TA Rouen, 19/01/2024, n°2003736


REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Par une requête enregistrée le 14 septembre 2020, et des mémoires enregistrés le 28 juin 2021 et 18 octobre 2023, Mme C A et M. E D, représentés par Me Enard-Bazire, demandent au tribunal :

1°) de condamner la communauté urbaine Le Havre Seine Métropole (CULHSM) à leur verser la somme de 73 198,33 euros en réparation du préjudice matériel, des troubles dans les conditions d'existence et du préjudice moral qu'ils ont subis du fait des travaux que la communauté urbaine a effectués, ainsi que ceux qu'elle n'a pas effectués, sur leur propriété située au 96 rue Pierre Loti au Havre, dans le cadre de la réalisation des lignes de tramway de l'agglomération havraise ;

2°) de mettre à la charge de la CULHSM la somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Ils soutiennent que :

- leur requête a été portée devant une juridiction compétente pour en connaître dès lors que l'acte authentique du 22 mars 2011 par lequel ils ont acquis leur propriété auprès de la CULHSM est un contrat administratif en raison des clauses exorbitantes du droit commun qu'il contient ;

- leur requête est recevable ;

- la responsabilité sans faute de la CULHSM est engagée, en tant que maître de l'ouvrage, dès lors qu'ils ont la qualité de tiers aux travaux publics que la communauté urbaine a réalisés sur leur propriété en application de l'acte d'acquisition du 22 mars 2011, ainsi que l'a constaté l'expert judiciaire désigné par le tribunal de grande instance du Havre dans son rapport du 4 mai 2018 ;

- la responsabilité de la CULHSM est également engagée pour défaut d'entretien de l'ouvrage public à l'égard des usagers et en raison des dommages qu'ils ont subis et sont anormaux ;

- la CULHSM a manqué aux obligations contractuelles prévues par l'acte du 22 mars 2011 et n'a pas tenu sa promesse de réaliser les travaux, ce qui engage sa responsabilité pour faute ;

- les travaux que la CULHSM a mal exécutés et ceux qu'elle n'a pas exécutés leur ont occasionnés un préjudice matériel, ainsi que des troubles dans leurs conditions d'existence et un préjudice moral.

Par un mémoire en défense, enregistré le 16 avril 2021, la communauté urbaine Le Havre Seine Métropole (CULHSM), représentée par Me Drezet, conclut, à titre principal, au rejet de la requête et à ce que la somme de 2 500 euros soit mise à la charge de Mme A et de M. D au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, à titre subsidiaire, à ce que le montant de l'indemnisation allouée soit réduite à de plus justes proportions et à ce que la société Eiffage travaux publics (TP) Ouest soit condamnée à la garantir de toutes condamnations prononcées à son encontre.

Elle fait valoir que :

- sa responsabilité sans faute ne peut être engagée dès lors que Mme A et M. D ne peuvent être considérés comme tiers à l'ouvrage puisqu'ils en usent et bénéficient des travaux litigieux ;

- si les requérants ont la qualité d'usagers, certains dommages relevés par le rapport d'expertise du 4 mai 2018 ne correspondent pas à un défaut d'entretien normal et à un dommage anormal, alors que d'autres travaux, qui n'étaient pas prévus par l'acte de vente du 22 mars 2011, ne relevaient pas de sa responsabilité ;

- elle n'a pas manqué à ses engagements contractuels dès lors qu'elle a réalisés les travaux prévus par l'acte de vente ;

- elle est fondée à appeler en garantie la société Eiffage Route Ile-de-France/Centre Ouest (Eiffage), qui a réalisé les travaux litigieux, à titre principal, au titre de sa responsabilité contractuelle et, à titre subsidiaire, au titre de la garantie décennale.

