TA Amiens, 30/11/2022, n°2103041

Vu la procédure suivante :

Par une requête et des mémoires complémentaires, enregistrés le 6 septembre 2021, les 10 juin et 26 juillet 2022, dont le dernier n'a pas été communiqué, la commune de Beauvais, représentée par Me Grand d'Esnon, demande au tribunal, dans le dernier état de ses écritures :

1°) de condamner la société Colas, la société Colas Nord-Est, la société Colas France et la société Wannitube à remettre en état le réseau de chaleur du quartier Agel ;

2°) à titre subsidiaire, d'ordonner une expertise afin de connaitre l'étendue des fuites affectant ce réseau ainsi que la nature et le coût des travaux nécessaires pour y remédier ;

3°) de rejeter les conclusions reconventionnelles de la société Colas France ;

4°) de mettre à la charge de la société Colas, de la société Colas Nord-Est, de la société Colas France et de la société Wannitube une somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- les conclusions reconventionnelles de la société Colas France sont irrecevables dès lors qu'aucun moyen ne vient à leurs appuis ;

- des désordres affectent l'ensemble des points fixes du réseau de chaleur du quartier Agel en raison de l'absence de soudage des bagues ou viroles sur les disques ou brides en acier et de la médiocre qualité du béton des massifs ;

- les désordres sont imputables à la société Sacer Paris Nord-Est et à la société Wannitube ;

- ces désordres sont de nature à engager la responsabilité des constructeurs sur le fondement de la garantie décennale ;

- la société Colas, la société Colas Nord-Est et la société Colas France viennent aux droits de la société Sacer Paris Nord-Est dès lors que la société Colas a absorbé cette dernière ;

- elle a droit à la remise en état de l'ensemble des points fixes du réseau de chaleur du quartier Agel par la société Colas, la société Colas Nord-Est, la société Colas France et la société Wannitube.

Par des mémoires en défense, enregistrés les 27 septembre, 23 décembre 2021 et le

4 juillet 2022, la société Colas, la société Colas Nord-Est et la société Colas France, représentées par Me Dhonte, concluent :

1°) à titre principal, au rejet de la requête ;

2°) à la condamnation solidaire de la commune de Beauvais et de la société Wannitube à verser une somme de 8 111, 18 euros hors taxes à la société Colas France en réparation du préjudice qu'elle a subi en raison des réparations de points fixes du réseau que la société Colas Nord-Est a effectuées le 13 novembre 2019 ;

3°) à titre subsidiaire, à ce que la société Wannitube soit condamnée à la garantir de toute condamnation prononcée à son encontre ;

4°) à titre plus subsidiaire, à ce que la commune de Beauvais soit condamnée à prendre en charge la moitié du coût des travaux qu'elle serait condamnée à exécuter, en raison de la responsabilité de cette commune dans la survenance des préjudices dont elle se prévaut ;

5°) en tout état de cause, à ce que soit mise à la charge solidaire de la commune de Beauvais et de la société Wannitube, une somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elles soutiennent que :

- la requête est irrecevable dès lors que la commune de Beauvais ne précise pas la nature et le coût des travaux à réaliser, que la société Colas ne peut être forcée à intervenir sur un ouvrage qu'elle n'a ni fourni ni posé et que la réception du décompte général définitif a mis fin aux relations contractuelles ;

- la société Colas et la société Colas Nord-Est sont hors de cause dès lors que la société Colas France vient seule aux droits la société Colas Nord-Est qui était elle-même venue aux droits de la société Sacer Paris Nord-Est ;

- les créances à l'égard de la commune de Beauvais sur le fondement de la responsabilité décennale qui ne sont pas relatives aux deux points fixes du réseau de chaleur du quartier Agel qui ont été examinés par l'expert préalablement à la remise de son rapport sont prescrites ;

- elles n'ont pas participé aux travaux à l'origine des désordres dès lors que le fait générateur majeur voir exclusif des préjudices de la commune de Beauvais est constitué par l'absence de soudage des bagues sur les disques en acier par la société Wannitube ;

- la société Wannitube est seule à l'origine des désordres en litige et doit les garantir de toute condamnation prononcée à leur encontre ;

