TA Grenoble, 04/06/2024, n°2105631


REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Par une requête et des mémoires, enregistrés les 13 août 2021, 16 décembre 2022 et 17 janvier 2023, la société Richiero, représentée par Me Tissot, demande au tribunal dans le dernier état de ses écritures :

1°) de condamner la communauté de communes des vallées de Thônes (CCVT) à lui verser la somme de 126 609,70 euros en indemnisation du manque à gagner subi du fait de son éviction irrégulière de l'attribution du lot n° 15 " Electricité courant faibles " du marché de travaux pour la construction du siège de la CCVT (pour 96 548,80 euros), d'une Maison France services et de locaux associatifs à Thônes (pour 30 060,90 euros) ;

2°) En tant que de besoin, de faire procéder, avant dire droit, à une expertise comptable visant à déterminer le montant du manque à gagner subi par la société Richiero sur le fondement de l'article R. 621-1 du code de justice administrative ;

3°) de mettre à la charge de la CCVT une somme de 3 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

La société Richiero soutient que la consultation est viciée :

- en premier lieu, dès lors qu'il a été procédé à une appréciation globale des offres sans distinction entre, d'une part, les travaux sous maîtrise d'ouvrage de la communauté de communes et d'autre part ceux sous la maîtrise d'ouvrage de la commune de Thônes ;

- en deuxième lieu, dès lors qu'il a été procédé à une analyse globalisée emportant une attribution automatique des deux marchés au même opérateur ;

- en troisième lieu, compte tenu de l'illégalité du sous-critère n°5 " conformité aux prescriptions du CCTP et des plans " pour consister en une condition de recevabilité de l'offre et non un critère d'appréciation de sa qualité et pour avoir conféré une marge d'appréciation discrétionnaire à l'acheteur ;

- en quatrième lieu, des erreur manifestes ont été commises dans l'appréciation des qualités respectives des offres.

Par des mémoires en défense, enregistré les 14 novembre 2022, 12 janvier et 6 février 2023, la communauté de communes des Vallées de Thônes, représentée par Me Duraz conclut au rejet de la requête et à ce que soit mis à la charge de la requérante une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

La CCVT conteste les moyens invoqués.

Par lettre du 27 octobre 2022, les parties ont été informées qu'en application des dispositions de l'article R. 611-11-1 du code de justice administrative l'instruction est susceptible d'être close le 17 novembre 2022, par l'émission d'une ordonnance de clôture ou d'un avis d'audience, sans information préalable.

La clôture immédiate de l'instruction a été prononcée par ordonnance du 22 mars 2024.

Vu :

- Le code des marchés publics ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme Fourcade,

- les conclusions de M. Argentin, rapporteur public,

- et les observations de Me Leroy, représentant la société Richiero.

Considérant ce qui suit :

1. Selon un avis d'appel public à la concurrence publié le 25 mai 2020, la communauté de communes de la vallée de Thônes (CCVT) et la commune de Thônes ont initié une consultation selon une procédure adaptée pour l'attribution de deux marchés de travaux. Le premier relatif à la construction du siège de la CCVT et de la Maison France Service (sous maîtrise d'ouvrage de la CCVT) et le second relatif à l'extension de la maison des associations (sous maîtrise d'ouvrage de la commune de Thônes). L'offre de la société Richiero portant sur le lot 15 " Electricité courants faibles " a été classée en 2e position. Les deux marchés précités ont été attribués à la société Mermillod. Par la présente requête, la société Richiero demande à être indemnisée par la CCVT des préjudices nés de son éviction illégale de ces marchés.

Sur les conclusions indemnitaires :

En ce qui concerne le fondement de responsabilité.

