TA La Réunion, 22/05/2023, n°2300459

Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire, enregistrés les 29 mars et 20 avril 2023, la société Régal des îles, représentée par Me Rayssac, demande au juge des référés sur le fondement des dispositions des articles L. 551-1 et suivants du code de justice administrative :

1°) d'enjoindre à la CADI, mandatée par le CCAS de Sainte-Suzanne, de lui fournir les caractéristiques et avantages de l'offre de la société à laquelle a été attribué l'accord-cadre relatif à la fourniture de repas pour le compte du CCAS de Sainte-Suzanne ;

2°) d'annuler la procédure de passation de ce marché ;

3°) de mettre à la charge solidairement de la CADI et du CCAS de Sainte-Suzanne une somme de 5 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- elle a vainement sollicité, par un courrier du 22 mars 2023, la communication par la CADI du détail des notes attribuées pour chacun des sous-critères de la valeur technique fixés à l'article 9.1.2 du règlement de la consultation, les motifs détaillés qui ont conduit au choix de l'offre de la société attributaire, la SAS Réunion Catering-Servair, sur chacun des sous-critères techniques du jugement des offres et le montant de l'offre de prix globale proposée par la société attributaire, en méconnaissance des dispositions de l'article R. 2181-4 du code de la commande publique ;

- la CADI est dans l'impossibilité de démontrer que la SAS Réunion Catering-Servair aurait fourni l'ensemble des éléments nécessaires à la démonstration de ses capacités économiques, financières, techniques et professionnelles pour l'exécution du marché, en méconnaissance des dispositions de l'article R. 2142-3 du code de la commande publique ;

- la candidature de la SAS Réunion Catering-Servair devait être déclarée irrecevable, à défaut de justification de l'agrément visé à l'article L. 233-2 du code rural et de la pêche maritime ;

- la CADI a insuffisamment défini son besoin, le cahier des clauses particulières ne précisant nulle part les grammages des repas à prévoir, ce qui a pourtant une influence considérable pour le chiffrage des offres et explique l'écart infime de points obtenus sur le critère financier qui a conduit à son éviction ;

- le recours à la procédure avec négociation, acté dès le 14 février 2023, est irrégulier dès lors que les candidats initiaux n'ont pas été informés de la déclaration sans suite de la procédure initiale de mise en concurrence et que l'offre initiale de la société Régal des îles n'était ni irrégulière ni inacceptable ;

- en tout état de cause, les négociations se sont déroulées irrégulièrement, en l'absence de mentions des exigences minimales dans les documents de la consultation ;

- la méthode de notation des offres est irrégulière dès lors qu'elle n'a pas permis de restituer l'écart existant entre les deux offres, l'offre de la société Régal des îles étant bien meilleure que celle de la société attributaire s'agissant des critères "Qualité et provenance des produits proposés" ;

- chacun de ces manquements l'a nécessairement lésée.

Par un mémoire en défense, enregistré le 20 avril 2023, le CCAS de la commune de Sainte-Suzanne, représenté par Me Charrel, conclut au rejet de la requête de la société Régal des îles et demande la condamnation de celle-ci au paiement de la somme de 6 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il fait valoir que :

- les dispositions de l'article R. 2181-4 du code de la commande publique n'ont pas été méconnues dès lors qu'ont été spontanément fournies les notes respectivement retenues sur le critère prix et le critère de la valeur technique et qu'en tout état de cause, à la date à laquelle le juge des référés, les informations lui permettant d'exercer son recours lui ont été communiquées ;

- les dispositions de l'article R. 2144-7 du code de la commande publique n'ont pas davantage été méconnues dès lors que la société attributaire ayant démontré dans son mémoire technique le respect des agréments requis, par ailleurs disponibles et vérifiables sur le site du ministère de l'agriculture et de l'administration ;

