont l'objet est de permettre au pouvoir adjudicateur de choisir l'offre économiquement la plus avantageuse et de s'assurer de l'adéquation de celle-ci aux besoins exprimés par la collectivité, le pouvoir adjudicateur détermine librement les modalités de discussion des offres. Il est en revanche tenu d'engager la négociation avec les candidats retenus dans le respect du principe d'égalité de traitement.

5. En premier lieu, le règlement de la consultation précise que la note technique, représentant un total de 60 points sur 100, est appréciée en fonctions de trois sous-critères : " Moyens humains affectés à la mission (composition et compétences) ", noté sur 10 points, " Approche méthodologique et livrables ", noté sur 40 points et " Cohérence du planning et délai d'exécution sur la base d'un prévisionnel détaillé (type diagramme de Gantt) ", noté sur 10 points. L'annexe au rapport d'analyse des offres montre que chacune des offres a fait l'objet d'une analyse détaillée et que chaque sous-critère a fait l'objet d'une note et d'un commentaire la justifiant. Par suite, les moyens tirés de ce que le critère technique aurait été insuffisamment justifié et les notes relatives à ce critère insuffisamment motivées doivent être écartés.

6. En deuxième lieu, le règlement de la consultation prévoyait dans son article 2-1 que " Le pouvoir adjudicateur pourra négocier sur tous les éléments de l'offre, sauf les critères de jugement des offres et les éléments intangibles des cahiers des charges ".

7. La requérante soutient que le pouvoir adjudicateur a méconnu le principe d'égalité de traitement et de non-discrimination des candidats au cours de la phase de négociation, en permettant à l'attributaire de modifier substantiellement son offre et en conduisant la négociation de manière différenciée entre les candidats, notamment s'agissant du nombre de jours d'intervention.

8. Toutefois, d'une part, l'égalité de traitement n'implique pas que le pouvoir adjudicateur fasse les mêmes remarques à tous les candidats. Il résulte de l'instruction que les candidats prévoyaient une moyenne de 113 jours d'intervention, que la future attributaire en prévoyait 222 jours et la requérante 46 jours. Le pouvoir adjudicateur était fondé à demander à la société Kivia-Flexiat de réduire le nombre de jours d'intervention proposé et à la société requérante de quelle manière elle entendait répondre au besoin avec un temps d'intervention significativement plus réduit que ses concurrents.

9. D'autre part, si le prix de l'offre de l'attributaire a baissé de 44 % à l'issue de la phase de négociation, cette modification ne méconnaît pas le règlement et résulte d'un temps d'intervention ramené de 222 jours à 127 jours. Il n'est pas contesté que l'attributaire a également, à l'occasion de la négociation, renforcé le volet de son offre consacré à l'accompagnement des équipes de ressources humaines de la collectivité. Cependant, une telle modification est régulière dès lors qu'elle n'a eu pour effet de méconnaître le cahier des charges.

10. Enfin, le fait qu'à l'issue des négociations, la requérante a vu sa note au sous-critère relatif au planning baisser de 8 à 4 sur 10, malgré un temps d'intervention inchangé, n'est pas suffisant, à lui seul, à remettre en cause l'appréciation finalement portée. En effet, la notation, qui constitue un mode de comparaison des offres, est nécessairement relative. En outre, il ressort de l'intitulé même de ce sous-critère tel qu'il est rappelé au point 5 qu'il portait également sur la cohérence du planning et le pouvoir adjudicateur a ainsi estimé que le planning proposé par la requérante apparaissait " très ambitieux et pas rassurant lors de la défense " et " pas réaliste ".

11. Par suite, le moyen tiré de l'atteinte à l'égalité de traitement entre les candidats doit être écarté en toutes ses branches.

12. En troisième et dernier lieu, la baisse de la note technique de la requérante, de 38 à 14 sur 60, alors même que son offre a connu peu de modifications, est liée aux réponses apportées aux différentes demandes d'éclaircissements qui lui ont été adressées lors de la phase de négociations. En particulier, le pouvoir adjudicateur a jugé que la méthodologie proposée était peu claire, ne prenait pas suffisamment en compte l'accompagnement au changement et que la circonstance que l'offre repose sur un partenariat avec l'entreprise Efalia pour le déploiement d'une solution informatique conduisait à un " contexte peu ouvert ". En défense, le département a sur ce dernier point confirmé que la prestation attendue de l'assistant au maître d'ouvrage nécessitait une analyse " intégrant l'organisation des services " et " ne se bornait pas à l'utilisation d'une solution clé en main ayant donné des résultats par ailleurs et dans un domaine non spécifiquement ciblé ressources humaines. " Si la requérante fait désormais valoir que sa proposition n'était pas fermée et que le département aurait pu choisir un autre outil de gestion électronique des documents (GED) pour la dématérialisation des ressources humaines que celui proposé par l'entreprise Efalia, elle a pourtant indiqué dans sa réponse aux questions du pouvoir adjudicateur que " Une GED vers X ou Y (Sharepoint, Alfresco, Peoplodoc..) sera techniquement possible mais très onéreuse, sans oublier l'impact sur les délais de mise en œuvre ". Ainsi, le département a pu juger qu'en anticipant au stade de la présentation des offres la solution logicielle la plus adaptée, la requérante ne répondait qu'imparfaitement au mode opératoire requis dans le règlement de la consultation et, à tout le moins, diminuer sa note technique.

13. Par suite, le moyen tiré l'erreur dans l'appréciation de l'offre de la requérante doit être écarté.

14. Il résulte de ce qui précède que les conclusions à fin d'annulation de la société Demat Conseil doivent être rejetées. Par voie de conséquence doivent l'être également ses conclusions indemnitaires, en l'absence de faute imputable au département, ainsi que celles tendant à l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, ces dispositions faisant obstacle à ce que soit mis à la charge de l'Etat, qui n'est pas la partie perdante, la somme demandée par le requérant à ce titre.

D E C I D E :

Article 1er : La requête de la société Demat Conseil est rejetée.

Article 2 : Le présent jugement sera notifié à la société Demat Conseil, au département de la Drôme et à la société Kiviat-Flexia.

Délibéré après l'audience du 23 mai 2024, à laquelle siégeaient :

Mme Triolet, présidente,

M. Callot et M. A, premiers conseillers.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 27 juin 2024.

Le rapporteur,

A. Callot

La présidente,

A. Triolet

La greffière,

J. Bonino

La République mande et ordonne au préfet de la Drôme en ce qui le concerne et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.