CAA de Versailles, 22 décembre 2023, n° 21VE00229
Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
La société Estèves Frères a demandé au tribunal administratif de Cergy-Pontoise de condamner l'Etat à lui verser la somme de 929 087,25 euros, assortie des intérêts moratoires et de leur capitalisation, en paiement du solde du lot n° 1 " travaux généraux et second œuvre " de l'opération de restructuration du centre informatique situé au fort du Mont Valérien, dont elle était titulaire.
Par un jugement n° 1801610 du 1er décembre 2020, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise a rejeté sa demande.
Procédure devant la cour :
Par une requête et un mémoire, enregistrés les 25 janvier 2021 et 21 juillet 2023, la SA Estèves Frères, représentée par Me Piquet, avocate, demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement ;
2°) de condamner l'Etat à lui verser la somme de 929 087,25 euros, assortie des intérêts moratoires et de leur capitalisation, en paiement du solde des travaux exécutés ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 800 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
La société soutient que :
- le jugement est entaché d'une erreur d'appréciation s'agissant de l'imputabilité du retard de chantier et de sa durée ; contrairement par ailleurs à ce qu'indique le jugement, la société avait bien invoqué la faute commise par l'Etat dans l'exercice de ses pouvoirs de contrôle et de direction du marché ; les juges se sont également mépris sur la période à prendre en considération pour le calcul du préjudice subi par la société ; les juges ont également commis une erreur de droit et d'appréciation en considérant que la société n'établissait pas son préjudicie au titre de sa demande formulée sur le fondement des sujétions imprévues ;
- c'est à tort que le ministère lui a infligé des pénalités de retard, dès lors que le retard de chantier est imputable, d'une part, au contrôleur technique, qui a tardé à émettre ses avis sur les documents transmis et dont certaines demandes étaient injustifiées, d'autre part, à la réalisation des travaux de désamiantage, qui a accusé un retard de onze mois, lequel n'a pu être totalement compensé par les prolongations de délai décidées par le maître d'ouvrage ;
- il y a donc lieu de la décharger de la somme de 112 549,22 euros mise à sa charge au titre des pénalités de retard ;
- la responsabilité contractuelle de l'Etat est engagée du fait des fautes commises par celui-ci dans l'exercice de ses pouvoirs de contrôle et de direction du marché ;
- son préjudice total s'élève à la somme de 845 258,68 euros, dont 26 119,88 euros mensuels au titre des frais de personnel supplémentaires, 10 450 euros HT mensuels au titre du coût de location du matériel supplémentaire et 350 000 euros HT de perte de chiffre d'affaires ;
- la responsabilité de l'Etat est également engagée au titre des sujétions imprévues dès lors que le retard de onze mois pris par le chantier a entraîné un bouleversement de l'économie du contrat.
Par un mémoire en défense, enregistré le 1er mars 2022, la ministre des armées demande à la cour de rejeter la requête et de mettre à la charge de la société appelante la somme de 2 400 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative en faisant valoir que les moyens soulevés par la société Estèves Frères ne sont pas fondés.
Par une ordonnance du 20 juillet 2023, la clôture de l'instruction a été fixée au 15 septembre 2023.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code des marchés publics ;
- le décret n° 2013-269 du 29 mars 2013 relatif à la lutte contre les retards de paiement dans les contrats de la commande publique ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Florent,
- les conclusions de Mme Villette, rapporteure publique,
- et les observations de Me Piquet, pour la société Estèves Frères, le ministre des armées n'étant ni présent ni représenté.