Par un mémoire en défense, enregistré le 5 octobre 2023, la société Eiffage Route Ile-de-France/Centre Ouest (Eiffage), représentée par Me Duteil, conclut, à titre principal, au rejet de l'appel en garantie formé par la communauté urbaine Le Havre Seine Métropole (CULHSM) dès lors que la requête de Mme A et de M. D ne relève pas de la compétence de la juridiction administrative, à titre subsidiaire, dès lors que cette requête est mal fondée, à titre plus subsidiaire, dès lors que l'appel en garantie est mal fondé, et à titre infiniment subsidiaire, à ce que le montant de l'indemnisation allouée aux requérants soit réduit à de plus justes proportions et à ce que l'appel en garantie soit limité à son éventuelle part de responsabilité, ainsi qu'à la mise à la charge de Mme A et de M. D la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle fait valoir que :

- la requête ne relève pas de la compétence de la juridiction administrative dès lors qu'elle est fondée sur l'exécution d'un contrat de droit privé qui n'a pas pour objet l'exécution d'un service public et qui ne comporte pas de clauses exorbitantes du droit commun, et alors même que ce contrat est relatif à l'exécution de travaux publics ;

- la responsabilité sans faute de la CULHSM ne peut être engagée dès lors que les requérants n'ont pas la qualité de tiers mais d'usagers de l'ouvrage public ;

- la CULHSM n'est pas fondée à l'appeler en garantie, que ce soit au titre de sa responsabilité contractuelle ou de la garantie décennale.

Par une ordonnance du 23 octobre 2023, la clôture d'instruction a été fixée au 10 novembre 2023 à 12 heures.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la loi du 24 mai 1872 relative au Tribunal des conflits ;

- le décret n° 2015-233 du 27 février 2015 ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Armand,

- les conclusions de Mme Delacour, rapporteur public,

- et les observations de Mme B, pour Mme A et M. D, de Me Coquerel pour la communauté urbaine Le Havre Seine Métropole et de Me Roche pour la société Eiffage Route Ile-de-France / Centre Ouest.

Considérant ce qui suit :

1. Après avoir signé un compromis de vente le 5 novembre 2010, Mme A et M. D ont acquis, par un acte authentique du 22 mars 2011, auprès de la communauté de l'agglomération havraise (CODAH), devenue communauté urbaine Le Havre Seine Métropole (CULHSM), une propriété située au 96 rue Pierre Loti au Havre. Cet acte prévoyait, dans le cadre de la construction de la première ligne de tramway de la ville du Havre, que la CODAH devait réaliser et prendre en charge des travaux portant sur le recul de la clôture, la démolition du garage et la reconstitution d'une place de stationnement sur l'emplacement du garage à l'intérieur de la propriété. Ces travaux ont été confiés par la CODAH à la société Eiffage Travaux Publics Ouest, désormais dénommée Eiffage Route Ile-de-France/Centre Ouest (Eiffage), et aux sociétés Clôtures Bataille et Clôtures Mariette. Estimant que certains travaux n'avaient pas été exécutés dans les règles de l'art et que d'autres n'avaient pas été réalisés, Mme A et M. D ont assigné la CODAH devant le président du tribunal de grande instance du Havre statuant en référé qui, par une ordonnance du 29 avril 2014, a ordonné une mesure d'expertise, laquelle a été étendue aux sociétés intervenantes par une ordonnance du 29 juillet 2016. L'expert a déposé son rapport le 4 mai 2018. Le 24 septembre 2020, le juge de la mise en l'état du tribunal judiciaire du Havre a rejeté la demande présentée par les intéressés, tendant à la réparation par la CODAH des préjudices subis du fait de l'absence de réalisation ou de la non-réalisation dans les règles de l'art des travaux qu'elle s'était engagée à effectuer, comme portée devant une juridiction incompétente pour en connaître. Par deux réclamations des 17 juin et 14 septembre 2020, Mme A et M. D ont présenté une réclamation préalable auprès de la CULHSM tendant à la réparation de ces mêmes préjudices. Ces réclamations ayant été implicitement rejetées, ils demandent au tribunal de condamner la CULHSM à leur verser la somme de 73 198,33 euros en réparation du préjudice matériel, des troubles dans les conditions d'existence et du préjudice moral qu'ils estiment avoir subis.

Sur la compétence de la juridiction administrative :

2. D'une part, le contrat par lequel une personne publique cède des biens immobiliers faisant partie de son domaine privé est en principe un contrat de droit privé, sauf si ce contrat a pour objet l'exécution d'un service public ou s'il comporte des clauses qui, notamment par les prérogatives reconnues à la personne publique contractante dans l'exécution du contrat, impliquent, dans l'intérêt général, qu'il relève du régime exorbitant des contrats administratifs. En outre, lorsqu'une personne privée est liée à une personne publique par un contrat, elle n'a pas d'autre action en responsabilité contre cette personne publique que celle procédant de ce contrat. Dès lors, lorsque ce contrat n'est pas administratif, il n'appartient pas à la juridiction administrative de connaître de cette action en responsabilité.

