TA de Caen, 30 octobre 2023, n°2302665

 

 

REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
 

 

Vu la procédure suivante :

Par une requête, enregistrée le 13 octobre 2023, la société Kaléi Solutions demande au juge des référés, sur le fondement de l'article L. 551-1 du code de justice administrative, d'annuler la procédure de passation engagée par la commune de La Ferté-Macé pour l'attribution d'un marché de mission d'assistance à maîtrise d'ouvrage pour, d'une part, l'installation d'un système de vidéoprotection sur la commune de La Ferté-Macé et, d'autre part, la refonte d'un système de vidéoprotection sur la commune de Bagnoles-de-l'Orne-Normandie.

La société Kaléi Solutions soutient que :

- l'entreprise retenue, la société A, avait effectué une pré-étude avec des liaisons radio en 2015 et aurait donc dû être exclue de la procédure, conformément au 2° de l'article L. 2141-8 du code de la commande publique, dès lors que la mission de base comprend un scénario avec liaisons radio ;

- le rapport d'analyse des offres lui affecte 51 points au critère technique alors que la somme des sous-critères donne un total de 53 points ; de même, elle a obtenu 22,62 points pour le critère prix alors qu'après application de la formule mentionnée au règlement de la consultation, elle aurait dû avoir 25,42 points ; son total de points est donc de 78,42 points et non 73,62 points ;

- le classement de son offre ne lui a pas été communiqué ;

- elle a remis un devis très détaillé en temps et en prestation et n'a obtenu que la note de 20 points alors que la société attributaire en a eu 25 ;

- l'acheteur aurait dû rejeter l'offre de la société A qui est anormalement basse.

Par un mémoire, enregistré le 25 octobre 2023, la commune de La Ferté-Macé, représentée par Me Letellier, conclut au rejet de la requête et à ce que soit mise à la charge de la société requérante la somme de 5 000 euros au titre des frais de l'instance.

Elle fait valoir que :

- le moyen tiré de l'absence de communication de la pré-étude avec des liaisons radio réalisée en 2015 est inopérant puisque le manquement reproché n'a eu aucun impact sur la notation finale ; si la note maximale sur le critère technique était attribuée à la société requérante, elle ne serait toujours pas attributaire du marché ; en tout état de cause, le moyen n'est pas fondé dès lors que la société A n'a jamais réalisé l'étude invoquée par la société requérante ;

- la note de 22,62 octroyée à la société requérante sur le critère prix est correcte ;

- sur le critère technique, l'erreur de plume commise dans le rapport n'a aucune incidence sur le classement final ;

- le moyen tiré de la dénaturation de l'offre de la société requérante est irrecevable dès lors qu'il vise à apprécier les mérites de son offre technique ; en outre, il est inopérant vu l'écart de notation entre les offres, le vice allégué ne pouvant l'avoir lésée ; enfin, la note de 20 sur 25 est justifiée ;

- l'offre de la société attributaire n'est pas anormalement basse ; il n'existait aucun motif qui justifiait d'interroger cette société sur son offre.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code de la commande publique ;

- le code de justice administrative.

Le président du tribunal a désigné Mme Macaud, vice-présidente, en application de l'article L. 551-1 du code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Au cours de l'audience publique tenue en présence de Mme Bloyet, greffière d'audience, le 27 octobre 2023 à 11 heures, Mme Macaud a lu son rapport et entendu les observations :

- de Me Coirier, représentant la société Kaléi Solutions, qui conclut aux mêmes fins par les mêmes moyens en insistant sur le fait que :

- il a été porté atteinte au principe d'égalité de traitement ; lors de la visite du site avant le dépôt des offres, une étude avec le nom " A " a été projetée ; or, cette pré-étude n'avait été communiquée que partiellement à tous les candidats et ce n'est que le lendemain de la visite que l'étude a été intégralement communiquée ; le vice sur la communication a été régularisé mais le doute initial sur l'égalité de traitement demeure dès lors que c'est la société A qui est attributaire du marché ; en outre, le gérant de cette société est expert départemental dans l'Orne et il siège dans des commissions avec des élus depuis huit ans ; il existe donc des échanges informels sur le sujet de la vidéoprotection et la question du conflit d'intérêts se pose ;

- le décompte des points qui lui ont été attribués est erroné ; de plus, les offres n'ont été appréciées qu'au regard de la prestation de base alors que le dépôt d'une offre pour la prestation complémentaire était obligatoire ; l'acheteur devait donc noter les offres au regard de ces deux prestations ;

