CAA Paris, 27/01/2023, n°22PA02057

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

L'association Bon Sens a demandé au tribunal administratif de Paris d'annuler la clause d'irresponsabilité des sociétés Pfizer et BioNTech contenue dans le bon de commande français issu du contrat-cadre conclu le 20 novembre 2020 entre la Commission européenne et ces sociétés ou, à titre subsidiaire, d'annuler ce bon de commande.

Par une ordonnance n° 2200673 du 7 mars 2022, la présidente de la 4ème section du tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande comme portée devant une juridiction incompétente pour en connaitre.

Procédure devant la Cour :

Par une requête et des mémoires enregistrés les 4 mai, 14 octobre et 21 octobre 2022, l'association Bon Sens, représentée par Me Protat, demande à la Cour :

1°) d'annuler l'ordonnance la présidente de la 4ème section du tribunal administratif de Paris ;

2°) d'annuler la clause d'irresponsabilité de Pfizer-BioNTech figurant dans la convention-cadre et dans le bon de commande passé par Santé publique France ;

3°) à titre subsidiaire, d'ordonner avant dire droit une enquête qui portera sur les conditions précises dans lesquelles est intervenue la négociation de la clause d'irresponsabilité du fournisseur de vaccins et d'auditionner le président directeur général de la société Pfizer Inc. en lui ordonnant de mettre à sa disposition l'ensemble des messages électroniques échangés avec la présidente de la Commission européenne dans le cadre de la négociation de la convention-cadre et des marchés subséquent intitulés "bon de commande" qui ont été attribués à sa société ;

4°) de mettre à la charge de l'Etat et de Pfizer-BioNTech une somme de 5 000 euros chacun en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- le contrat en litige n'est pas un contrat international mais un accord-cadre à marchés subséquents au sens du code de la commande publique, soit un marché public, qui relève de la compétence de la juridiction administrative française, même s'il a été signé à Bruxelles, dès lors que le contrat est exécuté en France, et sans qu'y fasse obstacle la clause d'attribution de compétence aux juridictions belges ;

- la clause attributive de compétence ne peut qu'être réputée non écrite, voire frappée de nullité, en ce qu'elle déroge à la loi française, en l'espèce la loi n° 2001-1168 du 11 décembre 2001 portant mesures urgentes de réformes à caractère économique et financier, dite loi MURCEF, laquelle ne permet d'écarter la qualification de marché public à un contrat que s'il est conclu à l'étranger et n'est pas exécuté sur le territoire français ;

- aucun délai de forclusion ne peut lui être opposé ;

- elle a intérêt à agir ;

- la clause d'irresponsabilité figurant dans le contrat en cause méconnaît le code civil ;

- elle méconnaît la directive 85/374/CEE du Conseil du 25 juillet 1985 ;

- les produits étant réputés être réceptionnés sans vérification, la clause contractuelle en litige est illégale en ce qu'elle ne définit aucunement la référence permettant de vérifier la conformité du produit ;

- elle conduit en outre à méconnaître l'article 31 du décret n° 2012-1246 du novembre 2012 ;

- l'indemnisation possible par l'ONIAM est sans effet sur le caractère frauduleux des procédés utilisés par la société Pfizer, qui affecte la validité du contrat ;

- la présence de la société Pfizer en tant qu'observateur, à qui la procédure devant la Cour a été communiquée alors que cette société n'a pas produit d'observations ni d'informations, engendre un déséquilibre entre les parties en ce qui concerne les informations mises à leur disposition, de sorte qu'il convient que la Cour ordonne au groupement Pfizer-bioNtech de produire ses observations sur l'ensemble des éléments soulevés dans la requête.

Par des mémoires enregistrés les 28 juin et 19 octobre 2022, l'Agence nationale de santé publique, représentée par la SCP August Debouzy, conclut au rejet de la requête et à ce que soit mise à la charge de l'association Bon Sens une somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle fait valoir que :

- la requête est portée devant une juridiction incompétente pour en connaître ;

- la demande est irrecevable en ce qu'elle est tardive et que l'association requérante est dépourvue d'intérêt à agir ;

- les moyens soulevés par la requérante ne sont pas fondés.

Par ordonnance du 27 septembre 2022, la clôture d'instruction a été fixée au 21 octobre 2022.