3. D'autre part, même lorsqu'ils sont exécutés sur une propriété privée et sous réserve qu'ils n'aient pas été effectués par emprise irrégulière, les travaux immobiliers effectués par ou pour une collectivité publique dans un but d'intérêt général présentent le caractère de travaux publics.

4. Aux termes de l'article 35 du décret du 27 février 2015 relatif au Tribunal des conflits et aux questions préjudicielles : " Lorsqu'une juridiction est saisie d'un litige qui présente à juger, soit sur l'action introduite, soit sur une exception, une question de compétence soulevant une difficulté sérieuse et mettant en jeu la séparation des ordres de juridiction, elle peut, par une décision motivée qui n'est susceptible d'aucun recours, renvoyer au Tribunal des conflits le soin de décider sur cette question de compétence. La juridiction saisie transmet sa décision et les mémoires ou conclusions des parties au Tribunal des conflits. L'instance est suspendue jusqu'à la décision du Tribunal des conflits ".

5. Il est constant que par l'acte de vente conclu le 22 mars 2011, la CODAH a cédé à Mme A et M. D un terrain situé au 96 rue Pierre Loti au Havre faisant partie de son domaine privé. Il n'est pas contesté que cette vente n'a pas eu pour objet l'exécution d'un service public. Si ce contrat comporte une clause mettant à la charge de la CODAH des travaux portant sur le recul de la clôture, la démolition du garage et la reconstitution d'une place de stationnement sur l'emplacement du garage à l'intérieur de la propriété, cette clause, qui a d'ailleurs bénéficié à la personne privée contractante et non à la personne publique, n'a pas fait naitre entre les parties des droits et obligations étrangers par leur nature à ceux qui sont susceptibles d'être consentis par quiconque dans le cadre des lois civiles et commerciales, et n'implique donc pas que, dans l'intérêt général, le contrat relève du régime exorbitant des contrats administratifs. L'action en responsabilité introduite par Mme A et M. D procède donc d'un contrat de droit privé, dont il n'appartient pas à la juridiction administrative de connaître.

6. Toutefois, il est tout aussi constant que les travaux immobiliers litigieux ont été effectués pour le compte de la CODAH dans le cadre de l'opération, d'intérêt général, de réalisation d'une première ligne de tramways dans la ville du Havre. Dès lors, ces travaux ont le caractère de travaux publics. Par suite, la demande présentée par les requérants tendant à obtenir la réparation des conséquences dommageables résultant de l'exécution ou de l'inexécution de ces travaux relève de la compétence du juge administratif.

7. La question de compétence posée aux points 5 et 6 de la présente décision soulève une difficulté sérieuse et mettant en jeu la séparation des ordres de juridiction. Dès lors, il y a lieu, en application de l'article 35 du décret du 27 février 2015, de renvoyer au Tribunal des conflits le soin de décider sur cette question de compétence et de surseoir à statuer jusqu'à ce que le Tribunal des conflits ait décidé sur cette question.

D E C I D E :

Article 1er : L'affaire est renvoyée au Tribunal des conflits.

Article 2 : Il est sursis à statuer sur la requête de Mme A et M. D jusqu'à ce que le Tribunal des conflits ait décidé sur la question de savoir si la juridiction administrative est compétente pour connaître de l'action en réparation dirigée par Mme A et M. D contre

la communauté urbaine Le Havre Seine Métropole.

Article 3 : Le présent jugement sera notifié à Mme C A et M. E D, à la communauté urbaine Le Havre Seine Métropole et à la société Eiffage Route Ile-de-France/Centre Ouest.

Délibéré après l'audience du 22 décembre 2023, à laquelle siégeaient :

- Mme Van Muylder, présidente,

- M. Armand, premier conseiller,

- M. Cotraud, premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 19 janvier 2024.

Le rapporteur,

G. ARMAND

La présidente,

C. VAN MUYLDER Le greffier,

J.-B. MIALON