TA Rouen, 10/06/2024, n°2401880


REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Par une requête, enregistrée le 15 mai 2024 et des mémoires enregistrés les 31 mai et 6 juin 2024, la société IDVERDE, représentée par Me Caron, demande au juge des référés, statuant en application de l'article L. 551-1 du code de justice administrative, dans le dernier état de ses conclusions :

1°) d'annuler la procédure de passation du marché de travaux " Entretien des espaces verts du Département de la Seine-Maritime ", lot n° 7 : " Périphérie de Rouen/Parc de Clères/Château de Martainville/Abbaye de Jumièges ", lancée par le département de la Seine-Maritime, ainsi que l'exécution de toutes les décisions qui s'y rapportent ;

2°) de mettre à la charge du département de la Seine-Maritime la somme de 3 000 euros à lui verser au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que le département de la Seine-Maritime :

- a manqué à son obligation de mise en concurrence, au regard du choix du sous-critère n°1 d'insertion sociale, au sein du critère n°3, qui a pour effet d'avantager les entreprises spécialisées, et notamment l'entreprise attributaire ;

- a commis une rupture du principe d'égalité de traitement entre les candidats, en ce que la méthode de notation du sous-critère précité est, pour les mêmes motifs, irrégulière.

Par deux mémoires en défense, enregistrés les 29 mai et 5 juin 2024, le département de la Seine-Maritime, représenté par son président, conclut au rejet de la requête et à ce que la somme de 1 500 euros soit mise à la charge de la société IDVERDE au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Il demande en outre, à titre subsidiaire que la procédure ne soit annulée qu'à compter de l'examen des offres si, le cas échéant, le tribunal estimait qu'il avait méconnu ses obligations en matière d'information des candidats évincés.

Il soutient que :

- la requête est dépourvue d'objet dès lors qu'il a, par un courriel en date du 28 mai 2024, notifié la société IDVERDE les caractéristiques et avantages de l'offre retenue ;

- les manquements aux règles de publicité et de mise en concurrence invoqués ne sont pas fondé.

Par un mémoire enregistré le 31 mai 2024, l'association ANRH, représentée par son président, conclut au rejet de la requête.

Elle soutient que le temps de travail a été estimé après une visite sur place et en fonction de la productivité moindre du personnel de l'association très majoritairement handicapé, et que compte tenu du chiffre d'affaires, le coût horaire revient à 23 euros / heure, ce qui est courant pour une entreprise adaptée.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code de la commande publique ;

- le code de justice administrative.

Le président du tribunal a désigné Mme Van Muylder, vice-présidente, pour statuer sur les demandes de référé.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique, en présence de M. Mialon, greffier d'audience :

- le rapport de Mme Van Muylder,

- les observations de Me Darmon, pour la société IDVERDE, qui conclut aux mêmes fins et insiste d'une part, sur l'impossibilité pour une entreprise non spécialisée de proposer une offre permettant de concurrencer les entreprises inclusives pour le sous critère n°1 du critère n°3 et, d'autre part, sur le caractère excessif des heures proposées par l'attributaire ;

- les observations de M. A, pour le département de la Seine-Maritime, qui indique d'une part que la méthode de calcul est classique et proportionnelle et, d'autre part que l'évaluation du service était de 3 300 heures ;

- et les observations M. B, pour l'ANRH, qui fait valoir que compte tenu du prix proposé de 100 000 euros, les 4 300 heures ne représentent pas une offre irréaliste.

La clôture de l'instruction est intervenue à l'issue de l'audience.

Considérant ce qui suit :

1. Le Département de la Seine-Maritime a lancé, le 28 décembre 2023, un appel d'offres en la forme de procédure formalisée d'appel d'offres ouvert, pour la passation d'un marché " Entretien des espaces verts du Département de la Seine-Maritime ". Le marché a été passé en huit lots, la date limite de réception des offres étant fixée au 31 janvier 2024. La société IDVERDE a remis une offre pour le lot n° 7 " Périphérie de Rouen/Parc de Clères/Château de Martainville/Abbaye de Jumièges ". Par une lettre du 12 avril 2024, le pouvoir adjudicateur a avisé la société IDVERDE que sa proposition n'était pas retenue, et que le marché était attribué à l'association ANRH, car économiquement la plus avantageuse au regard des critères de jugement énoncés dans le règlement de consultation. La société IDVERDE demande au juge des référés, statuant en application de l'article L. 551-1 du code de justice administrative, d'annuler les décisions rejetant son offre et attribuant le marché à l'association ANRH.