- du fait des différentes erreurs, elle aurait peut-être pu être classée à une autre position ; il n'y a pas de certitude quant à l'absence de lésion ;

- c'est le prix qui a fait la différence alors que les offres techniques sont équivalentes ; la question de l'offre anormalement basse se posait vu l'écart de 40 % existant entre les deux prix ;

- et de Me Lebel, représentant la commune de La Ferté-Macé, qui conclut aux mêmes fins par les mêmes moyens, en précisant que :

- s'agissant de l'impartialité, aucun lien personnel ou d'influence entre le gérant de la société A et l'acheteur n'est démontré ; le fait de siéger comme expert dans une commission départementale est sans lien avec les deux communes concernées par le marché ;

- le prix a été apprécié sur la prestation de base car il n'est pas certain que la tranche optionnelle soit levée ; en outre, la prestation complémentaire est résiduelle puisqu'il s'agit seulement d'une mission d'assistance pour des marchés de travaux éventuels ; en tout état de cause, même si on attribue à la société requérante le nombre de points maximal pour la mission complémentaire, soit 25,42 points, cela n'aura aucune incidence sur son classement ; elle n'est pas lésée par l'analyse financière ;

- la société requérante a surévalué son offre, en particulier en prévoyant six jours de déplacement pour chaque commune alors qu'elle aurait pu mutualiser ses déplacements.

La clôture de l'instruction a été prononcée à l'issue de l'audience publique.

Considérant ce qui suit :

1. Les communes de La Ferté-Macé et de Bagnoles-de-l'Orne-Normandie ont décidé de constituer un groupement de commandes pour mutualiser leurs besoins dans le domaine de la vidéoprotection. Par un avis publié sur son site internet et sur la plateforme médialex le

4 septembre 2023 et dans le journal Ouest France le 7 septembre 2023, la commune de La Ferté-Macé, qui a été désignée coordonnateur du groupement de commandes, a lancé une consultation, selon la procédure adaptée, pour la conclusion d'un marché public relatif à l'assistance à la maîtrise d'ouvrage pour, d'une part, l'installation d'un système de vidéoprotection sur la commune de La Ferté-Macé et, d'autre part, la refonte d'un système de vidéoprotection sur la commune de Bagnoles-de-l'Orne-Normandie. La société Kaléi Solutions a été informée, par courrier du 9 octobre 2023, que son offre n'avait pas été retenue et que le marché était attribué à la société A. La société Kaléi Solutions demande au juge des référés, sur le fondement des dispositions de l'article L. 551-1 du code de justice administrative, d'annuler la procédure de passation de ce marché.

Sur les conclusions présentées sur le fondement de l'article L. 551-1 du code de justice administrative :

2. Aux termes de l'article L. 551-1 du code de justice administrative : " Le président du tribunal administratif, ou le magistrat qu'il délègue, peut être saisi en cas de manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles est soumise la passation par les pouvoirs adjudicateurs de contrats administratifs ayant pour objet l'exécution de travaux, la livraison de fournitures ou la prestation de services, avec une contrepartie économique constituée par un prix ou un droit d'exploitation, la délégation d'un service public ou la sélection d'un actionnaire opérateur économique d'une société d'économie mixte à opération unique. / Le juge est saisi avant la conclusion du contrat. ". Aux termes de l'article L. 551-2 de ce code : " I. Le juge peut ordonner à l'auteur du manquement de se conformer à ses obligations et suspendre l'exécution de toute décision qui se rapporte à la passation du contrat, sauf s'il estime, en considération de l'ensemble des intérêts susceptibles d'être lésés et notamment de l'intérêt public, que les conséquences négatives de ces mesures pourraient l'emporter sur leurs avantages. / Il peut, en outre, annuler les décisions qui se rapportent à la passation du contrat et supprimer les clauses ou prescriptions destinées à figurer dans le contrat et qui méconnaissent lesdites obligations () ". Aux termes de l'article L. 551-10 du même code : " Les personnes habilitées à engager les recours prévus aux articles L. 551-1 et L. 551-5 sont celles qui ont un intérêt à conclure le contrat et qui sont susceptibles d'être lésées par le manquement invoqué () ".

3. En vertu des dispositions précitées de l'article L. 551-1 du code de justice administrative, les personnes habilitées à agir pour mettre fin aux manquements du pouvoir adjudicateur à ses obligations de publicité et de mise en concurrence sont celles qui sont susceptibles d'être lésées par de tels manquements. Il appartient, dès lors, au juge des référés précontractuels de rechercher si l'opérateur économique qui le saisit se prévaut de manquements qui, eu égard à leur portée et au stade de la procédure auquel ils se rapportent, sont susceptibles de l'avoir lésé ou risquent de le léser, fût-ce de façon indirecte en avantageant un opérateur économique concurrent.