- la commune de Beauvais n'a subi aucun préjudice dès lors que les travaux de remise en état des deux points fixes du réseau de chaleur du quartier Agel qui ont été examinés par l'expert ont été effectués au mois d'octobre 2019 ;

- à titre subsidiaire, la commune de Beauvais est partiellement responsable des préjudices qu'elle a subis dès lors qu'elle assurait la maîtrise d'œuvre du chantier ;

- à titre subsidiaire, le coût des travaux qu'elles seraient condamnées à effectuer doit être réduit de moitié à raison de la vétusté du réseau depuis son installation ;

- la responsabilité quasi-délictuelle de la commune de Beauvais et de la société Wannitube est engagée à hauteur de 8 111, 18 euros hors taxes en raison du préjudice que la société Colas France a subi du fait des réparations que la société Colas Nord-Est a effectuées le 13 novembre 2019.

Par des mémoires en défense, enregistrés le 29 octobre 2021 et les 21 mars et 7 juillet 2022, la société Wannitube, représentée par Me Payet-Godel, doit être regardée comme concluant :

1°) à titre principal, au rejet de la requête et des appels en garantie la visant, ainsi qu'au rejet des conclusions reconventionnelles de la société Colas France ;

2°) à titre subsidiaire, à ce que la commune de Beauvais, la société Colas, la société Colas Nord-Est et la société Colas France soient condamnées à la garantir de toute condamnation prononcée à son encontre ;

3°) à titre plus subsidiaire, à ce que la commune de Beauvais soit condamnée à prendre en charge la moitié du coût des travaux qu'elle serait condamnée à exécuter, en raison de la responsabilité de cette commune dans la survenance des préjudices dont elle se prévaut ;

4°) en tout état de cause, à ce que soit mise à la charge solidaire de la commune de Beauvais, de la société Colas, de la société Colas Nord-Est et de la société Colas France une somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- la requête est irrecevable dès lors que la commune de Beauvais, qui a délégué l'entretien et le renouvellement des ouvrages objets du litige à la société Bois Chaleur Saint Jean, n'a pas intérêt à agir ;

- la requête est irrecevable dès lors que la commune de Beauvais ne précise pas la nature et le coût des travaux à réaliser ;

- la requête est irrecevable dès lors qu'elle s'oppose, ainsi qu'elle en a la possibilité, à la réparation en nature des préjudices dont se prévaut la commune de Beauvais, qui n'est pas conforme au surplus aux règles de la commande publique ;

- la requête est irrecevable dès lors que la commune de Beauvais, en tant que maître d'œuvre, est partiellement responsable des désordres en litige et qu'elle demande une réparation en nature ;

- le rapport d'expertise a été rendu au terme d'une procédure qui n'était pas contradictoire dès lors que l'expert n'a pas soumis à la discussion des parties les conclusions du laboratoire LERM qu'il a missionné, qu'il n'a pas fait part aux parties de son avis sur l'origine des désordres et sur les responsabilités respectives avant le dépôt de son rapport, que les parties n'ont pas disposé d'un temps suffisant pour discuter du coût des travaux nécessaires pour mettre fin aux désordres et que l'expert a eu des échanges directs avec les services techniques de la commune de Beauvais ;

- l'expert n'était pas impartial et a méconnu le principe de l'égalité des armes dès lors que l'expert a eu des échanges directs avec les services techniques de la commune de Beauvais ;

- le rapport d'expertise est, pour ces motifs, nul et ne doit pas être pris en considération ;

- les créances à l'égard de la commune de Beauvais sur le fondement de la responsabilité décennale qui ne sont pas relatives aux deux points fixes du réseau de chaleur du quartier Agel qui ont été examinés par l'expert préalablement à la remise de son rapport sont prescrites ;

- les désordres qui affectent les deux points fixes du réseau de chaleur du quartier Agel qui ont été examinés par l'expert ne sont pas de nature à engager sa responsabilité décennale ;

- la commune de Beauvais ne démontre pas que les désordres dont elle se prévaut lui sont imputables alors que le soudage des viroles sur les brides en acier a été effectué ;