2. Aux termes de l'article L. 551-1 du code de justice administrative : " Le président du tribunal administratif, ou le magistrat qu'il délègue, peut être saisi en cas de manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles est soumise la passation par les pouvoirs adjudicateurs de contrats administratifs ayant pour objet l'exécution de travaux, la livraison de fournitures ou la prestation de services, avec une contrepartie économique constituée par un prix ou un droit d'exploitation, la délégation d'un service public ou la sélection d'un actionnaire opérateur économique d'une société d'économie mixte à opération unique. () / Le juge est saisi avant la conclusion du contrat. ". Aux termes de l'article L. 551-2 du même code : " I. - Le juge peut ordonner à l'auteur du manquement de se conformer à ses obligations et suspendre l'exécution de toute décision qui se rapporte à la passation du contrat, sauf s'il estime, en considération de l'ensemble des intérêts susceptibles d'être lésés et notamment de l'intérêt public, que les conséquences négatives de ces mesures pourraient l'emporter sur leurs avantages. / Il peut, en outre, annuler les décisions qui se rapportent à la passation du contrat et supprimer les clauses ou prescriptions destinées à figurer dans le contrat et qui méconnaissent lesdites obligations. ". L'article L. 551-10 prévoit que : " Les personnes habilitées à engager les recours prévus aux articles L. 551-1 et L. 551-5 sont celles qui ont un intérêt à conclure le contrat ou à entrer au capital de la société d'économie mixte à opération unique et qui sont susceptibles d'être lésées par le manquement invoqué, ainsi que le représentant de l'Etat dans le cas où le contrat doit être conclu par une collectivité territoriale, un groupement de collectivités territoriales ou un établissement public local. () ".

3. Il appartient au juge administratif, saisi en application de l'article L. 551-1 du code de justice administrative, de se prononcer sur le respect des obligations de publicité et de mise en concurrence incombant à l'administration. En vertu de cet article, les personnes habilitées à agir pour mettre fin aux manquements du pouvoir adjudicateur à ses obligations de publicité et de mise en concurrence sont celles qui sont susceptibles d'être lésées par de tels manquements. Il appartient, dès lors, au juge des référés précontractuels de rechercher si l'entreprise qui le saisit se prévaut de manquements qui, eu égard à leur portée et au stade de la procédure auquel ils se rapportent, sont susceptibles de l'avoir lésée ou risquent de la léser, fût-ce de façon indirecte en avantageant une entreprise concurrente.

Sur les conclusions tendant à l'annulation de la procédure :

4. Aux termes L. 2111-1 du code de la commande publique : " La nature et l'étendue des besoins à satisfaire sont déterminées avec précision avant le lancement de la consultation en prenant en compte des objectifs de développement durable dans leurs dimensions économique, sociale et environnementale. " L'article R. 2152-7 du même code dispose que : " Pour attribuer le marché au soumissionnaire ou, le cas échéant, aux soumissionnaires qui ont présenté l'offre économiquement la plus avantageuse, l'acheteur se fonde : 1° Soit sur un critère unique qui peut être : a) Le prix, à condition que le marché ait pour seul objet l'achat de services ou de fournitures standardisés dont la qualité est insusceptible de variation d'un opérateur économique à l'autre ; b) Le coût, déterminé selon une approche globale qui peut être fondée sur le coût du cycle de vie défini à l'article R. 2152-9 ; 2° Soit sur une pluralité de critères non-discriminatoires et liés à l'objet du marché ou à ses conditions d'exécution, parmi lesquels figure le critère du prix ou du coût et un ou plusieurs autres critères comprenant des aspects qualitatifs, environnementaux ou sociaux. Il peut s'agir des critères suivants : a) La qualité, y compris la valeur technique et les caractéristiques esthétiques ou fonctionnelles, l'accessibilité, l'apprentissage, la diversité, les conditions de production et de commercialisation, la garantie de la rémunération équitable des producteurs, le caractère innovant, les performances en matière de protection de l'environnement, de développement des approvisionnements directs de produits de l'agriculture, d'insertion professionnelle des publics en difficulté, la biodiversité, le bien-être animal ; b) Les délais d'exécution, les conditions de livraison, le service après-vente et l'assistance technique, la sécurité des approvisionnements, l'interopérabilité et les caractéristiques opérationnelles ; c) L'organisation, les qualifications et l'expérience du personnel assigné à l'exécution du marché lorsque la qualité du personnel assigné peut avoir une influence significative sur le niveau d'exécution du marché. D'autres critères peuvent être pris en compte s'ils sont justifiés par l'objet du marché ou ses conditions d'exécution. Les critères d'attribution retenus doivent pouvoir être appliqués tant aux variantes qu'aux offres de base. "

5. En premier lieu, il résulte de ces dispositions qu'il appartient au pouvoir adjudicateur de déterminer l'offre économiquement la plus avantageuse en se fondant sur des critères permettant d'apprécier la performance globale des offres au regard de ses besoins, tels que définis à l'article L. 2111-1, compte tenu des objectifs de développement durable. Dans le cadre d'une procédure d'attribution d'un marché qui, eu égard à son objet, est susceptible d'être exécuté, au moins en partie, par des personnels engagés dans une démarche d'insertion, le pouvoir adjudicateur peut légalement prévoir d'apprécier les offres au regard du critère d'insertion professionnelle des publics en difficulté dès lors que ce critère n'est pas discriminatoire et lui permet d'apprécier objectivement ces offres.