- la CADI a suffisamment défini son besoin à l'article 2 du cahier des clauses particulières, sans être tenue de faire état d'un grammage minimal alors qu'il était loisible aux candidats d'indiquer la conformité de leurs portions d'aliments avec le standard prédéfini par le référentiel " grammage en collectivité " en vigueur, établi par le GEM-RCN, ce que la société Régal des îles, qui ne justifie d'aucun intérêt lésé, n'a pas fait ;

- le recours à la procédure avec négociation était régulier dès lors que, d'une part, la société Régal des îles a bien été destinataire de l'information selon laquelle son offre était irrégulière, de ce qu'une procédure avec négociation serait relancée à laquelle elle a d'ailleurs participé, et, d'autre part, les exigences minimales peuvent aussi bien concerner les points non négociables que les points seulement négociables, ce qui a été fait en l'espèce s'agissant du prix unitaire des repas et de la diversité des menus proposés ;

- la méthode de notation des offres est régulière dès lors qu'il a été valablement attribué une note identique aux deux offres qui ne présentaient pas, au regard du critère jugé, des caractéristiques manifestement différentes.

Par un mémoire distinct, enregistré le 20 avril 2023, présenté au titre des dispositions de l'article R. 412-2-1 du code de justice administrative, le CCAS de la commune de Sainte-Suzanne produit des pièces numérotées 2, 7, 10 et 11, qu'il estime couvertes par le secret des affaires et demande qu'elles soient soustraites au contradictoire.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu la décision par laquelle le président du tribunal a désigné Mme Khater, vice-présidente, en qualité de juge des référés.

Vu :

- le code de la commande publique ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience publique qui a eu lieu le 21 avril 2023 à 10 heures, Mme A étant greffière d'audience au tribunal administratif de La Réunion.

Ont été entendus au cours de l'audience publique du 21 avril 2023 :

- le rapport de Mme Khater ;

- les observations de Me Legris pour la société Régal des îles ;

- et les observations de Me Garnier pour le CCAS de la commune de Sainte-Suzanne.

La clôture de l'instruction a été différée au 24 avril 2023 à minuit.

Par deux mémoires, enregistrés les 21 et 24 avril 2023, le CCAS de la commune de Sainte-Suzanne, représenté par Me Charrel, conclut aux mêmes fins et par les mêmes moyens que par ses précédentes écritures.

Il fait en outre valoir que :

- la société Régal des îles ne démontre pas que l'absence de grammage aurait été, à elle seule, de nature à conférer à l'acheteur une liberté de choix inconditionnée pour l'application du critère prix, dans un marché pour lequel le volet qualitatif est déterminant ;

- la formulation des grammages constitue une spécification non obligatoire dont l'absence n'emporte pas, à elle seule, un manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence incombant à l'acheteur public

Par un mémoire, enregistré le 23 avril 2023, la société Régal des îles, représentée par Me Rayssac, conclut aux mêmes fins et par les mêmes moyens que ses précédentes écritures.

Il fait en outre valoir que :

- l'agrément préfectoral produit n'est pas suffisant pour vérifier que la société attributaire pouvait effectivement produire des repas en liaison froide, en liaison chaude et des plats mixés ;

- le choix du pouvoir adjudicateur de ne pas prévoir de grammage minimum pour les ingrédients à la base de la composition des repas le conduit nécessairement à comparer des offres financières qui ne sont pas comparables, alors qu'il n'y a aucune garantie de respect du principe de l'égalité de traitement.

La SAS Réunion Catering-Servair, mise en la cause, n'a pas produit d'observations.