Considérant ce qui suit :
1. L'Etat a engagé, sous la maitrise d'ouvrage et la maitrise d'œuvre du ministère de la défense, le désamiantage et la restructuration d'un centre informatique situé dans les bâtiments du fort du Mont-Valérien. Les travaux devaient se dérouler sur trois implantations : le bâtiment 27, le bâtiment 35 et la plateforme des groupes froids. Le lot n° 1 " travaux généraux de second œuvre " du marché de restructuration, composé d'une tranche ferme de 8 mois et d'une tranche conditionnelle de 6 mois affermie le 10 décembre 2013, a été attribué à la société Estèves Frères par acte d'engagement du 21 novembre 2013, pour un prix global et forfaitaire de 2 282 539 euros hors taxes. Par deux avenants des 26 janvier 2015 et 31 août 2015, le montant total du lot a été porté à 2 692 560,80 euros hors taxes. La fin du délai global d'exécution avait été fixée respectivement au 1er décembre 2014 pour la tranche ferme, débutée le 1er janvier 2014 (par ordre de service n° 3) et au 3 décembre 2014 pour la tranche conditionnelle, débutée le 3 juin 2014 (par ordre de service n° 10), période de préparation de deux mois non comprise mais pouvant être réalisée simultanément aux travaux. Le 28 novembre 2014, ce délai a été prolongé au 15 mai 2015 pour les deux tranches par l'ordre de service n° 22 puis au 15 juillet 2015, par un ordre de service n° 24 du 7 mai 2015. Après une décision de non-réception du 3 août 2015, les travaux ont été réceptionnés avec réserves le 2 décembre 2015, pour les deux tranches. Le décompte général a été notifié le 29 mars 2017 avec un solde débiteur de 2 851,40 euros toutes taxes comprises. Le 26 avril 2017, la société Estèves Frères a signé le décompte " avec réserves " et adressé à la ministre des armées un mémoire en réclamation contestant, d'une part, les pénalités de retard qui lui étaient infligées et sollicitant, d'autre part, le versement d'une indemnité représentative des préjudices nés du retard pris par le chantier. Il n'a pas été répondu à ce mémoire et la société a saisi le conciliateur qui, le 27 novembre 2017, l'a invitée à renoncer à ses demandes indemnitaires en contrepartie d'une décharge des pénalités. La société Estèves Frères, qui n'a pas donné suite à cette proposition, a sollicité du tribunal administratif de Cergy-Pontoise la condamnation de l'Etat à lui verser, en règlement du solde du marché, la somme de 929 087,25 euros. Par la présente requête, la société relève appel du jugement du 1er décembre 2020 par lequel le tribunal a rejeté sa demande.
Sur la régularité du jugement attaqué :
2. Hormis dans le cas où le juge de première instance a méconnu les règles de compétence, de forme ou de procédure qui s'imposaient à lui et a ainsi entaché son jugement d'une irrégularité, il appartient au juge d'appel, non d'apprécier le bien-fondé des motifs par lesquels le juge de première instance s'est prononcé sur les moyens qui lui étaient soumis, mais de se prononcer directement sur les moyens dirigés contre la décision administrative contestée dont il est saisi dans le cadre de l'effet dévolutif de l'appel. La société Estèves Frères ne peut donc utilement se prévaloir de l'erreur de droit ou de l'erreur d'appréciation qu'auraient commises les premiers juges pour demander l'annulation du jugement attaqué.
Sur le bien-fondé du jugement attaqué :
S'agissant de la demande de décharge des pénalités de retard infligées à la société Estèves Frères :
3. La société conteste le bien-fondé des pénalités de retard d'un montant de 112 549,22 euros qui lui ont été infligées pour avoir achevé ses travaux le 2 décembre 2015 alors que la date de fin de chantier avait été fixée au 15 juillet 2015 en faisant valoir que ce retard est en réalité imputable, d'une part, au contrôleur technique, qui en tardant à rendre ses avis, n'a pas permis le démarrage des travaux et, d'autre part, à l'entreprise en charge du désamiantage qui, en ne respectant pas les délais qui lui étaient impartis pour exécuter sa prestation, l'a empêchée d'accéder au bâtiment n° 27.