Des mémoires présentés pour l'association Bon Sens ont été enregistrés les 9 novembre et 13 décembre 2022, après clôture de l'instruction.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le règlement (UE) n° 2016/369 du 15 mars 2016 modifié ;

- le règlement (UE) n° 1215-2012 du 12 décembre 2012 ;

- la loi n° 2001-1168 du 11 décembre 2001 ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme B,

- les conclusions de Mme Lipsos, rapporteure publique,

- et les observations de Me Berne, représentant l'association Bon Sens, et de Me Billery, représentant l'Agence nationale de santé publique.

Une note en délibéré a été produite pour l'association Bon Sens, enregistrée le 12 janvier 2023.

Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article 4 du règlement (UE) du 15 mars 2016 relatif à la fourniture d'une aide d'urgence au sein de l'Union, modifié par le règlement (UE) n° 2020/521 du 14 avril 2020 : " 5. Une aide d'urgence en vertu du présent règlement peut être accordée sous l'une des formes suivantes : () / b) une passation de marché menée par la Commission pour le compte d'Etats membres, sur la base d'un accord conclu entre la Commission et des Etats membres () / 6. Dans le cas où une procédure de passation de marché visée au paragraphe 5, point b), est menée, les contrats qui en découlent sont conclus : a) soit par la Commission, lorsque les services ou les biens concernés sont rendus ou fournis aux États membres ou aux organisations partenaires sélectionnées par la Commission; / b) soit par les États membres participants, lorsque ces derniers achètent, louent ou prennent en crédit-bail directement les capacités acquises pour leur compte par la Commission. / 7. Dans le cas où des procédures de passation de marché telles qu'elles sont visées au paragraphe 5, points b) et c), sont menées, la Commission applique les règles prévues par le règlement (UE, Euratom) 2018/1046 à ses propres marchés ". Ce dernier règlement définit à l'article 2 du titre I un contrat-cadre comme " un marché public conclu entre un ou plusieurs opérateurs économiques et un ou plusieurs pouvoirs adjudicateurs aux fins d'établir les conditions régissant les marchés spécifiques qui en découlent et pouvant être attribués au cours d'une période donnée, notamment en ce qui concerne les prix et, le cas échéant, les quantités envisagées ". Enfin, l'annexe du même règlement dispose : " 1.2. Lorsqu'un contrat-cadre est conclu avec un seul opérateur économique, les contrats spécifiques sont attribués dans les limites des termes fixés dans le contrat-cadre ".

2. En application de ces dispositions applicables aux marchés publics au sens du droit de l'Union européenne, un accord a été conclu le 18 juin 2020 entre la Commission européenne et les Etats membres de l'Union européenne mandatant la Commission pour conclure, au nom des États membres participants, des accords préalables d'achat (APA) avec les fabricants de vaccins en vue de lutter contre la pandémie de covid-19 au sein de l'Union. A la suite de cet accord, la Commission européenne a conclu un contrat-cadre avec Pfizer et BioNTech, le 20 novembre 2020, au nom et pour le compte des Etats membres participants. Sur la base de ce contrat-cadre, l'Etat français, représenté par l'Agence nationale de santé publique (ou "Santé publique France"), a signé le 8 décembre 2020 un bon de commande de vaccins auprès de ces mêmes sociétés. L'association Bon Sens relève appel de l'ordonnance par laquelle la présidente de la 4ème section du tribunal administratif de Paris a rejeté, comme portée devant une juridiction manifestement incompétente pour en connaître, sa demande tendant à l'annulation de la clause limitative de responsabilité de Pfizer et BioNTech figurant dans ce bon de commande, ou, à titre subsidiaire, à l'annulation du bon de commande. Outre l'annulation de cette ordonnance, elle demande à la Cour de déclarer nulles la clause attributive de compétence ainsi que la clause d'irresponsabilité figurant dans le bon de commande.

3. D'une part, aux termes de l'article premier du règlement (UE) n° 1215/2012 du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale : " 1. Le présent règlement s'applique en matière civile et commerciale et quelle que soit la nature de la juridiction. Il ne s'applique notamment ni aux matières fiscales, douanières ou administratives, ni à la responsabilité de l'État pour des actes ou des omissions commis dans l'exercice de la puissance publique (acta jure imperii). () ". Et aux termes de son article 25 : "1. Si les parties, sans considération de leur domicile, sont convenues d'une juridiction ou de juridictions d'un État membre pour connaître des différends nés ou à naître à l'occasion d'un rapport de droit déterminé, ces juridictions sont compétentes, sauf si la validité de la convention attributive de juridiction est entachée de nullité quant au fond selon le droit de cet État membre. Cette compétence est exclusive, sauf convention contraire des parties () 5. Une convention attributive de juridiction faisant partie d'un contrat est considérée comme un accord distinct des autres clauses du contrat. / La validité de la convention attributive de juridiction ne peut être contestée au seul motif que le contrat n'est pas valable".