- la qualité insuffisante et la mauvaise mise en place du béton des massifs sont seuls à l'origine des désordres en litige et sont imputables à la société Colas, à la société Colas Nord-Est, à la société Colas et à la commune de Beauvais qui, à titre subsidiaire, doivent la garantir de toute condamnation prononcée à son encontre ;

- la commune de Beauvais n'a subi aucun préjudice dès lors que la société Bois Chaleur Saint Jean doit effectuer les réparations du réseau de chaleur du quartier Agel en application du contrat de délégation qui la lie à la commune de Beauvais ;

- à titre subsidiaire, le coût des travaux qu'elle serait condamnée à effectuer doit être réduit de moitié à raison de la vétusté du réseau depuis son installation ;

- sa responsabilité n'est pas engagée en raison du préjudice que la société Colas France a subi du fait des réparations que la société Colas Nord-Est a effectuées le 13 novembre 2019.

Par ordonnance du 7 juillet 2022, la clôture de l'instruction a été fixée en dernier lieu au 29 juillet 2022 à 12 heures.

Par un courrier du 14 septembre 2021, les parties ont été informées, en application de l'article R. 611-7 du code de justice administrative, de ce que le tribunal était susceptible de soulever d'office le moyen d'ordre public tiré de l'irrecevabilité des conclusions de la société Colas France tendant à l'indemnisation par la commune de Beauvais du préjudice qu'elle a subi en raison des réparations de points fixes du réseau que la société Colas Nord-Est a effectuées le 13 novembre 2019 dès lors qu'aucune demande indemnitaire préalable relative à des dommages causés par ce fait générateur n'a été rejetée par la commune.

Une note en délibéré, présentée par la société Wannitube, a été enregistrée le 29 septembre 2022.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code civil ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Richard, rapporteur,

- les conclusions de Mme Minet, rapporteure publique,

- et les observations de Me Lescanne, représentant la commune de Beauvais, celles de Me Bruillard, représentant la société Wannitube, ainsi que celles de Me Dhonte, représentant la société Colas, la société Colas Nord-Est et la société Colas France.

Considérant ce qui suit :

1. Lors de la restructuration et d'aménagement du quartier Saint-Jean au sein de la cité Agel, la commune de Beauvais a confié le 20 février 2008 à la société Sacer Paris Nord-Est, le lot n° 1 " Voirie et réseau divers " du marché de travaux relatif à la viabilisation du terrain du lotissement, comportant des prestations de réalisation des voiries et réseaux divers, ainsi que de la signalisation horizontale et verticale. Le lot n°4 " chauffage urbain " du marché de travaux consistant en la fourniture et la pose des installations du réseau " Agel 1 " de chaleur urbain enterré, dans le cadre de l'aménagement du lotissement Agel a été confié à la société Wannitube. L'ensemble de ces travaux a fait l'objet d'une réception sans réserves le 30 octobre 2009.

2. La ville de Beauvais a ensuite conclu avec la société CRAM un contrat de délégation de service public en vue de l'exploitation du service de distribution publique d'énergie calorifique du quartier Saint-Jean. Ce contrat a été transféré à la société Bois Chaleur Saint Jean. Cette société a constaté, fin 2018, l'existence de fuites d'eau sur le réseau de chaleur du quartier Agel à l'angle des rues de Beaulieu, Maurice-Segonds et Sénéfontaine, révélées par des surconsommations d'eau et confirmées par des tests à l'hélium. La commune de Beauvais et la société Bois Chaleur Saint Jean ont saisi d'une demande d'expertise le juge des référés du tribunal administratif d'Amiens par une requête n° 1903527 du 29 octobre 2019. Par une ordonnance du 30 mars 2020, M. A a été désigné expert. Il a rendu son rapport le

2 mars 2021. La commune de Beauvais demande au tribunal de condamner la société Colas, la société Colas Nord-Est, la société Colas France et la société Wannitube à remettre en état le réseau de chaleur du quartier Agel.

