TA Mayotte, 18/08/2023, n°2303145

Vu la procédure suivante :

Par une requête et des mémoires enregistrés les 14 juillet, 4 et 10 août 2023, la société par actions simplifiée (SAS) Freyssinet France, représentée par Me Apelbaum, demande au tribunal, dans le dernier état de ses écritures, sur le fondement de l'article L. 551-1 du code de justice administrative :

1°) d'enjoindre au département de Mayotte de produire les informations demandées dans son courrier du 13 juillet 2023 et, dans l'attente, de suspendre l'exécution de toute décision se rapportant à la passation du marché public de " travaux de réparations et de renforcements complémentaires du quai n° 1 du Port de Longoni " ;

2°) d'annuler la décision du 5 juillet 2023 par laquelle le département de Mayotte a rejeté l'offre du groupement Colas Mayotte Sarl - SAS Freyssinet France portant sur le marché public " travaux de réparations et de renforcements complémentaires du quai n° 1 du Port de Longoni " ;

3°) d'annuler tous les actes pris par le département concernant la procédure litigieuse ;

4°) de mettre à la charge du département la somme de 5 000 euros au titre de l'article L.761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- en refusant de lui délivrer l'ensemble des informations demandées, le département de Mayotte méconnaît l'article R. 2181-4 du code de la commande publique ;

- le groupement attributaire ne dispose pas des capacités professionnelles et techniques pour exécuter le marché ;

- le département n'a pas accompli son obligation de détection de tout offre anormalement basse et n'a pas qualifié l'offre d'anormalement basse ;

- le département ne pouvait recourir à la procédure avec négociation pour la passation de ce marché.

Par des mémoires en défense enregistrés les 26 juillet et 9 août 2023, le département de Mayotte, représenté par Me Reine, conclut au rejet de la requête et à ce qu'une somme de 5 000 euros soit mise à la charge de la société Freyssinet France au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que les moyens invoqués doivent être écartés.

Par un mémoire en défense enregistré les 3 et 9 août 2023, la société NGE Fondations, représentée par Me Henrion, conclut au rejet de la requête et à ce qu'une somme de 8 000 euros soit mise à la charge de la société Freyssinet France au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que les moyens invoqués ne sont pas fondés.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code de la commande publique ;

- le code de justice administrative.

Le président du tribunal a désigné M. Felsenheld, premier conseiller, en application de l'article L. 511-2 du code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience publique qui a eu lieu le 10 août 2023 à 10 heures (heure de Mayotte), le juge des référés siégeant au tribunal administratif de La Réunion dans les conditions prévues à l'article L. 781-1 et aux articles R. 781-1 et suivants du code de justice administrative, Mme A étant greffière d'audience au tribunal administratif de Mayotte.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Felsenheld, premier conseiller ;

- les observations de Me Ramsamy substituant Me Apelbaum pour la société Freyssinet France ;

- les observations de Me Reine pour le département de Mayotte ;

- et les observations de Me Henrion pour la société NGE Fondations.

La clôture de l'instruction a été prononcée à l'issue de l'audience.

Des notes en délibéré présentées par le département de Mayotte et la société NGE Fondations ont été enregistrées le 11 août 2023.

Considérant ce qui suit :

1. Par un avis de marché du 17 mars 2023, le département de Mayotte a lancé une procédure d'appel d'offres en vue de l'attribution d'un marché non alloti de travaux de réparations et de renforcement du quai n° 1 du port de Longoni. Le 15 mai 2023, le département de Mayotte a constaté l'infructuosité de la procédure. Par un nouvel avis de marché du 17 mai 2023, le département de Mayotte a lancé une procédure avec négociation en vue de l'attribution du même marché. Le groupement Colas-Mayotte/Freyssinet France, dont est membre la société requérante, a soumissionné à l'attribution du marché et s'est vu rejeter son offre, par une lettre du 5 juillet 2023, étant classé en seconde position avec une note totale de 70,46/100. Le groupement composé des sociétés NGE Fondations, Rocs, Hyrdokarst et R3S, qui s'est vu attribuer la note totale de 76,25/100, a été désigné attributaire du marché. Par la présente requête, la société Freyssinet France demande au juge des référés, sur le fondement de l'article L. 551-1 du code de justice administrative, d'enjoindre au département de Mayotte de lui communiquer les informations demandées dans son courrier du 13 juillet 2023 ou, à défaut, d'annuler la procédure de passation du marché.

Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 551-1 du code de justice administrative :

2. Aux termes de l'article L. 551-1 du code de justice administrative : " Le président du tribunal administratif, ou le magistrat qu'il délègue, peut être saisi en cas de manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles est soumise la passation par les pouvoirs adjudicateurs de contrats administratifs ayant pour objet l'exécution de travaux, la livraison de fournitures ou la prestation de services, avec une contrepartie économique constituée par un prix () ". Selon l'article L. 551-10 du même code : " Les personnes habilitées à engager les recours prévus aux articles L. 551-1 et L. 551-5 sont celles qui ont un intérêt à conclure le contrat () et qui sont susceptibles d'être lésées par le manquement invoqué () ". Il appartient au juge du référé précontractuel de rechercher si l'entreprise qui le saisit se prévaut de manquements qui, eu égard à leur portée et au stade de la procédure auquel ils se rapportent, sont susceptibles de l'avoir lésée ou risquent de la léser, fût-ce de façon indirecte, en avantageant une entreprise concurrente.

En ce qui concerne la demande d'informations :

3. Aux termes de l'article R. 2181-3 du code de la commande publique : " La notification prévue à l'article R. 2181-1 mentionne les motifs du rejet de la candidature ou de l'offre. / Lorsque la notification de rejet intervient après l'attribution du marché, l'acheteur communique en outre : / 1° Le nom de l'attributaire ainsi que les motifs qui ont conduit au choix de son offre ; / 2° La date à compter de laquelle il est susceptible de signer le marché dans le respect des dispositions de l'article R. 2182-1. " Aux termes de l'article R. 2181-4 du même code : " A la demande de tout soumissionnaire ayant fait une offre qui n'a pas été rejetée au motif qu'elle était irrégulière, inacceptable ou inappropriée, l'acheteur communique dans les meilleurs délais et au plus tard quinze jours à compter de la réception de cette demande : / () / 2° Lorsque le marché a été attribué, les caractéristiques et les avantages de l'offre retenue. " L'information sur les motifs du rejet de son offre dont est destinataire l'entreprise en application des dispositions précitées a, notamment, pour objet de permettre à la société non retenue de contester utilement le rejet qui lui est opposé devant le juge du référé précontractuel saisi en application de l'article L. 551-1 du code de justice administrative.

4. Il résulte de l'instruction qu'à l'occasion de la lettre de rejet du 5 juillet 2023, le département de Mayotte a communiqué au groupement Colas Mayotte/Freyssinet France les notes qu'elle lui a attribuées pour chacun des critères et des sous-critères, ainsi que celles attribuées au groupement attributaire. Chacune des notes est accompagnée d'un commentaire permettant de connaître, le cas échéant, les avantages de l'offre retenue. Par un courrier du 13 juillet 2023, la société requérante a adressé au département de Mayotte une série de sept questions précises concernant l'offre réalisée par le groupement attributaire. En réponse, le département de Mayotte a adressé, le 25 juillet 2023, à la société requérante un document précisant, pour chacun des critères et des sous-critères, les caractéristiques de l'offre du groupement attributaire. Ce faisant, à la date de la présente ordonnance, le département de Mayotte doit être regardé comme ayant communiqué à la société requérante, de manière suffisamment précise, les caractéristiques et les avantages de l'offre retenue. Ainsi, la circonstance que le département n'ait pas répondu à toutes les questions posées par la société requérante dans son courrier du 13 juillet 2023, dont certaines excèdent le champ des caractéristiques et des avantages de l'offre retenue au sens des dispositions précitées, est sans influence sur l'issue du litige et n'est pas susceptible d'avoir lésé ou risquer de léser la société requérante.

En ce qui concerne la régularité de la candidature du groupement attributaire :

5. Aux termes de l'article L. 2142-1 du code de la commande publique : " L'acheteur ne peut imposer aux candidats des conditions de participation à la procédure de passation autres que celles propres à garantir qu'ils disposent de l'aptitude à exercer l'activité professionnelle, de la capacité économique et financière ou des capacités techniques et professionnelles nécessaires à l'exécution du marché. / Ces conditions sont liées et proportionnées à l'objet du marché ou à ses conditions d'exécution. ". Le juge du référé précontractuel ne peut censurer l'appréciation portée par le pouvoir adjudicateur sur les niveaux de capacité technique exigés des candidats à un marché public, ainsi que sur les garanties, capacités techniques et références professionnelles présentées par ceux-ci que dans le cas où cette appréciation est entachée d'une erreur manifeste.