4. Il résulte en particulier de l'instruction que les travaux de désamiantage, qui faisaient l'objet d'un marché séparé et devaient être achevés à la fin du mois de mai 2014, ont pris un retard conséquent et que le bâtiment 27 n'a pu être mis à disposition de la société Estèves Frères que tardivement et de façon fractionnée. Ainsi, il résulte de l'instruction que la salle R40, ayant nécessité la réalisation d'importants travaux supplémentaires de renforcement de la charpente métallique, n'a été mise à disposition de la société appelante qu'à compter du 14 novembre 2014, soit avec cinq mois et demi de retard. Si avant cette date une visite de chantier avait été organisée le 29 septembre 2014 en présence du bureau d'étude de la société Estèves Frères, il résulte du courrier de la société appelante du 3 octobre 2014 qu'aucune étude n'avait pu néanmoins être lancée à cette date compte tenu du désaccord de la DIRISI avec le projet du lot n° 2, lequel conditionnait les travaux de la société et que ce n'est ainsi seulement qu'à compter du 14 novembre 2014 que la société Estèves Frères a été mise en mesure de réaliser les études nécessaires à ses travaux. En outre, alors que l'entreprise avait transmis ses études d'exécution concernant le renforcement de la structure le 24 novembre 2014, le contrôleur technique, qui aurait contractuellement dû répondre en dix jours, n'a émis un avis favorable que le 30 mars 2015 or la ministre des armées ne fournit aucune explication concernant ce retard, notamment en ce qui concerne la qualité des études produites. Cet avis conditionnait par ailleurs le début des travaux qui ont donc commencé avec plus de trois mois supplémentaires de retard. La ministre des armées ne conteste pas par ailleurs que la dernière zone de désamiantage (zone 6) n'a été mise à disposition de la société Estèves Frères qu'à la fin du mois de février 2015, soit neuf mois après la date initialement prévue, ni qu'un retard supplémentaire de deux mois et demi lié aux travaux du lot n° 2 dans les salles R20 et R60 avait pu être constaté par l'entreprise par courrier du 1er juillet 2015. Enfin, si la société a connu quelques retards dans la transmission de ses études au démarrage de chantier, la ministre des armées, qui n'a pas appliqué de pénalité de retard sur des délais partiels et ne produit aucun calendrier de chantier, n'établit pas que le retard global de chantier serait imputable à la société Estèves Frères.
5. Il résulte de ce qui précède que la société Estèves Frères est fondée à soutenir que c'est à tort que les premiers juges ont rejeté sa demande de décharge des pénalités de retard mises à sa charge.
S'agissant de la demande d'indemnisation des préjudices causés par le retard de chantier :
6. Les difficultés rencontrées dans l'exécution d'un marché à forfait ne peuvent ouvrir droit à indemnité au profit de l'entreprise titulaire du marché que dans la mesure où celle-ci justifie soit que ces difficultés trouvent leur origine dans des sujétions imprévues ayant eu pour effet de bouleverser l'économie du contrat, soit qu'elles sont imputables à une faute de la personne publique commise notamment dans l'exercice de ses pouvoirs de contrôle et de direction du marché, dans l'estimation de ses besoins, dans la conception même du marché ou dans sa mise en œuvre, en particulier dans le cas où plusieurs cocontractants participent à la réalisation de travaux publics.
7. La société Estèves Frères, qui soutient avoir subi des préjudices du fait de retards dans le déroulement du chantier qui ne lui sont pas imputables et qui ont bouleversé l'équilibre économique du contrat, doit être regardée comme se prévalant, d'une part, de fautes commises par l'Etat dans l'exercice de ses pouvoirs de contrôle et de direction du marché et, d'autre part, de sujétions imprévues lui ouvrant droit à indemnisation indépendamment de toute faute de l'Etat.
En ce qui concerne la responsabilité de l'Etat au titre des fautes commises dans l'exercice de ses pouvoirs de contrôle et de direction du marché :
Quant aux fautes commises par l'Etat :
8. La société requérante doit être regardée comme soutenant que l'allongement de onze mois de la durée du chantier résultant d'une part des délais trop longs de validation des études d'exécution du bâtiment n° 35 par le contrôleur technique et, d'autre part, du retard pris pour désamianter le bâtiment n° 27, est imputable aux fautes commises par l'Etat dans l'exercice de ses pouvoirs de contrôle et de direction du marché.
9. S'agissant des délais de validation des études d'exécution, il résulte de l'instruction que si le contrôleur technique a pu avoir, à certaines occasions, du retard, beaucoup d'avis émis étaient suspendus ou défavorables en raison des insuffisances des études transmises par la société Estèves Frères. A cet égard, la société ne démontre pas l'inutilité des compléments demandés par le contrôleur technique. Il résulte par ailleurs de l'instruction que les retards cumulés du contrôleur technique n'ont été que d'un mois et demi concernant le bâtiment 35 et la plateforme des groupes froids, de telle sorte que l'inaction du maître d'ouvrage ne saurait être regardée comme fautive.
10. S'agissant en revanche du retard pris par les travaux de désamiantage, si le maître d'ouvrage soutient avoir fait en sorte que le titulaire du marché de désamiantage respecte les délais qui lui étaient assignés, il ne produit que des ordres de service des 11 septembre 2014, 17 septembre, 25 septembre et 7 octobre 2014 qui étaient trop tardifs pour garantir le respect des délais prévus. Dans ces conditions, l'Etat a commis une faute dans l'exercice de ses pouvoirs de contrôle et de direction du marché de désamiantage et doit être regardé comme responsable du retard lié à ces travaux à hauteur de 25%.