6. Il résulte de l'instruction que l'article 4 de la consultation prévoit trois critères, le prix pondéré à 50%, le critère technique pondéré à 35% et un critère " Performances en matière d'insertion sociale et de protection de l'environnement " pondéré à 15%. Ce dernier critère prévoyait deux sous-critères notés sur 5 points chacun, l'un sur les " engagements en matière d'insertion professionnelle des publics en difficulté au regard du volume d'heures par an proposé par le candidat " et l'autre sur " les dispositions environnementales ".

7. La société IDVERDE soutient que le sous-critère lié à l'insertion professionnelle favorise les entreprises inclusives et crée ainsi une rupture d'égalité de traitement entre les candidats. Toutefois, eu égard à la pondération du sous-critère social, représentant 7,5% de la note finale, le pouvoir adjudicateur, qui pouvait légalement retenir un tel sous-critère en lien avec l'objet du marché, n'a pas porté atteinte à l'égalité de traitement des candidats.

8. En second lieu, le pouvoir adjudicateur définit librement la méthode de notation pour la mise en œuvre de chacun des critères de sélection des offres qu'il a définis et rendus publics. Il peut ainsi déterminer tant les éléments d'appréciation pris en compte pour l'élaboration de la note des critères que les modalités de détermination de cette note par combinaison de ces éléments d'appréciation. Une méthode de notation est toutefois entachée d'irrégularité si, en méconnaissance des principes fondamentaux d'égalité de traitement des candidats et de transparence des procédures, les éléments d'appréciation pris en compte pour noter les critères de sélection des offres sont dépourvus de tout lien avec les critères dont ils permettent l'évaluation ou si les modalités de détermination de la note des critères de sélection par combinaison de ces éléments sont, par elles-mêmes, de nature à priver de leur portée ces critères ou à neutraliser leur pondération et sont, de ce fait, susceptibles de conduire, pour la mise en œuvre de chaque critère, à ce que la meilleure note ne soit pas attribuée à la meilleure offre, ou, au regard de l'ensemble des critères pondérés, à ce que l'offre économiquement la plus avantageuse ne soit pas choisie. Il en va ainsi alors même que le pouvoir adjudicateur, qui n'y est pas tenu, aurait rendu publique, dans l'avis d'appel à concurrence ou les documents de la consultation, une telle méthode de notation.

9. Il résulte de l'instruction que le département de la Seine-Maritime a, pour la mise en œuvre du sous-critère social du critère n°3, appliqué la formule suivante (Temps du candidat / meilleure proposition) x note du sous critère. La société IDEVERDE soutient qu'en appliquant la méthode de calcul à l'offre incohérente avec la réalité du marché de l'ANRH, le département de la Seine-Maritime a faussé le jeu de la concurrence. Il résulte de l'instruction que la méthode de notation du sous-critère social se fonde sur le nombre d'heures assurées par le personnel en insertion professionnelle, et qu'elle n'est, par elle-même, pas de nature à porter atteinte au principe de concurrence. Si l'association ANRH a proposé un volume horaire de 4 300 heures en prenant en considération une productivité moindre de son personnel, alors que la société requérante n'en proposait que 70 heures sur un volume total qu'elle estime à 1 800 heures, il résulte des propos tenus à l'audience, non contestés, que l'estimation du service s'élevait à un volume de 3 300 heures. L'association ANRH indique sans être sérieusement contredite, qu'eu égard au prix de son offre, la proposition est économiquement viable. Dans ces conditions, l'application de la méthode de notation du sous-critère n°1 du critère n°3 n'est pas de nature à rompre l'égalité de traitement des candidats.

10. Il résulte de tout ce qui précède que les conclusions de la société IDVERDE tendant à l'annulation de la procédure de passation du marché ne peuvent qu'être rejetées.

Sur les frais liés au litige :

11. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge du département de la Seine-Maritime, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, la somme demandée par la société IDVERDE sur leur fondement. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire droit à la demande du département de la Seine-Maritime présentée sur ce même fondement.

O R D O N N E :

Article 1er : La requête de la société IDVERDE est rejetée.

Article 2 : Les conclusions du département de la Seine-Maritime présentées sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 3 : La présente ordonnance sera notifiée à la société IDVERDE, à l'association ANRH et au département de la Seine-Maritime.

Fait à Rouen, le 10 juin 2024.

La juge des référés

C. Van Muylder

Le greffier,

J.-B. Mialon

La République mande et ordonne au préfet de la Seine-Maritime en ce qui le concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.