6. Le point 5.1.2 du règlement de consultation du marché prévoit que les candidats devront justifier, par tous moyens, de qualifications professionnelles et il précise que le prestataire en charge du système de protection cathodique devra justifier d'une certification " niveau 4 secteur béton " conforme à la norme NF EN ISO 15 257 de juillet 2017. En l'espèce, d'une part, il résulte de l'instruction que le groupement attributaire a produit à l'appui de sa candidature un dossier justifiant des certificats de qualifications et des justificatifs de références pour des travaux de même nature réalisés par les membres du groupement. Il résulte de l'examen de ces documents que le département n'a pas commis d'erreur manifeste d'appréciation en considérant que le groupement attributaire justifiait des capacités techniques et professionnelles exigées pour la réalisation du marché. D'autre part, il résulte de l'instruction que M. C B de la société R3S justifie d'une certification en protection cathodique " secteur béton niveau 3 ", conforme à la norme " EN 15 257 ", délivrée le 26 novembre 2018 et valable cinq ans. Il résulte du 2ème alinéa du point C.4.2 de l'annexe C de la norme NF EN ISO 15 257 de juillet 2017 que " les certificats délivrés selon l'EN 15 257 () après deux ans au maximum de la publication du présent document restent valides également comme équivalents à l'ISO 15 257, conformément au Tableau C.1 ". Il résulte du tableau C.1 que s'agissant des structures en béton le niveau 3 de la certification EN 15 257 équivaut au niveau 4 de la norme ISO 15 257 lorsqu'il est délivré dans les deux ans qui suivent l'entrée en vigueur de la nouvelle norme. Il en résulte que la certification en protection cathodique de M. B est équivalente à celle exigée par le règlement de la consultation. Par suite, la société n'est pas fondée à soutenir que le groupement attributaire ne remplit pas la condition exigée par le règlement de consultation relative à la certification du prestataire en charge du système de protection cathodique.

En ce qui concerne l'offre anormalement basse :

7. Aux termes de l'article L. 2152-5 du code de la commande publique : " Une offre anormalement basse est une offre dont le prix est manifestement sous-évalué et de nature à compromettre la bonne exécution du marché. " Aux termes de l'article L. 2152-6 du même code : " L'acheteur met en œuvre tous moyens lui permettant de détecter les offres anormalement basses. / Lorsque une offre semble anormalement basse, l'acheteur exige que l'opérateur économique fournisse des précisions et justifications sur le montant de son offre.

Si, après vérification des justifications fournies par l'opérateur économique, l'acheteur établit que l'offre est anormalement basse, il la rejette dans des conditions prévues par décret en Conseil d'Etat. ".

8. En l'espèce, l'offre retenue propose un prix de 16,9 millions d'euros HT contre 33,7 millions d'euros HT pour l'offre du groupement Colas Mayotte/Freyssinet France et pour une estimation du maître d'œuvre, mentionnée dans l'avis de marché, à hauteur de 17,3 millions d'euros HT. Il résulte de l'instruction qu'à l'appui de son offre le groupement attributaire a produit un bordereau des prix unitaires (BPU), un détail quantitatif estimatif et un document mentionnant les sous-détails de prix de chaque prix unitaire ou forfaire du BPU. Il résulte en outre de l'instruction que dans le cadre de la négociation le département a posé plusieurs questions au groupement attributaire concernant certains prix et quantités proposés. Il en résulte que le département de Mayotte n'a pas méconnu son obligation de mettre en œuvre tous les moyens lui permettant de détecter une offre anormalement basse. Par ailleurs, contrairement à ce que soutient la société requérante qui ne se fonde que sur la comparaison du prix du groupement attributaire avec le sien, le département de Mayotte n'a pas commis d'erreur manifeste d'appréciation en estimant que le prix de l'offre du groupement attributaire n'était pas manifestement sous-évalué et de nature à compromettre la bonne exécution du marché.