4. En premier lieu, aux termes de l'article L. 2141-8 du code de la commande publique : " L'acheteur peut exclure de la procédure de passation d'un marché les personnes qui : 1° Soit ont entrepris d'influer indûment sur le processus décisionnel de l'acheteur ou d'obtenir des informations confidentielles susceptibles de leur donner un avantage indu lors de la procédure de passation du marché, ou ont fourni des informations trompeuses susceptibles d'avoir une influence déterminante sur les décisions d'exclusion, de sélection ou d'attribution ; 2° Soit par leur participation préalable directe ou indirecte à la préparation de la procédure de passation du marché, ont eu accès à des informations susceptibles de créer une distorsion de concurrence par rapport aux autres candidats, lorsqu'il ne peut être remédié à cette situation par d'autres moyens. ". Aux termes de l'article R. 2111-2 de ce code : " L'acheteur prend les mesures appropriées pour que la concurrence ne soit pas faussée par la participation à la procédure de passation du marché d'un opérateur économique qui aurait eu accès à des informations ignorées par d'autres candidats ou soumissionnaires, en raison de sa participation préalable, directe ou indirecte, à la préparation de cette procédure./ Cet opérateur n'est exclu de la procédure de passation que lorsqu'il ne peut être remédié à cette situation par d'autres moyens, conformément aux dispositions du 2° de l'article L. 2141-8. ".

5. Il résulte de l'instruction qu'en juin 2016, la commune de La Ferté-Macé a lancé une consultation en vue de la passation d'un contrat ayant pour objet une étude de faisabilité " concernant la mise en place d'une vidéoprotection sur le territoire de la commune, sur la base du diagnostic établi par la gendarmerie ", diagnostic daté du 21 septembre 2015 communiqué aux candidats pour l'élaboration de leur offre. Ce marché, pour lequel la société A avait déposé une offre, a toutefois été abandonné par la commune de La Ferté-Macé, qui a été informée, par courrier reçu le 20 juin 2016, du refus de subvention par l'Etat. Contrairement à ce que semble soutenir la société Kaléi Solutions, il ne résulte pas de l'instruction que la société A aurait réalisé, en 2015, une pré-étude avec des liaisons radio ni qu'elle aurait bénéficié d'informations privilégiées essentielles qui l'auraient avantagée du fait de sa participation à la procédure de marché engagée en 2016 ou de la présence de son gérant en tant " qu'expert " à une commission départementale sur la vidéoprotection, allégations qui ne sont, au demeurant, aucunement étayées. En outre, il est constant que le rapport de diagnostic de vidéoprotection du 21 septembre 2015 réalisé par les services de la gendarmerie a été intégralement communiqué à l'ensemble des candidats au marché lancé par la commune de La Ferté-Macé en septembre 2023. Dans ces conditions, les manquements invoqués tirés de la rupture d'égalité et du défaut d'impartialité ne peuvent qu'être écartés.

6. En deuxième lieu, il résulte du règlement de la consultation que l'offre économiquement la plus avantageuse devait être appréciée en fonction de la valeur technique, notée sur 60 points, et du prix, noté sur 40 points. Si la société requérante fait valoir que la note technique qui lui a été attribuée est entachée d'une erreur de calcul dès lors que la somme des sous-critères donne un total de 53 points et non 51, il résulte de l'instruction que cette erreur, purement matérielle, n'a eu aucune incidence sur le classement final des offres compte tenu de l'écart important des notes attribuées à la société requérante et la société attributaire. En outre, il ne résulte pas de l'instruction que la note qui lui a été attribuée pour le critère du prix, soit 22,62 points, serait erronée, ce critère ayant été apprécié au regard du montant hors taxe de la mission de base et non pas au regard du montant cumulé de la mission de base et de la mission complémentaire. Enfin, si la société requérante fait valoir, à l'audience, que le critère du prix aurait dû être apprécié au regard de la mission de base et de la mission complémentaire, ce moyen n'est pas assorti des précisions suffisantes pour en apprécier le bien-fondé. En tout état de cause, il ne résulte pas de l'instruction que l'appréciation du critère relatif au prix au regard des deux missions aurait modifié le classement de la société requérante en sa faveur ni, a fortiori, que la note de 25,42 points qu'elle réclame pour ce critère lui aurait permis de se voir attribuer le marché, l'offre de la société requérante, qui a obtenu un total de points de 75,62 sur 100, ayant été classée dernière des quatre offres reçues par le pouvoir adjudicateur et l'offre de la société A, attributaire du marché, ayant obtenu 96 points. Ce moyen doit, dès lors, être écarté.