2. Indépendamment des actions dont disposent les parties à un contrat administratif et des actions ouvertes devant le juge de l'excès de pouvoir contre les clauses réglementaires d'un contrat ou devant le juge du référé contractuel sur le fondement des articles L. 551-13 et suivants du code de justice administrative, tout tiers à un contrat administratif susceptible d'être lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par sa passation ou ses clauses est recevable à former devant le juge du contrat un recours de pleine juridiction contestant la validité du contrat ou de certaines de ses clauses non réglementaires qui en sont divisibles.

3. En vue d'obtenir réparation de ses droits lésés, le concurrent évincé a ainsi la possibilité de présenter devant le juge du contrat des conclusions indemnitaires, à titre accessoire ou complémentaire à ses conclusions à fins de résiliation ou d'annulation du contrat. Il peut également engager un recours de pleine juridiction distinct, tendant exclusivement à une indemnisation du préjudice subi à raison de l'illégalité de la conclusion du contrat dont il a été évincé.

4. Le dossier de consultation des entreprises prévoit que le bâtiment comprend deux entités distinctes : le siège de la CCVT et la MSAP, sous maîtrise d'ouvrage de la CCVT d'une part, et les locaux associatifs, en extension de la Maison des Associations actuelle, sous maîtrise d'ouvrage de la ville de Thônes, d'autre part. Le bâtiment est constitué de trois niveaux sur un sous-sol. Le sous-sol reçoit un parc de stationnement affecté au personnel de la CCVT. Les trois niveaux sont divisés entre la CCVT et la mairie par un mur de refend toute hauteur. La partie mairie est raccordée à la maison des associations dont elle constitue une extension, avec la création d'une porte de communication à chaque niveau. La répartition des travaux entre les deux maîtres d'ouvrage est gérée par un groupement de commande dont la CCVT est le coordonnateur uniquement pour la phase de passation du marché. Chaque lot de la consultation fera l'objet de deux marchés distincts, deux décomptes et deux factures distinctes, conformément à la présence des deux maîtres d'ouvrage. A chaque candidat ont été remis deux trames d'acte d'engagement, l'un à en-tête de la CCVT, l'autre à en-tête de la commune de Thônes.

5. Toutefois, il résulte du rapport d'analyse des offres que celles-ci ont été appréciées de façon globalisée. De sorte que, pour un même lot, les deux marchés publics ont été nécessairement attribués au même candidat. Par suite, la méthode de notation retenue vicie la procédure d'attribution des marchés. Au surplus, la requérante démontre qu'à notation constante mais avec une analyse différentiée des offres par marché, elle aurait obtenu le marché conclu avec la CCVT.

6. Les critères d'appréciation de l'offre économiquement la plus avantageuse mentionnés par l'avis d'appel public à la concurrence étaient au nombre de 2, un critère " valeur technique " et un critère " prix " représentant respectivement 40% et 60% de la note globale. Le critère " valeur technique " se décomposait en 5 sous -critères : le premier " moyens techniques professionnels et humains " sur 5 points, le deuxième " méthodologie de mise en œuvre et suivi du chantier " sur 15 points, le troisième " Planning " sur 5 points, le quatrième " hygiène, sécurité et qualité du chantier " sur 5 points et le cinquième " conformité aux prescriptions du CCTP et des plans " sur 10 points.

7. S'agissant du 1er sous-critère technique, l'attributaire du marché était en en mesure de mobiliser plus de personnel que la requérante pour ce chantier. Par suite, en attribuant à la société Mermillod la note de 5/5 et celle de 4/5 à la requérante, le pouvoir adjudicateur n'a pas commis d'erreur manifeste d'appréciation.

8. Les sous-critères techniques 2, 4 et 5 ont en commun d'avoir fait l'objet d'une notation identiques pour l'attributaire du marché et pour la requérante. Par suite, l'appréciation portée par le pouvoir adjudicateur sur ces critères n'est, en tout état de cause, pas de nature à avoir fait perdre à la requérante une chance d'obtenir le marché.