En ce qui concerne la procédure négociée :

9. Aux termes de l'article L. 1211-1 du code de la commande publique : " Les pouvoirs adjudicateurs sont : / 1° Les personnes morales de droit public ; / () ". Aux termes de l'article L. 1212-1 du même code : " Les entités adjudicatrices sont : / 1° Les pouvoirs adjudicateurs qui exercent une des activités d'opérateur de réseaux définies aux articles L. 1212-3 et L. 1212-4 ; / () ". Aux termes de l'article L. 1212-3 du même code : " Sont des activités d'opérateur de réseaux : () / 3° Les achats ou les activités d'exploitation destinés à l'organisation ou à la mise à la disposition des transporteurs des aéroports, des ports maritimes, des ports fluviaux ou d'autres terminaux ; / () ". Aux termes de l'article L. 2124-3 du même code : " La procédure avec négociation est la procédure par laquelle l'acheteur négocie les conditions du marché avec un ou plusieurs opérateurs économiques. ". Aux termes de l'article R. 2124-3 du même code : " Le pouvoir adjudicateur peut passer ses marchés selon la procédure avec négociation dans les cas suivants : / () / 6° Lorsque, dans le cadre d'un appel d'offres, seules des offres irrégulières ou inacceptables, au sens des articles L. 2152-2 et L. 2152-3, ont été présentées pour autant que les conditions initiales du marché ne soient pas substantiellement modifiées. " Aux termes de l'article L. 2152-2 du même code : " Une offre irrégulière est une offre qui ne respecte pas les exigences formulées dans les documents de la consultation, en particulier parce qu'elle est incomplète, ou qui méconnaît la législation applicable notamment en matière sociale et environnementale. " Aux termes de l'article L. 2152-3 du même code : " Une offre inacceptable est une offre dont le prix excède les crédits budgétaires alloués au marché, déterminés et établis avant le lancement de la procédure. " Aux termes de l'article R. 2124-4 du même code : " L'entité adjudicatrice peut passer librement ses marchés selon la procédure avec négociation. ".

10. Il résulte de l'instruction que le département de Mayotte s'est placé sur le fondement des dispositions du 3° de l'article L. 1212-3 du code de la commande publique relatives aux entités adjudicatrices pour avoir recours à la procédure de négociation en application de l'article R. 2124-4 du même code. Toutefois, le marché en litige vise à assurer des travaux de rénovation du quai n° 1 du port de Longoni, il n'a donc pour objet ni un achat ni une activité d'exploitation au sens de l'article L. 1212-3 du code. Ainsi, le département de Mayotte ne pouvait pas se prévaloir de la qualité d'entité adjudicatrice. Cependant, il résulte de l'instruction que le premier marché, objet de l'avis du 17 mars 2023, passé par le département de Mayotte en tant que pouvoir adjudicateur, s'est soldé par une décision d'infructuosité. Il résulte en effet également de l'instruction qu'à l'occasion du premier marché seuls deux groupements ont soumissionné. Le groupement Colas Mayotte/Freyssinet France a présenté une offre irrégulière en s'abstenant de renseigner dans son BPU son prix unitaire relatif à l'approvisionnement du chantier en eau hors réseau public lequel fait l'objet d'une prescription 1.7.8 prévue par le cahier des clauses techniques particulières applicable au marché, particulièrement importante compte tenu des difficultés d'approvisionnement en eau par le réseau public à Mayotte. L'offre de ce groupement s'élevant à 35 millions d'euros pouvait être également qualifiée d'inacceptable au regard des crédits budgétaires alloués au marché, déterminés et établis avant le lancement de la procédure à 19,2 millions d'euros par une délibération du conseil départemental du 12 avril 2022 et compte tenu des crédits alloués au projet par une convention " FEDER ". Le second groupement soumissionnaire, dont faisait partie la société NGE Fondations, ne justifiait pas alors d'une certification " niveau 4 secteur béton " conforme à la norme NF EN ISO 15 257 de juillet 2017. Il résulte de ces éléments que le département, en tant que pouvoir adjudicateur, pouvait également faire usage d'une procédure négociée sur le fondement de l'article R. 2124-3 du code de la commande publique. Il s'en déduit que la société requérante n'est pas fondée à soutenir que le manquement invoqué est susceptible de l'avoir lésé, fût-ce de façon indirecte, en ayant avantagé le groupement attributaire.

11. Il résulte de tout ce qui précède que l'ensemble des conclusions de la requête présentée par la société requérante doit être rejeté.

Sur les frais de justice :

12. Dans les circonstances de l'espèce il n'y a lieu de faire droit à aucune des demandes présentées sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

O R D O N N E :

Article 1er : La requête de la société Freyssinet France est rejetée.

Article 2 : Les conclusions présentées par le département de Mayotte et la société NGE Fondations sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 3 : La présente ordonnance sera notifiée à la SAS Freyssinet France, au département de Mayotte et à la société NGE Fondations.

Fait à Mamoudzou le 18 août 2023.

Le juge des référés,

R. FELSENHELD

La République mande et ordonne au préfet de Mayotte en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.