TA Nancy, 11/04/2024, n°2201198


REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire enregistrés le 21 avril 2022 et le 29 novembre 2023, la société Esterra, représentée par l'AARPI Frêche et associés, demande au tribunal :

1°) d'annuler la décision par laquelle le Centre Hospitalier Régional Universitaire (CHRU) a implicitement rejeté sa demande préalable indemnitaire ;

2°) de condamner le CHRU de Nancy à lui verser la somme de 184 367,14 euros hors taxes en réparation du préjudice subi, assortie des intérêts dus à compter du 25 octobre 2021 et de leur capitalisation ;

3°) de mettre à la charge du CHRU de Nancy la somme de 3 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- sa requête est recevable ;

- c'est à bon droit qu'elle est dirigée contre le CHRU de Nancy en sa qualité de coordonnateur du groupement de commandes ;

- la responsabilité sans faute du CHRU de Nancy doit être engagée en application, à titre principal, des dispositions du 6° de l'article 6 de l'ordonnance n° 2020-319 du 25 mars 2020 et, à titre subsidiaire, de la théorie de l'imprévision ;

- en raison de la saturation de la filière de l'élimination des déchets d'activités de soins à risques infectieux (DASRI) lors de la crise sanitaire liée à la pandémie de covid-19, aggravée par l'arrêt technique du centre de valorisation énergétique de Douchy-les-Mines, elle a dû supporter des surcoûts non prévus par le contrat, induits par le transport et le stockage temporaire nécessaires des DASRI dans le port fluvial de Loos ;

- dès lors, elle est fondée à demander auprès du CHRU de Nancy le versement de la somme de 184 367,14 euros en réparation du préjudice qu'elle a subi et qui correspond aux surcoûts liés à la mobilisation du personnel, à l'acquisition et la manutention de matériels, ainsi qu'au déstockage sur le site du port fluvial de Loos.

Par un mémoire en défense enregistré le 2 juin 2023, le CHRU de Nancy, représenté par Me Rayssac, conclut au rejet de la requête et à ce qu'une somme de 3 000 euros soit mise à la charge de la société Esterra au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il fait valoir que :

- la requête, qui est mal dirigée, est irrecevable ;

- la société Esterra n'est pas fondée à solliciter le bénéfice de l'indemnité prévue par les dispositions du 6° de l'article 6 de l'ordonnance n° 2020-319 du 25 mars 2020 dès lors que ces dispositions ne sont pas applicables aux marchés publics ;

- la société requérante ne démontre pas le caractère imprévisible des difficultés dont elle se prévaut ;

- les surcoûts litigieux résultent du comportement de la société, qui n'a pas anticipé l'arrêt technique du centre de valorisation énergétique de Douchy-les-Mines et qui n'a pas mobilisé l'exutoire secondaire de Noyelles-sous-Lens conformément à l'article 10 du cahier des clauses administratives particulières du marché ;

- la société Esterra n'est pas davantage fondée à se prévaloir de la théorie de l'imprévision pour les mêmes motifs et faute de démontrer en quoi l'économie du marché a été bouleversée ;

- le préjudice dont se prévaut la société Esterra n'est ni détaillé, ni justifié.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- l'ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 ;

- l'ordonnance n° 2020-319 du 25 mars 2020 ;

- le décret n° 2016-360 du 25 mars 2016 ;

- l'arrêté du 19 janvier 2009 portant approbation du cahier des clauses administratives générales des marchés publics de fournitures courantes et de services ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme Philis,

- les conclusions de Mme Cabecas, rapporteure publique,

- et les observations de Me Benzakki, représentant la société Esterra, et de Me Camus, représentant le CHRU de Nancy.