Sur les fins de non-recevoir opposées aux conclusions de la commune de Beauvais :

3. En premier lieu, si la commune de Beauvais a délégué l'entretien et le renouvellement des ouvrages objets du litige à la société Bois Chaleur Saint Jean, il ne résulte pas des termes de ce contrat de délégation, et notamment pas de ses articles 2.1, 17 et 81, que la commune n'en aurait pas conservé la maîtrise d'ouvrage. Dans ces conditions, la société Wannitube n'est, en tout état de cause, pas fondée à soutenir que la requête est irrecevable faute d'intérêt à agir de la commune de Beauvais.

4. En deuxième lieu, la responsabilité des entrepreneurs en raison des malfaçons constatées dans les travaux peut trouver sa sanction dans l'obligation d'exécuter eux-mêmes les réparations. Par ailleurs, il ressort des termes mêmes de la requête que la commune de Beauvais a entendu demander la réalisation les travaux de reprise des désordres affectant les points fixes du réseau de chaleur Agel afin de garantir l'absence de fuite d'eau sur ce réseau. Dès lors, les sociétés défenderesses ne sont pas fondées à soutenir que la requête serait irrecevable faute pour la commune de Beauvais de préciser la nature et le coût des travaux à réaliser.

5. En troisième lieu, aucun texte ou principe ne conditionne la condamnation à l'exécution de travaux de reprise à l'accord des constructeurs destinataires d'une telle obligation. Par ailleurs, une telle condamnation n'a pas le caractère d'une commande publique. Dès lors, les fins de non-recevoir tirées du refus des sociétés défenderesses de procéder à une réparation en nature et de la méconnaissance des principes régissant la commande publique d'une telle condamnation ne peuvent qu'être écartées.

6. En quatrième lieu, la responsabilité des maîtres d'œuvre en raison des malfaçons constatées dans les travaux ne peut trouver sa sanction, sur la base des principes régissant la responsabilité décennale des constructeurs, dans l'obligation d'exécuter eux-mêmes les réparations. Par suite, dans le cas où le juge, saisi de conclusions tendant à la condamnation des maîtres d'œuvre et des entrepreneurs à une telle obligation, retient l'imputabilité, en totalité ou en partie, aux maîtres d'œuvre des désordres allégués, il lui appartient, même en l'absence de conclusions expresses tendant à cette fin, de condamner les maîtres d'œuvre à une réparation en argent dans la limite du coût des travaux.

7. Si la commune de Beauvais a assuré elle-même la maîtrise d'œuvre des travaux litigieux et s'il est soutenu qu'elle a participé à la réalisation des dommages dont elle se prévaut, le présent jugement ne saurait aboutir à mettre à sa charge une obligation de réparation en nature des ouvrages dont elle est également le maître d'ouvrage. Dans ces conditions, la société Wannitube n'est pas fondée à soutenir que la requête est irrecevable au motif que la commune de Beauvais, en tant que maître d'œuvre, serait partiellement responsable des désordres en litige et qu'elle en demande une réparation en nature.

8. En cinquième lieu, la réception du décompte général définitif et la fin des relations contractuelles sont sans effet sur la recevabilité de la requête présentée sur le fondement de la garantie décennale.

Sur la recevabilité des conclusions de la société Colas, de la société Colas Nord-Est et de la société Colas France tendant à l'indemnisation du préjudice que la société Colas France a subi en raison des réparations de points fixes du réseau que la société Colas Nord-Est a effectuées le 13 novembre 2019 :

9. En premier lieu, il ressort des termes mêmes des écritures de la société Colas, de la société Colas Nord-Est et de la société Colas France que ces dernières ont entendu se prévaloir de la responsabilité quasi-délictuelle de la commune de Beauvais et de la société Wannitube à l'appui de leurs conclusions indemnitaires. Dès lors, la commune de Beauvais n'est pas fondée à soutenir que ces conclusions seraient irrecevables faute de moyen venant à leur soutien.

10. En second lieu, aux termes de l'article R. 421-1 du code de justice administrative : " La juridiction ne peut être saisie que par voie de recours formé contre une décision, et ce, dans les deux mois à partir de la notification ou de la publication de la décision attaquée. / Lorsque la requête tend au paiement d'une somme d'argent, elle n'est recevable qu'après l'intervention de la décision prise par l'administration sur une demande préalablement formée devant elle ".