7. En troisième lieu, il n'appartient pas au juge du référé précontractuel, qui doit seulement se prononcer sur le respect, par le pouvoir adjudicateur, des obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles est soumise la passation d'un contrat, de se prononcer sur l'appréciation portée sur la valeur d'une offre ou les mérites respectifs des différentes offres. Il est en revanche tenu de vérifier, lorsqu'il est saisi d'un moyen en ce sens, que le pouvoir adjudicateur n'a pas dénaturé le contenu d'une offre en en méconnaissant ou en en altérant manifestement les termes et procédé ainsi à la sélection de l'attributaire du contrat en méconnaissance du principe fondamental d'égalité de traitement des candidats.

8. Si la société requérante a entendu contester la note de 20 points qui lui a été attribuée pour le dossier technique d'analyse, alors que la société attributaire en a eu 25, il n'appartient toutefois pas au juge du référé précontractuel de se prononcer sur l'appréciation portée par le pouvoir adjudicateur sur la valeur d'une offre ou les mérites respectifs des différentes offres. Dans ces conditions, ce moyen ne peut qu'être écarté.

9. En dernier lieu, aux termes de l'article L. 2152-5 du code de la commande publique : " Une offre anormalement basse est une offre dont le prix est manifestement sous-évalué et de nature à compromettre la bonne exécution du marché ". Aux termes de l'article L. 2152-6 du même code : " L'acheteur met en œuvre tous moyens lui permettant de détecter les offres anormalement basses. / Lorsqu'une offre semble anormalement basse, l'acheteur exige que l'opérateur économique fournisse des précisions et justifications sur le montant de son offre () ".

10. Il résulte des dispositions du code de la commande publique précitées que, quelle que soit la procédure de passation mise en œuvre, il incombe au pouvoir adjudicateur qui constate qu'une offre paraît anormalement basse de solliciter auprès de son auteur toutes précisions et justifications de nature à expliquer le prix proposé, sans être tenu de lui poser des questions spécifiques. Si les précisions et justifications apportées ne sont pas suffisantes pour que le prix proposé ne soit pas regardé comme manifestement sous-évalué et de nature à compromettre la bonne exécution du marché, il appartient au pouvoir adjudicateur de rejeter l'offre. Le caractère anormalement bas ou non d'une offre ne saurait résulter du seul constat d'un écart de prix important entre cette offre et d'autres offres que les explications fournies par le candidat ne sont pas de nature à justifier et il appartient notamment au juge du référé précontractuel, saisi d'un moyen en ce sens, de rechercher si le prix en cause est en lui-même manifestement sous-évalué et, ainsi, susceptible de compromettre la bonne exécution du marché.

11. Si la société Kaléi Solutions soutient que le prix proposé par la société attributaire est inférieur de 40 % à son offre, cette seule circonstance ne saurait suffire à établir que le prix proposé par la société A était manifestement sous-évalué et de nature à compromettre la bonne exécution du marché. Au surplus, la commune de La Ferté-Macé fait valoir, sans être contredite, que la société A a proposé un prix journalier équivalent à celui proposé par la société requérante. Dans ces conditions, le pouvoir adjudicateur n'était pas tenu de demander à la société A des précisions sur les prix qu'elle proposait et n'a pas commis d'erreur manifeste d'appréciation en lui attribuant le marché.

12. Il résulte de tout ce qui précède que la société Kaléi Solutions n'est pas fondée à demander l'annulation de la procédure de passation du marché engagée par la commune de La Ferté-Macé pour l'installation et la refonte d'un système de vidéoprotection sur les communes de La Ferté-Macé et de Bagnoles-de-l'Orne-Normandie.

Sur les frais de l'instance :

13. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de rejeter les conclusions de la commune de La Ferté-Macé tendant au bénéfice des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

O R D O N N E :

Article 1er : La requête de la société Kaléi Solutions est rejetée.

Article 2 : Les conclusions de la commune de La Ferté-Macé tendant au bénéfice des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 3 : La présente ordonnance sera notifiée à la société Kaléi Solutions, à la société A et à la commune de La Ferté-Macé.

Fait à Caen, le 30 octobre 2023.

La juge des référés

signé

A. MACAUD

La République mande et ordonne au préfet de l'Orne en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Pour expédition conforme

Le greffier