Considérant ce qui suit :

1. Par un acte d'engagement signé le 13 juillet 2018, le CHRU de Nancy, agissant en qualité de coordonnateur d'un groupement de commandes (le groupement de coopération sanitaire de l'Union des hôpitaux pour les achats) a attribué à la société Esterra le lot n° 1 " Hainaut-Cambresis " et le lot n° 3 " GDS Lille Métropole - Incinération obligatoire " du marché d'élimination des déchets d'activités de soins à risques infectieux du Nord-Pas-de-Calais. Par un courrier du 14 octobre 2021, reçu le 25 octobre 2021, la société Esterra a demandé au CHRU de se prononcer, dans un délai de quinze jours, sur la prise en charge des surcoûts engendrés par le dispositif de stockage temporaire et de transfert des déchets d'activités de soins à risques infectieux (DASRI) sur le site du port fluvial de Loos instauré en raison de la saturation de la filière de traitement et de l'indisponibilité de ses exutoires dans le contexte de la pandémie de covid-19. Le CHRU de Nancy n'a pas donné suite à la demande de dédommagement de la société Esterra. Par un mémoire en réclamation du 21 décembre 2021, reçu le 22 décembre 2021, la société Esterra a sollicité auprès du CHRU de Nancy l'indemnisation des surcoûts dont elle se prévaut, pour un montant de 184 367,14 euros hors taxes. Sa réclamation préalable a implicitement été rejetée par le CHRU de Nancy. Par la présente requête, la société Esterra demande au tribunal d'annuler la décision implicite née du silence gardé par le CHRU de Nancy et de le condamner à lui verser cette somme en réparation du préjudice qu'elle estime avoir subi.

2. En présentant devant le tribunal tant des conclusions à fin d'annulation du rejet de sa demande indemnitaire préalable que des conclusions indemnitaires, la société Esterra doit être regardée comme ayant donné à sa requête un caractère de plein contentieux tendant exclusivement à la condamnation du CHRU de Nancy à l'indemniser de son préjudice.

Sur les conclusions indemnitaires :

En ce qui concerne l'indemnité prévue par les dispositions du 6° de l'article 6 de l'ordonnance n° 2020-319 du 25 mars 2020 :

3. Aux termes de l'article 1er de l'ordonnance susvisée n° 2020-319 du 25 mars 2020 : " Sauf mention contraire, les dispositions de la présente ordonnance sont applicables aux contrats soumis au code de la commande publique ainsi qu'aux contrats publics qui n'en relèvent pas, en cours ou conclus durant la période courant du 12 mars 2020 jusqu'au 23 juillet 2020 inclus. / Elles ne sont mises en œuvre que dans la mesure où elles sont nécessaires pour faire face aux conséquences, dans la passation et l'exécution de ces contrats, de la propagation de l'épidémie de covid-19 et des mesures prises pour limiter cette propagation. " Aux termes de l'article 6 de cette même ordonnance : " En cas de difficultés d'exécution du contrat, les dispositions suivantes s'appliquent, nonobstant toute stipulation contraire, à l'exception des stipulations qui se trouveraient être plus favorables au titulaire du contrat : / () 6° Lorsque, sans que la concession soit suspendue, le concédant est conduit à modifier significativement les modalités d'exécution prévues au contrat, le concessionnaire a droit à une indemnité destinée à compenser le surcoût qui résulte de l'exécution, même partielle, du service ou des travaux, lorsque la poursuite de l'exécution de la concession impose la mise en œuvre de moyens supplémentaires qui n'étaient pas prévus au contrat initial et qui représenteraient une charge manifestement excessive au regard de la situation financière du concessionnaire ; / () ".

4. Ces dispositions ne prévoient le bénéfice d'une indemnité dans le contexte de la crise sanitaire liée à la pandémie de covid-19 qu'à l'égard des titulaires d'un contrat de concession. Dès lors qu'elle est titulaire de plusieurs marchés, mais non de contrats de concession, la société requérante ne peut utilement se prévaloir de ce dispositif.

En ce qui concerne l'indemnité d'imprévision :

5. D'une part, selon les principes dégagés par le Conseil d'Etat, aujourd'hui codifiés à l'article L. 6 du code de la commande publique, une indemnité d'imprévision suppose un déficit d'exploitation qui soit la conséquence directe d'un évènement imprévisible, indépendant de l'action du cocontractant de l'administration, et ayant entraîné un bouleversement de l'économie du contrat. Le cocontractant est alors en droit de réclamer à l'administration une indemnité représentant la part de la charge extracontractuelle que l'interprétation raisonnable du contrat permet de lui faire supporter. Cette indemnité est calculée en tenant compte, le cas échéant, des autres facteurs qui ont contribué au bouleversement de l'économie du contrat, l'indemnité d'imprévision ne pouvant venir qu'en compensation de la part de déficit liée aux circonstances imprévisibles.