11. Il ne résulte pas de l'instruction que la commune de Beauvais ait rejeté une demande de la société Colas, de la société Colas Nord-Est ou de la société Colas France relative à l'indemnisation du préjudice que la société Colas France a subi en raison des réparations de points fixes du réseau que la société Colas Nord-Est a effectuées le 13 novembre 2019. Par suite, ces conclusions indemnitaires sont irrecevables et doivent être rejetées.

Sur la régularité des opérations d'expertise :

12. Aux termes de l'article R. 621-7 du code de justice administrative : " Les parties sont averties par le ou les experts des jours et heures auxquels il sera procédé à l'expertise ; cet avis leur est adressé quatre jours au moins à l'avance, par lettre recommandée. / Les observations faites par les parties, dans le cours des opérations, sont consignées dans le rapport ".

13. En premier lieu, il résulte de l'instruction que le rapport du laboratoire LERM du 22 janvier 2021 qui comportait des éléments de nature à exercer une influence sur la réponse aux questions posées par la juridiction saisie du litige, n'a pas été soumis aux parties avant la remise de son rapport. Dans ces conditions, la société Wannitube est fondée à soutenir que le rapport d'expertise a été rendu, pour cette raison, au terme d'une procédure ne respectant pas le principe du contradictoire.

14. En deuxième lieu, il ne résulte d'aucun texte ou principe que l'expert ait été dans l'obligation de présenter aux parties un pré-rapport. Par ailleurs, si la société Wannitube soutient n'avoir reçu les éléments de la société Bois Chaleur Saint Jean permettant d'estimer le montant de son préjudice seulement le 4 février 2021, l'expert a déposé son rapport le 2 mars 2021. Dès lors, la société Wannitube a disposé d'un délai suffisant pour discuter ces éléments. Enfin, il ne résulte pas de l'instruction que les échanges directs avec les services techniques de la commune de Beauvais qu'a eu l'expert aient abouti au recueil d'éléments de nature à exercer une influence sur la réponse aux questions posées par la juridiction saisie du litige qui n'auraient pas été soumis au contradictoire. Dès lors, la société Wannitube n'est pas fondée à soutenir que le rapport d'expertise a été rendu, pour ces raisons, au terme d'une procédure ne respectant pas le principe du contradictoire.

15. En troisième lieu, la seule circonstance que l'expert ait eu des échanges directs avec les services techniques de la commune de Beauvais n'est pas de nature à établir qu'il ait été partial ou qu'il ait méconnu le principe d'égalité des armes.

16. Il résulte de ce qui précède que la société Wannitube est seulement fondée à soutenir que le rapport d'expertise a été rendu au terme d'une procédure ne respectant pas le principe du contradictoire en raison de l'absence de communication préalablement au dépôt du rapport d'expertise du rapport du laboratoire LERM du 22 janvier 2021. Toutefois, lorsqu'une expertise est entachée d'une méconnaissance de ce principe ou lorsqu'elle a été ordonnée dans le cadre d'un litige distinct, ses éléments peuvent néanmoins, s'ils sont soumis au débat contradictoire en cours d'instance, être régulièrement pris en compte par le juge, soit lorsqu'ils ont le caractère d'éléments de pur fait non contestés par les parties, soit à titre d'éléments d'information dès lors qu'ils sont corroborés par d'autres éléments du dossier.

Sur la responsabilité décennale :

17. Il résulte des principes qui régissent la garantie décennale des constructeurs que des désordres apparus dans le délai d'épreuve de dix ans, de nature à compromettre la solidité de l'ouvrage ou à le rendre impropre à sa destination dans un délai prévisible, engagent leur responsabilité, même s'ils ne se sont pas révélés dans toute leur étendue avant l'expiration du délai de dix ans. Le constructeur dont la responsabilité est recherchée sur ce fondement ne peut en être exonéré, outre les cas de force majeure et de faute du maître d'ouvrage, que lorsque, eu égard aux missions qui lui étaient confiées, il n'apparaît pas que les désordres lui soient en quelque manière imputables. Il incombe au juge administratif, lorsqu'est recherchée devant lui la responsabilité décennale des constructeurs, d'apprécier, au vu de l'argumentation que lui soumettent les parties sur ce point, si les conditions d'engagement de cette responsabilité sont ou non réunies et d'en tirer les conséquences, le cas échéant d'office, pour l'ensemble des constructeurs.

