Vu les procédures suivantes :
Par une requête et un mémoire enregistrés le 25 juillet 2022 et le 29 mars 2024, la société Eveha, représentée par Me Kurt, demande au tribunal :
1°) de condamner la communauté urbaine Caen la Mer à lui verser la somme de 45 775,50 euros en réparation des préjudices qu'elle estime avoir subis du fait de son éviction irrégulière du marché public de fouilles archéologiques préventives préalables à la réalisation du projet d'extension du parking usager de l'aéroport Caen-Carpiquet ;
2°) de mettre à la charge de la communauté urbaine Caen la Mer la somme de 3 500 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- la communauté urbaine Caen la Mer a commis une faute en retenant l'offre de l'Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP) en raison du mode de fonctionnement de cet établissement , qui méconnaît gravement le droit de la concurrence ; l'INRAP use de pratiques anticoncurrentielles qui ont notamment été révélées par la procédure dite d'engagements ouverte en 2015 devant l'autorité de la concurrence au terme de laquelle l'institut s'est engagé, à la suite de la décision du 1er juin 2017 de l'autorité de la concurrence, à mettre en place une comptabilité analytique propre à chacune de ses activités lucratives et non lucratives pour justifier notamment de la non affectation à ses activités lucratives de subventions publiques perçues dans le cadre de ses activités de service public ; à ce jour l'INRAP ne dispose toujours pas d'une comptabilité analytique séparée ; à défaut d'une comptabilité analytique hermétique et efficiente, il est légitime de penser que l'INRAP perçoit un avantage au titre de sa mission de service public de diagnostic ;
- elle a également commis une faute en s'abstenant de contrôler la sincérité de l'offre de prix de l'INRAP ; celle-ci étant inférieure de 51,88 % à celle du bureau d'études Eveha, soit un écart de 118 741,65 euros, il appartenait au pouvoir adjudicateur de s'assurer que l'ensemble des coûts directs et indirects avaient été pris en compte pour fixer ce prix en demandant la production des documents nécessaires ;
- alors que son offre a été rejetée à l'issue d'une procédure irrégulière, elle avait une chance très sérieuse de remporter le marché, son offre ayant été classée en deuxième position avec des notes identiques s'agissant de l'ensemble des critères à l'exception du critère du prix ;
- elle est dès lors bien fondée à solliciter une indemnisation du manque à gagner qu'elle a subi à raison de son éviction irrégulière ; ce manque à gagner doit être déterminé en fonction du taux de marge net additionnel qu'aurait généré cette opération si elle avait obtenu le marché ; le taux de marge net qu'elle entendait effectuer s'élevant à 20 % du montant total de l'offre proposée, elle a droit au versement d'une somme de 35 047,60 euros.
Par un mémoire enregistré le 8 septembre 2023, la communauté urbaine Caen la Mer, représentée par Me Phelip, conclut, à titre principal, au rejet de la requête ou, subsidiairement, à ce que le montant de l'indemnisation sollicité par la requérante soit réduit à de plus justes proportions et, en tout état de cause, à ce que la somme de 2 000 euros soit mise à la charge de la société Eveha au titre des frais de l'instance.
Elle soutient que :
- l'offre de la société Eveha était irrégulière dès lors que son montant était supérieur au seuil règlementaire fixé pour les marchés publics de fournitures et de services passés en procédure adaptée ; une telle irrégularité ne pouvait pas faire l'objet d'une invitation à régularisation, laquelle a seulement vocation à permettre la rectification d'erreurs matérielles ; la société Eveha ne peut dès lors être regardée comme ayant été lésée par les manquements qu'elle invoque ;
- la seule circonstance qu'un opérateur public reçoive des subventions à raison de ses missions de service public ne suffit pas à établir que l'offre remise porterait atteinte au principe de libre concurrence ; la communauté urbaine Caen la Mer n'a commis aucune faute en ne sollicitant pas la production de documents comptables pour s'assurer de la régularité du prix proposé par l'INRAP dès lors que son offre n'était pas techniquement comparable à celle de la société Eveha ; par ailleurs, il n'appartient pas au pouvoir adjudicateur de solliciter de telles pièces lorsque l'offre de l'opérateur public correspond aux estimations d'un service déconcentré de l'Etat et que l'offre du candidat évincé est largement supérieure au coût estimé du marché ; en l'espèce, le coût estimatif du marché avait été estimé à 150 000 euros toutes taxes comprises et l'INRAP a présenté une offre d'un montant de 132 162,73 euros toutes taxes comprises, ce qui ne correspond pas à un prix anormalement bas ;
- la société Eveha ne peut être regardée comme ayant été privée d'une chance sérieuse d'obtenir le marché dès lors que son offre, évaluée à 274 653 euros toutes taxes comprises, était nettement supérieure aux seuils règlementaires applicables à un marché public de fournitures et de services en procédure adaptée et était dès lors irrégulière ; la procédure aurait dès lors nécessairement été déclarée infructueuse si l'offre de l'INRAP n'avait pas été acceptée ;
- en tout état de cause, la société Eveha ne justifie aucunement du taux de marge d'activité qu'elle estime à 20 % ; ce taux n'est pas cohérent au regard des données publiques faisant apparaître, pour l'exercice 2021, un taux de marge net de 5 % et un taux négatif pour les exercices précédents.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code de la commande publique ;
- le décret n° 2012-1246 du 7 novembre 2012 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Remigy,
- les conclusions de Mme Absolon, rapporteure publique,
- et les observations de Me Bouët, représentant la société Eveha et de Me Duneme, représentant la communauté urbaine de Caen la Mer.