9. En revanche, s'agissant du 3e sous-critère " planning " la requérante a obtenu la note de 3/5 tandis que l'attributaire obtenait la note maximale sans qu'aucune des appréciations littérales portées sur le rapport d'analyse des offres ne soit de nature à expliquer cet écart de notation. Par suite, la société Richiero est fondée à soutenir que l'appréciation de ce critère est entachée d'une erreur manifeste d'appréciation.

10. Compte tenu de la faiblesse de l'écart de note globale qui séparait la requérante et l'attributaire (0,14 point) et des deux vices relevés tentant d'une part à l'analyse globalisée des offres pour les deux marchés et d'autre part à l'erreur manifeste entachant l'appréciation du critère " planning ", la société Richiero est fondée à soutenir que les marchés ont été attribués au terme d'une procédure irrégulière.

En ce qui concerne le préjudice :

11. Lorsqu'un candidat à l'attribution d'un contrat public demande la réparation du préjudice né de son éviction irrégulière de ce contrat et qu'il existe un lien direct de causalité entre la faute résultant de l'irrégularité et les préjudices invoqués par le requérant à cause de son éviction, il appartient au juge de vérifier si le candidat était ou non dépourvu de toute chance de remporter le contrat. En l'absence de toute chance, il n'a droit à aucune indemnité. Dans le cas contraire, il a droit en principe au remboursement des frais qu'il a engagés pour présenter son offre. Il convient en outre de rechercher si le candidat irrégulièrement évincé avait des chances sérieuses d'emporter le contrat conclu avec un autre candidat. Si tel est le cas, il a droit à être indemnisé de son manque à gagner, incluant nécessairement, puisqu'ils ont été intégrés dans ses charges, les frais de présentation de l'offre, lesquels n'ont donc pas à faire l'objet, sauf stipulation contraire du contrat, d'une indemnisation spécifique.

12. D'une part, la société Richiero démontre qu'une appréciation différentiée des offres pour chaque marché aurait suffi à faire classer son offre en 1er position pour le marché conclu avec la CCVT.

13. D'autre part, compte tenu du vice tenant à la globalisation de l'appréciation des offres et à l'erreur manifeste d'appréciation entachant la notation du 3e sous-critère technique, la requérante doit être regardée comme ayant perdu une chance sérieuse d'emporter le second marché.

14. Par suite, la société Richiero est fondée à demander l'indemnisation de son manque à gagner, lequel est déterminé en prenant en compte les bénéfices nets qu'auraient procuré les marchés dont elle a été évincée. La fixation de la marge nette implique de déduire non seulement les coûts variables directement liés à la prestation mais aussi la quote-part qui aurait été affectée aux coûts fixes si le concurrent évincé avait eu le contrat. En l'espèce, la société Richiero verse une attestation de son expert-comptable établissant que son taux de marge nette moyen au cours des trois derniers exercices est de 1,21 %. Appliqué au montant des offres de la requérante, il représente une somme de 3 115,16 euros.

15. Il résulte de ce qui précède que la CCVT est condamnée à verser à la société Richiero la somme de 3 115,16 euros.

Sur les conclusions tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

16. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de la CCVT une somme de 2 500 euros à verser à la société Richiero. Les conclusions présentées par la CCVT, partie perdante, doivent être rejetées.

D E C I D E :

Article 1er : La CCVT est condamnée à verser à la société Richiero une indemnité de 3 115,16 euros.

Article 2 : La CCVT versera à la société Richiero la somme de 2 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : Le présent jugement sera notifié à la société Richiero et à la communauté de communes des Vallées de Thônes.

Copie à la société Mermillot Electricité.

Délibéré après l'audience du 21 mai 2024, à laquelle siégeaient :

M. Vial-Pailler, président,

Mme Fourcade, première conseillère,

Mme Pollet, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 4 juin 2024.

La rapporteure,

F. FOURCADE

Le président,

C. VIAL-PAILLERLe greffier,

G. MORAND

La République mande et ordonne au préfet de la Haute-Savoie en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.