Considérant ce qui suit :

1. Par un avis d'appel public à la concurrence publié au bulletin officiel des annonces de marchés publics et au journal officiel de l'Union européenne les 16 et 19 novembre 2022, la centrale d'achats durables et innovants (CADI), mandatée par le centre communal d'action sociale (CCAS) de Sainte-Suzanne a lancé une procédure de mise en concurrence en vue de l'attribution d'un accord-cadre mono-attributaire relatif à la fourniture de repas, pour un montant maximum de 500 000 euros hors taxes. La CADI a mis en œuvre une procédure d'appel d'offres ouvert, à laquelle ont soumissionné la société Régal des îles et la SAS Réunion Catering-Servair. La consultation a été déclarée sans suite pour cause d'infructuosité. Par lettre du 16 janvier 2023, une procédure formalisée, en application du 6° de l'article R. 2124-3 du code de la commande publique, a alors été lancée en vue d'un accord-cadre mono-attributaire à bons de commande, avec un plafond de 500 000 euros hors taxe. La société Régal des îles s'est vu rejeter son offre, par lettre du 20 mars 2023, classée en deuxième position avec une note totale de 97,80/100. La SAS Réunion Catering-Servair, qui s'est vu attribuer la note globale de 98/100, a été désignée attributaire du marché, les deux sociétés ayant obtenu la même note au titre du critère technique. La société Régal des îles demande au juge du référé précontractuel, sur le fondement de l'article L. 551-1 du code de justice administrative, d'annuler la procédure de passation de ce marché public.

Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 551-1 du code de justice administrative :

2. Aux termes de l'article L. 551-1 du code de justice administrative : " Le président du tribunal administratif, ou le magistrat qu'il délègue, peut être saisi en cas de manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles est soumise la passation par les pouvoirs adjudicateurs de contrats administratifs ayant pour objet l'exécution de travaux, la livraison de fournitures ou la prestation de services, avec une contrepartie économique constituée par un prix () ". Selon l'article L. 551-10 du même code : " Les personnes habilitées à engager les recours prévus aux articles L. 551-1 et L. 551-5 sont celles qui ont un intérêt à conclure le contrat () et qui sont susceptibles d'être lésées par le manquement invoqué () ". Il appartient au juge du référé précontractuel de rechercher si l'entreprise qui le saisit se prévaut de manquements qui, eu égard à leur portée et au stade de la procédure auquel ils se rapportent, sont susceptibles de l'avoir lésée ou risquent de la léser, fût-ce de façon indirecte, en avantageant une entreprise concurrente.

3. Aux termes de l'article L. 2111-1 du code de la commande publique : " La nature et l'étendue des besoins à satisfaire sont déterminées avec précision avant le lancement de la consultation en prenant en compte des objectifs de développement durable dans leurs dimensions économique, sociale et environnementale. " Il résulte de ces dispositions que le pouvoir adjudicateur doit définir ses besoins avec suffisamment de précision pour permettre aux candidats de présenter une offre adaptée aux prestations attendues, compte tenu des moyens nécessaires pour les réaliser. Pour permettre l'élaboration de cette offre et pour en déterminer le prix, les candidats doivent disposer d'informations relatives à la nature des prestations attendues. Le juge du référé précontractuel exerce sur le choix que fait le pouvoir adjudicateur, lorsqu'il procède à la définition de son besoin et de l'objet même de la commande qui donne lieu à la passation du marché, un contrôle de l'erreur manifeste d'appréciation.