6. D'autre part, aux termes de l'article 10 du cahier des clauses administratives particulières du marché : " () Dans l'hypothèse d'un détournement de déchets sur un tout autre site que le site d'élimination principal du marché, notamment en cas d'un arrêt technique, d'une panne ou d'une maintenance de celui-ci, les éventuels surcoûts de collecte seront à la charge du titulaire du marché d'élimination. () ".

7. Le mémoire technique de la société Esterra, qui est au nombre des pièces contractuelles du marché, conformément à l'article 6 du cahier des clauses administratives particulières, identifie deux exutoires de traitement des DASRI : le centre de valorisation énergétique de Douchy-les-Mines et celui de Noyelles-sous-Lens. Ce même mémoire technique précise que la société Esterra dispose d'une convention avec l'usine d'incinération de Noyelles-sous-Lens, gérée par la société Inova, pour assurer la continuité du service en cas de force majeure.

8. En l'espèce, il résulte des termes mêmes des courriers de mars 2021 et avril 2021, produits par la société requérante, par lesquels celle-ci a sollicité plusieurs entreprises afin de disposer de capacités de traitement des DASRI sur la période du 17 avril 2021 au 5 mai 2021, que la cause avancée de ces sollicitations correspondait à l'arrêt technique du centre de valorisation énergétique de Douchy-les-Mines. Dans ces conditions, c'est l'arrêt technique de ce centre, et non la crise sanitaire par elle-même, qui doit être regardé comme la cause directe des surcoûts engendrés par l'instauration d'un dispositif de détournement des déchets vers le site de Loos.

9. Il résulte également de l'instruction, notamment du courrier du préfet du Nord du 16 avril 2021, que l'arrêt technique de l'incinérateur de Douchy-les-Mines était prévu dix-huit mois avant la période de sa fermeture. Or, la société Esterra ne justifie avoir recherché de solution alternative que le 22 mars 2021, en sollicitant de surcroît la société Inova, chargée du second exutoire de Noyelles-sous-Lens, avec laquelle elle est liée contractuellement pour assurer la continuité du service. De plus, l'article 10 du cahier des clauses administratives particulières du marché prévoit une clause de maintien des prix du marché notamment en cas d'arrêt technique des exutoires. Dans ces conditions, l'événement dont se prévaut la société requérante ne peut être regardé ni comme extérieur au cocontractant, ni comme imprévisible.

10. Par suite, la société Esterra n'est pas fondée à solliciter le bénéfice d'une indemnité d'imprévision.

11. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il soit besoin de statuer sur la fin de non-recevoir opposée en défense, que la demande de la société Esterra tendant à la condamnation du CHRU de Nancy à lui verser la somme de 184 367,14 euros hors taxes ne peut qu'être rejetée.

Sur les frais liés au litige :

12. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge du CHRU de Nancy, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, la somme que la société Esterra demande au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Il y a lieu, en revanche, de faire application de ces dispositions et de mettre à la charge de la société Esterra une somme de 1 500 euros au titre des frais exposés par le CHRU de Nancy et non compris dans les dépens.

D E C I D E :

Article 1er : La requête de la société Esterra est rejetée.

Article 2 : La société Esterra versera au Centre Hospitalier Régional Universitaire de Nancy une somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : Le présent jugement sera notifié à la société Esterra et au Centre Hospitalier Régional Universitaire de Nancy.

Délibéré après l'audience publique du 21 mars 2024 à laquelle siégeaient :

M. Di Candia, président,

M. Bastian, conseiller,

Mme Philis, conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 11 avril 2024.

La rapporteure,

L. Philis

Le président,

O. Di Candia

La greffière,

L. Bourger

La République mande et ordonne à la préfète de Meurthe-et-Moselle en ce qui la concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.