4. D'autre part, l'article I.13 du contrat-cadre du 20 novembre 2020 conclu entre la Commission européenne et les sociétés Pfizer et BioNTech stipule, en ce qui concerne le droit applicable et le règlement des litiges : " I.13.1 Le présent APA est régi par les lois de la Belgique. / I.13.2 Règlement des litiges / (a) En cas de litige survenant dans le cadre du présent APA ou des bons de commande de vaccins, selon le cas, entre les parties, celles-ci doivent d'abord soumettre ce litige à une discussion informelle de règlement des litiges entre leurs représentants respectifs. Le contractant de la Commission, en son nom ou en celui des États membres participants, peut prendre l'initiative d'un tel règlement informel des différends en envoyant un avis écrit du différend à l'autre partie et, dans les vingt (20) jours suivant cet avis, les représentants se réunissent et tentent de résoudre le différend par des négociations de bonne foi. / (b) La Commission, les États membres participants et le contractant se soumettent irrévocablement à la compétence exclusive des tribunaux situés à Bruxelles, en Belgique, pour régler tout litige ou toute réclamation pouvant survenir dans le cadre de cet APA ou des relations juridiques établies par cet APA ou tout bon de commande de vaccins ". Par ailleurs, le bon de commande français issu de ce contrat-cadre stipule : " Droit applicable et règlement des litiges / 1. Pour éviter tout doute, l'article I.13 (Droit applicable et règlement des litiges) de l'APA s'applique à tout litige résultant de la mise en œuvre du présent bon de commande de vaccins ou en rapport avec celui-ci, et l'État membre participant accepte irrévocablement d'être lié par les dispositions qui y sont énoncées ".

5. Il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne que des litiges opposant une autorité publique à une personne de droit privé peuvent relever du champ d'application du règlement (UE) n° 1215/2012 du 12 décembre 2012, dès lors que l'autorité publique n'agit pas dans l'exercice de la puissance publique. En signant ce bon de commande qui ne comporte pas de clause exorbitante du droit commun à son profit, l'Etat français n'a pas agi " dans l'exercice de la puissance publique " au sens de la jurisprudence de la Cour de justice. Dès lors, le présent litige, qui est en rapport avec un bon de commande de vaccins, relève de la matière civile et commerciale au sens de ce règlement. Il s'ensuit qu'indépendamment du lieu de signature des contrats contestés, seuls les tribunaux situés à Bruxelles, en Belgique, sont compétents pour connaître de la contestation de leur validité ou de certaines de leurs clauses. L'association requérante ne peut donc utilement soutenir, pour arguer de la nullité de la convention attributive de compétence aux juridictions belges, que le bon de commande n'aurait pas la nature d'un contrat international en ce qu'il est exécuté en France mais devrait être qualifié de marché public de fourniture médicale régi par la loi française.

6. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il y ait lieu de mettre les sociétés Pfizer et BioNtech en demeure de produire des observations, que l'association Bon Sens n'est pas fondée à se plaindre de ce que, par l'ordonnance attaquée, le tribunal a rejeté sa requête comme portée devant une juridiction incompétente pour en connaître.

7. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de l'Agence nationale de santé publique, qui n'est pas partie perdante en la présente instance, la somme que l'association Bon Sens demande sur le fondement de ces dispositions. Il y a lieu en revanche, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'association Bon Sens une somme de 1 500 euros au titre des frais que l'Agence nationale de santé publique a exposés et non compris dans les dépens.

D E C I D E :

Article 1er : La requête de l'association Bon Sens est rejetée.

Article 2 : L'association Bon Sens versera une somme de 1 500 euros à l'Agence nationale de santé publique en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à l'association Bon Sens, à l'Agence nationale de santé publique et à Pfizer-BioNTech.

Délibéré après l'audience du 16 décembre 2022, à laquelle siégeaient :

- Mme Heers, présidente de chambre,

- Mme Briançon, présidente-assesseure,

- Mme Saint-Macary, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 27 janvier 2023.

La rapporteure,

M. B

La présidente,

M. A

La greffière,

V. BREME

La République mande et ordonne au ministre de la santé et de la prévention en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

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