Une note en délibéré, présentée pour la société Eveha, a été enregistrée le 15 avril 2024.
Considérant ce qui suit :
1. La communauté urbaine Caen la Mer a engagé en 2021, dans le cadre d'une procédure adaptée, une consultation pour l'attribution d'un marché public portant sur la réalisation de fouilles archéologiques sur l'emprise de la future extension du parking usager de l'aéroport Caen-Carpiquet. L'Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP) et la société Eveha ont présenté une offre. Par un courrier du 21 juin 2021, la communauté urbaine Caen la Mer a informé la société Eveha du rejet de son offre, le marché ayant été attribué à l'INRAP pour un montant de 110 135,85 euros hors taxe. Par courrier du 28 avril 2022, la société Eveha a formé une demande indemnitaire préalable en sollicitant une indemnisation à hauteur de 45 775,50 euros auprès de la communauté urbaine Caen la Mer, qui l'a rejetée par un courrier du 9 juin 2022. La société Eveha demande la condamnation de la communauté urbaine Caen la Mer à lui verser la somme de 45 775,50 euros en réparation du préjudice subi à raison de son éviction irrégulière.
Sur les conclusions à fin de condamnation :
2. La société Eveha entend engager la responsabilité de la communauté urbaine Caen la Mer et demande à être indemnisée du manque à gagner résultant de son éviction irrégulière.
En ce qui concerne la faute de la communauté urbaine Caen la Mer :
3. D'une part, si une personne publique peut se porter candidate à l'attribution d'un contrat de commande publique pour répondre aux besoins d'une autre personne publique, ce n'est qu'à condition que sa candidature réponde à un intérêt public et qu'elle ne fausse pas les conditions de la concurrence. En particulier, le prix proposé par la personne publique candidate doit être déterminé en prenant en compte l'ensemble des coûts directs et indirects concourant à sa formation, sans qu'elle bénéficie, pour le déterminer, d'un avantage découlant des ressources ou des moyens qui lui sont attribués au titre de ses missions de service public et à condition qu'elle puisse, si nécessaire, en justifier par ses documents comptables ou tout autre moyen d'information approprié.
4. D'autre part, lorsque le prix de l'offre d'une personne publique candidate est nettement inférieur aux offres des autres candidats, il appartient au pouvoir adjudicateur de s'assurer, en demandant la production des documents nécessaires, que l'ensemble des coûts directs et indirects a été pris en compte pour fixer ce prix, afin que ne soient pas faussées les conditions de la concurrence. Si l'offre de la personne publique est retenue et si le prix de l'offre est contesté dans le cadre d'un recours formé par un tiers, il appartient au juge administratif de vérifier que le pouvoir adjudicateur ne s'est pas fondé, pour retenir cette offre, sur un prix manifestement sous-estimé au regard de l'ensemble des coûts exposés et au vu des documents communiqués par la personne publique candidate.
5. Il résulte de l'instruction que les critères d'attribution du marché comprenaient le prix des prestations, pondéré à 50 %, la pertinence et la qualité des moyens mis en œuvre, pondéré à 10 %, la méthode et les techniques employées suivant les types de recherche, pondéré à 35 % et enfin la pertinence du planning et des mesures de sécurité mises en œuvre par phase, pondéré à 5 %. L'offre présentée par la société Eveha, dont le prix s'élevait à 228 877,50 euros hors taxes, a été classée en seconde et dernière position avec un total de 74,06 points sur 100, le marché ayant été attribué à l'INRAP, qui a obtenu le nombre maximal de points compte tenu de son offre de prix, d'un montant de 110 135,85 euros hors taxes. L'offre de prix proposée par l'INRAP était ainsi inférieure de près de 52 % à celle de la société Eveha, en dépit de leur équivalence technique, les deux candidats ayant obtenu des notes identiques pour l'ensemble des critères à l'exception du prix. Elle était également inférieure au coût prévisionnel du marché, estimé à 150 000 euros par les services de la direction régionale des affaires culturelles de Normandie. Compte tenu par ailleurs des missions de service public confiées à l'INRAP en matière de diagnostic préalable aux fouilles archéologiques, et à défaut pour la communauté urbaine d'établir que cette différence de prix significative était justifiée au regard des documents qui lui ont été communiqués par l'INRAP, il ne résulte pas de l'instruction que ce prix n'inclurait pas un avantage découlant des ressources ou des moyens qui sont attribués à cet établissement public au titre de ses missions de service public. Par suite, la société Eveha est fondée à soutenir que la communauté urbaine Caen la mer a manqué à ses obligations en ne procédant pas à la vérification des conditions de constitution de l'offre de prix de l'INRAP.