En ce qui concerne la prescription de la créance de la commune de Beauvais :

18. Aux termes de l'article 2241 du code civil : " La demande en justice, même en référé, interrompt le délai de prescription () ". Une citation en justice, au fond ou en référé, n'interrompt la prescription qu'à la double condition d'émaner de celui qui a la qualité pour exercer le droit menacé par la prescription et de viser celui-là même qui en bénéficierait.

19. Il résulte de l'instruction que les travaux litigieux ont été réceptionnés le 30 octobre 2009. Par ailleurs, le délai de prescription des créances de la commune de Beauvais à l'égard de la société Wannitube et des sociétés venant au droit de la société Sacer Paris Nord-Est a été interrompu par la demande en référé de la commune de Beauvais le

29 octobre 2019. Par ailleurs, si l'expert a limité son analyse à deux points fixes, rue Pierre Chardeaux et à l'angle de la rue Sénéfontaine et de Beaulieu, où des prélèvements ont été effectués, la requête en référé de la commune de Beauvais portait sur l'ensemble des points fixes du réseau et l'ordonnance du 30 mars 2020 du tribunal n'a pas limité la mission de l'expert à l'examen des deux seuls points que ce dernier a analysés. Dans ces conditions, les sociétés défenderesses ne sont pas fondées à soutenir que les créances de la commune de Beauvais à leur égard sont prescrites.

En ce qui concerne les désordres en litige et leur nature :

20. En premier lieu, il résulte de l'instruction que la société Bois Chaleur Saint Jean a relevé fin 2018 des surconsommations d'eau sur le réseau de chaleur du quartier Agel. L'existence de fuites d'eau à l'angle des rues de Beaulieu, Maurice-Segonds et Sénéfontaine a été confirmée par des corrosions externes puis par des tests à l'hélium de la société qui suspectait également des fuites rues Pierre-Chardeaux et Sénéfontaine. Un point fixe sur la vingtaine que compte le réseau a été ouvert par les parties le 22 octobre 2019, accompagnées d'un expert, et une fuite a été constatée qui semblait due à la mauvaise qualité du béton des massifs et à la corrosion anormale des tuyaux.

21. Par ailleurs, s'il ressort des dires de la société Bois Chaleur Saint Jean lors des opérations d'expertise que les interventions qui ont été faites sur les deux points fixes où les fuites étaient évidentes dès 2018 et sur un autre emplacement du réseau fuyant suite à un accident sans lien avec le litige ont permis de réduire drastiquement la consommation excessive d'eau du réseau, ces mêmes dires, repris par l'expert, soulignent que les fuites dues à la corrosion de l'acier arrivent au plus tôt 8 à 9 ans après la mise en eau, soit à compter de l'année 2019 pour le réseau Agel.

22. Enfin, il ressort des constats d'huissier du 13 novembre 2019 et du 24 mars 2022, dont le caractère non contradictoire ne fait pas obstacle à la prise en compte par le tribunal, que des désordres similaires, comportant des fuites d'eau chaude et l'effritement du béton des massifs, à ceux affectant les points fixes analysés par l'expert ont été constatés sur les points fixes de l'angle de la rue Arnaud Bissau et de la rue Jean Rebourg et de l'angle de la rue de la Procession et de la rue Arthur Rimbaud.

23. Dans ces conditions, et eu égard à la nature des désordres constatés constitués par l'absence de soudage de la virole sur la bride des points fixes préparés en usine et la faible qualité du béton, la commune de Beauvais est fondée à soutenir que les désordres en litige sont relatifs à l'ensemble des points fixes du réseau de chaleur Agel, sans qu'il soit besoin de prescrire une nouvelle expertise.

24. En second lieu, les désordres constatés affectant l'ensemble des points fixes du réseau de chaleur Agel sont de nature à compromettre la solidité de l'ouvrage ou à le rendre impropre à sa destination dans un délai prévisible. Dès lors, la société Wannitube n'est pas fondée à soutenir qu'ils ne sont pas de nature à engager la responsabilité décennale des constructeurs.