Quant au préjudice subi :
11. La société Estèves Frères sollicite une somme de 287 318,68 euros correspondant selon elle aux frais d'immobilisation du personnel qu'elle a dû supporter durant les onze mois de retard du chantier, une somme de 137 940 euros toutes taxes comprises au titre des frais de location de matériels supplémentaires ainsi qu'une somme de 420 000 euros toutes taxes comprises au titre de ses pertes d'exploitation.
12. D'une part, toutefois, il résulte de l'instruction que sur ces onze mois de retard, une partie résulte de travaux supplémentaires commandés à la société Estèves Frères, dont le règlement comprend une partie de l'allongement de chantier.
13. D'autre part, en se bornant à produire les bulletins de salaire déjà produits en première instance, la société n'établit aucunement que, durant toute cette période, un conducteur de travaux, deux chefs de chantier, un chauffeur de manuscopique et un chauffeur de nacelle auraient été inutilement présents sur le chantier du fort du Mont-Valérien, ni même que la location d'une base de vie durant toute cette période aurait été nécessaire. La société n'établit pas davantage qu'en première instance par les seuls devis de location d'un chariot télescopique du 30 avril au 30 octobre 2014 et d'une plate-forme tout-terrain automotrice diesel pendant un mois à compter du 17 juillet 2014 que ces matériels n'auraient pas été utilisés dans le cadre des travaux réalisés durant ces périodes sur le bâtiment n° 35.
14. Par suite, par les documents versés, la société Estèves Frères n'établit ni la réalité, ni l'évaluation du préjudice allégué.
En ce qui concerne les sujétions imprévues :
15. Pour les mêmes motifs que ceux énoncés aux points 11 à 13, la société Estèves Frères, qui n'établit pas la réalité des préjudices qu'elle invoque, n'est pas fondée à soutenir que l'économie du contrat aurait été bouleversée. Par suite, ses conclusions tendant à l'engagement de la responsabilité de l'Etat au titre des sujétions imprévues ne peuvent qu'être rejetées.
16. Il résulte de tout ce qui précède que la société Estèves Frères est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise a rejeté ses conclusions tendant à la décharge des pénalités de retard qui lui ont été infligées. Par ailleurs, dès lors que le décompte faisait apparaître un solde TTC créditeur au profit de la société, il y a lieu de condamner l'Etat à verser à la société la somme de 112 549,22 euros assortie des intérêts au taux d'intérêt appliqué par la Banque centrale européenne à ses opérations principales de refinancement les plus récentes, en vigueur au premier jour du semestre de l'année 2017, majoré de huit points de pourcentage à compter du 28 mai 2017, et de la capitalisation de ces intérêts à compter du 28 mai 2018.
Sur les frais relatifs à l'instance :
17. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge de la société Estèves Frères, qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante, le versement de la somme que la ministre des armées demande à ce titre. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu en revanche de mettre à la charge de l'Etat la somme de 2 000 euros au titre des frais exposés par la société appelante et non compris dans les dépens.
DÉCIDE :
Article 1er : Le jugement n° 1801610 du tribunal administratif de Cergy-Pontoise du 1er décembre 2020 est annulé.
Article 2 : L'Etat est condamné à verser la somme de 112 549,22 euros assortie des intérêts au taux d'intérêt appliqué par la Banque centrale européenne à ses opérations principales de refinancement les plus récentes, en vigueur au premier jour du semestre de l'année 2017, majoré de huit points de pourcentage à compter du 28 mai 2017, et de la capitalisation de ces intérêts à compter du 28 mai 2018.
Article 3 : L'Etat versera à la société Estèves Frères la somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la société Estèves Frères est rejeté.
Article 5 : Les conclusions du ministre des armées présentées sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 6 : Le présent arrêt sera notifié à la société Estèves Frères et au ministre des armées.
Délibéré après l'audience du 23 novembre 2023, à laquelle siégeaient :
M. Albertini, président de chambre,
M. Pilven, président assesseur,
Mme Florent, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 22 décembre 2023.
La rapporteure,
J. FLORENTLe président,
P.-L. ALBERTINILa greffière,
S. DIABOUGA
La République mande et ordonne au ministre des armées en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme
La greffière,