En ce qui concerne le préjudice :
6. D'une part, aux termes de l'article L. 2152-2 du code de la commande publique : " Une offre irrégulière est une offre qui ne respecte pas les exigences formulées dans les documents de la consultation, en particulier parce qu'elle est incomplète, ou qui méconnaît la législation applicable notamment en matière sociale et environnementale. ".
7. D'autre part, lorsqu'un candidat à l'attribution d'un contrat public demande la réparation du préjudice né de son éviction irrégulière de ce contrat et qu'il existe un lien direct de causalité entre la faute résultant de l'irrégularité et les préjudices invoqués par le requérant à cause de son éviction, il appartient au juge de vérifier si le candidat était ou non dépourvu de toute chance de remporter le contrat. En l'absence de toute chance, il n'a droit à aucune indemnité. Dans le cas contraire, il a droit en principe au remboursement des frais qu'il a engagés pour présenter son offre. Il convient en outre de rechercher si le candidat irrégulièrement évincé avait des chances sérieuses d'emporter le contrat conclu avec un autre candidat. Si tel est le cas, il a droit à être indemnisé de son manque à gagner, incluant nécessairement, puisqu'ils ont été intégrés dans ses charges, les frais de présentation de l'offre, lesquels n'ont donc pas à faire l'objet, sauf stipulation contraire du contrat, d'une indemnisation spécifique. Ce manque à gagner doit être déterminé non en fonction du taux de marge brute constaté dans son activité mais en fonction du bénéfice net que lui aurait procuré le marché si elle l'avait obtenu. En revanche, le candidat ne peut prétendre à une indemnisation de ce manque à gagner si la personne publique renonce à conclure le contrat pour un motif d'intérêt général.
8. Il résulte de l'instruction que la société Eveha a vu son offre classée en seconde position compte tenu de la note qui lui a été attribuée pour le critère du prix des prestations, déterminée, selon le règlement de la consultation, en tenant compte de l'écart de prix avec l'offre la moins disante, laquelle se voyait attribuer la note maximale. La communauté urbaine Caen la Mer ne peut utilement faire valoir que l'offre de la société Eveha aurait nécessairement été écartée pour irrégularité dès lors qu'elle était supérieure au seuil de procédure de passation du marché litigieux dès lors qu'aucune limite de montant n'avait été fixée par les documents de la consultation. Par ailleurs, ainsi qu'il a été dit au point 5, les deux candidats ont obtenu des notes identiques pour l'ensemble des autres critères. Dans ces conditions, la société Eveha, dont l'offre a été rejetée à l'issue d'une procédure irrégulière, disposait d'une chance sérieuse de remporter le marché et est fondée à demander une indemnisation pour le manque à gagner subi, déterminé en fonction du bénéfice net que lui aurait procuré le marché si elle l'avait obtenu.
9. Il résulte de l'instruction que la société Eveha a dégagé, pour les années 2021 et 2022, un bénéfice net moyen de 6 %. Dans ces conditions, il sera fait une exacte appréciation du manque à gagner subi par la société Eveha en l'évaluant à 13 732, 65 euros.
10. Il résulte de ce qui précède que la société Eveha est fondée à demander la condamnation de la communauté urbaine Caen la Mer à lui verser une somme de 13 732, 65 euros.
Sur les frais de l'instance :
11. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de la communauté urbaine Caen la Mer la somme de 1 500 euros à verser à la société Eveha en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. En revanche, ces dispositions font obstacle à ce que soit mise à la charge de la société Eveha, qui n'est pas partie perdante, la somme que la communauté urbaine Caen la Mer demande au titre des frais qu'elle a exposés à l'instance.
D E C I D E :
Article 1er : La communauté urbaine Caen la Mer est condamnée à payer la somme de 13 732,65 euros à la société Eveha au titre du préjudice subi du fait de son éviction irrégulière.
Article 2 : La communauté urbaine Caen la Mer versera la somme de 1 500 euros à la société Eveha en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Les conclusions présentées par la communauté urbaine Caen la Mer sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative doivent être rejetées.
Article 4 : Le présent jugement sera notifié à la société Eveha et à la communauté urbaine Caen la Mer.
Délibéré après l'audience du 9 avril 2024, à laquelle siégeaient :
- Mme Rouland-Boyer, présidente,
- Mme Créantor, conseillère,
- Mme Remigy, conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 23 mai 2024.
La rapporteure,
SIGNÉ
J. REMIGY
La présidente,
SIGNÉ
H. ROULAND-BOYER
La greffière,
SIGNÉ
E. BLOYET
La République mande et ordonne au préfet du Calvados en ce qui le concerne, ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme,
La greffière,
E. BLOYET