En ce qui concerne l'imputabilité des désordres :

25. En premier lieu, le réseau de chaleur en litige est ancré dans le béton des massifs par des points fixes constitués du tuyau isolé du milieu extérieur par un manchon, d'une bride en forme de disque qui permet l'ancrage dans le béton et de deux viroles, des bagues de métal normalement soudées à la bride qui permettent d'assurer la continuité de l'isolation du tuyau. Il résulte de l'instruction, et notamment des éléments du rapport d'expertise corroborés par les constats d'huissier, les photos accompagnant les prélèvements effectués sur les deux points fixes analysés et le rapport du laboratoire LERM, soumis au contradictoire, que lors des prélèvements, les viroles n'étaient pas soudées à la bride rendant possible, à ce niveau, le contact du tuyau avec de l'humidité et leur corrosion. S'il résulte de l'instruction que la mauvaise qualité du béton et le mauvais ancrage des tuyaux dans les massifs ont pu jouer un rôle dans la corrosion des tuyaux en favorisant l'apparition d'humidité, les fuites constatées l'ont été au niveau des viroles. Dans ces conditions, la commune de Beauvais est fondée à soutenir que les désordres sont dus à l'absence de soudage des viroles sur la bride et sont imputables à la société Wannitube.

26. En second lieu, il résulte de l'instruction, et notamment des éléments du rapport d'expertise corroborés par les constats d'huissier, les photos accompagnant les prélèvements effectués sur les deux points fixes analysés et le rapport du laboratoire LERM, soumis au contradictoire, que le béton des massifs comportait une densité en ciment trop faible et qu'il ne permettait pas un bon ancrage du réseau. Par ailleurs, il résulte de l'instruction que ces désordres ont favorisé la formation d'humidité au contact des tuyaux et leur corrosion. Dans ces conditions, la commune de Beauvais est fondée à soutenir que les désordres sont imputables à la société Sacer Paris Nord-Est, chargée de la réalisation des massifs de béton.

En ce qui concerne la faute de la commune de Beauvais à l'origine de la survenance des dommages dont elle se prévaut :

27. Il ne résulte pas de l'instruction que la commune de Beauvais ait commis une faute dans la réalisation de ses missions de maître d'œuvre pour n'avoir pas contrôlé la qualité du béton employé dans les massifs alors que la société Sacer Paris Nord-Est était chargée de la préparation de ce béton dont la densité en ciment avait été précisée et qu'aucun élément ne permet d'établir que la mauvaise qualité du béton pouvait être raisonnablement présumée par les services techniques de la commune lors de la surveillance du chantier. Dès lors, les sociétés défenderesses ne sont pas fondées à soutenir que la commune de Beauvais aurait commis une faute à l'origine de la survenance des dommages dont elle se prévaut de nature à les exonérer même partiellement de leurs responsabilités.

En ce qui concerne la responsabilité la société Colas, la société Colas Nord-Est et la société Colas France :

28. Il résulte de l'instruction que la société Colas Nord-Est, devenue ultérieurement la société Colas France, est venue seule aux droits de la société Sacer Paris Nord-Est qu'elle a absorbée. Dès lors, la commune de Beauvais n'est pas fondée à rechercher la responsabilité de la société Colas et la société Colas Nord-Est.

En ce qui concerne les préjudices :

29. Il résulte de l'instruction que la commune de Beauvais a subi un préjudice constitué par la corrosion des tuyaux et la dégradation des bétons des massifs des points fixes du réseau de chaleur Agel. Par ailleurs, il sera fait une juste appréciation du coût des travaux de reprise en le fixant à 19 000 euros hors taxes par point fixe. Enfin, il ne résulte pas de l'instruction que ce préjudice devrait être minoré à raison de la vétusté de ce réseau dont la durée d'utilisation normale est importante.

30. Il résulte de tout ce qui précède que la commune de Beauvais est fondée à demander la condamnation solidaire de la société Colas France et de la société Wannitube à lui verser une somme de 19 000 euros hors taxes par point fixe du réseau de chaleur Agel, si mieux n'aime procéder elles-mêmes aux travaux nécessaires à leur réparation.

Sur les appels en garantie :

31. Il résulte de l'instruction et de ce qui a été dit aux points 25 et 26 qu'il sera fait une juste appréciation des différentes fautes commises en retenant les responsabilités de la société Wannitube et de la société Colas France à hauteur respectivement de 75 % et de 25 % du montant des travaux nécessaires à la reprise des désordres en litige. Dès lors, il convient de faire droit aux appels en garantie réciproques de ces sociétés à cette hauteur.

Sur les conclusions indemnitaires de la société Colas France dirigées à l'encontre la société Wannitube :

32. Il résulte de l'instruction que la société Colas Nord-Est a effectuée le 13 novembre 2019 des travaux de reprise sur un point fixe en raison des désordres en litige pour un montant de 8 111, 18 euros hors taxes. Dès lors, il résulte de ce qui a été dit au point 31 qu'elle est fondée à demander la condamnation de la société Wannitube, dont la faute est partiellement à l'origine de son préjudice, à hauteur de 75 % du montant qu'elle a exposé.

Sur les frais de l'instance :

33. En premier lieu, il y a lieu, en application des dispositions de l'article R. 761-1 du code de justice administrative, de mettre les frais et honoraires d'expertise, liquidés et taxés, par l'ordonnance du président du tribunal administratif du 19 mars 2021 à la somme totale de 15 153, 32 euros toutes taxes comprises pour les opérations confiées à M. A à la charge définitive de la société Colas France à hauteur de 25 % et de la société Wannitube à hauteur de 75 %.

34. En second lieu, les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soient mis à la charge de la commune de Beauvais, de la société Colas et de la société Colas Nord-Est, qui ne sont pas les parties perdantes, les frais liés à la présente instance et non compris dans les dépens. Par ailleurs, il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire droit aux autres demandes présentées sur ce fondement par la société Wannitube et la société Colas France.

35. En revanche, il convient, sur ce fondement, de mettre à la charge de la société Wannitube et de la société Colas France une somme de 1 000 euros chacune au titre des frais exposés par la commune de Beauvais et non compris dans les dépens.

D E C I D E :

Article 1er : La société Wannitube et la société Colas France sont condamnées solidairement à verser à la commune de Beauvais une somme de 19 000 euros hors taxes par point fixe du réseau de chaleur Agel, si mieux n'aime procéder elles-mêmes aux travaux de reprise des désordres les affectant. Ces travaux seront alors exécutés dans un délai d'un an à compter de la notification du présent jugement.

Article 2 : La société Colas France est condamnée à garantir la société Wannitube à hauteur de 25 % du montant des travaux nécessaires à la reprise des désordres affectant les points fixes du réseau de chaleur Agel.

Article 3 : La société Wannitube est condamnée à garantir la société Colas France à hauteur de 75 % du montant des travaux nécessaires à la reprise des désordres affectant les points fixes du réseau de chaleur Agel.

Article 4 : La société Wannitube est condamnée à verser à la société Colas France la somme de 6 083, 38 euros.

Article 5 : La société Wannitube versera une somme de 1 000 euros à la commune de Beauvais sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 6 : La société Colas France versera une somme de 1 000 euros à la commune de Beauvais sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 7 : Les frais d'expertise, taxés et liquidés à la somme de 15 153, 32 euros toutes taxes comprises, sont mis à la charge définitive de la société Colas France à hauteur de 25 % et de la société Wannitube à hauteur de 75 %.

Article 8 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.

Article 9 : Le présent jugement sera notifié à la commune de Beauvais, à la société Colas, à la société Colas Nord-Est, à la société Colas France et à la société Wannitube.

Copie en sera donnée à la société Bois Chaleur Saint Jean.

Délibéré après l'audience du 21 septembre 2022, à laquelle siégeaient :

- M. Thérain, président,

- Mme Rondepierre, première conseillère,

- M. Richard, conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 30 novembre 2022.

Le rapporteur,

signé

J. Richard

Le président,

signé

S. Thérain

La greffière,

signé

S. Chatellain

La République mande et ordonne à la préfète de l'Oise en ce qui la concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent jugement.

No 2103041