4. Le marché public en cause, 23CADI02 " Fourniture de repas pour le compte du CCAS de Sainte Suzanne ", dont la société Régal des îles demande l'annulation, a pour objet pour le compte du CCAS de la commune de Sainte-Suzanne la fourniture de plateaux repas, l'élaboration des menus avec spécificités, leur livraison et le suivi du niveau de satisfaction des bénéficiaires. S'agissant de l'élaboration des menus fournis dans les plateaux repas, et plus particulièrement des quantités prévisionnelles journalières, le point 2.1 du cahier des clauses particulières mentionne : " Les quantités prévisionnelles journalières sont de : / - Déjeuner : 63 / - Dîner : 63. / Le repas est composé de : / 1) Une entrée froide comportant 1 légume minimum / 2) Un plat protidique à base de viande, poisson, volaille ou œufs / 3) Un accompagnement : riz et grains OU riz et légume(s) OU légume(s) et féculent / 4) Un dessert tel qu'un produit laitier OU une pâtisserie OU un fruit. / Les menus proposés sont sans viande de bœuf et sans viande de cabri. / Le titulaire propose systématiquement un plat principal de remplacement dans son menu. ". Il précise ensuite, s'agissant de l'élaboration des menus : " Le titulaire propose au CCAS de Sainte Suzanne une sélection de menu quotidien (déjeuner et dîner) sur un cycle de 4 semaines. /Les menus doivent être équilibrés et élaborés à partir de denrées alimentaires de qualité et d'un maximum de produits frais. () / Le CCAS de Sainte Suzanne sera très vigilant sur la qualité et la fraicheur des fruits et des légumes proposés par le titulaire. () / En aucun cas ne seront acceptés des produits laitiers dont la DLC sera proche de son expiration (produits en date limite de commercialisation). La DLC ne sera pas inférieure à 3 jours. / () La viande et le poisson sont cuisinés dans le laboratoire du titulaire dans le respect des valeurs nutritionnelles et des normes d'hygiène en vigueur et à venir. () / Le titulaire propose plusieurs typologies de menus en fonction des régimes alimentaires validés par un professionnel de santé compétent : / - Menu végétarien (sans viande) / - Menu " pauvre en sel" / - Menu " pauvre en sucre " / - Menu " pauvre en graisse " () ". Aucune des composantes des repas à livrer n'y fait l'objet d'une définition quantitative, par la mention d'un grammage, ou a minima d'une référence aux recommandations du Groupe d'étude des marchés de restauration collective et de nutrition (GEMRCN), malgré l'importance de s'assurer des quantités, et par voie de conséquence des qualités nutritionnelles, des différentes composantes de repas destinés à être livrés quotidiennement, à des personnes âgées ou des personnes handicapées pour le compte du CCAS de la commune de Sainte-Suzanne. Par ailleurs, compte tenu du poids du critère financier retenu par le CCAS de la commune de Sainte-Suzanne, pondéré à hauteur de 60% et dans un contexte d'ailleurs d'inflation du coût des denrées alimentaires, une telle incertitude sur le contenu des repas à confectionner et à livrer est susceptible d'avoir lésé la société Régal des îles dans l'hypothèse où elle aurait retenu des choix quantitatifs et qualitatifs plus onéreux que la SAS Réunion Catering-Servair alors que le point 4.1 du cahier des clause particulières précise que " Le prix unitaire du plateau repas sera inférieur à 6 (six) euros HT. " et que le marché a d'ailleurs été attribué en fonction du critère prix, les deux sociétés concurrentes s'étant vu attribuer une note identique au niveau du critère technique. De manière plus générale, la mention des quantités attendues, par la voie d'un grammage ou d'une référence au GEMRCN, dans ce type de marché, est une information essentielle pour permettre aux candidats de présenter une offre adaptée aux besoins de la personne publique. Son omission constitue un manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence susceptible d'avoir lésé les candidats, et donc la société requérante.

5. Il résulte de ce qui précède qu'il y a lieu d'annuler la procédure de passation de ce marché, sans qu'il soit besoin d'enjoindre à la CADI de fournir à la société Régal des îles les caractéristiques et avantages de l'offre de la société à laquelle a été attribué l'accord-cadre.

Sur les frais liés à l'instance :

6. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'il soit mis à la charge de la société Régal des îles la somme que le CCAS de la commune de Sainte-Suzanne demande au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens.

7. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge du CCAS de la commune de Sainte-Suzanne, sur ce dernier fondement, une somme de 2 000 euros au titre des frais exposés par la société Régal des îles et non compris dans les dépens.

O R D O N N E :

Article 1er : La procédure de passation du marché 23CADI02 " Fourniture de repas pour le compte du CCAS de Sainte Suzanne " est annulée.

Article 2 : Le CCAS de la commune de Sainte-Suzanne versera à la société Régal des îles une somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : Les conclusions présentées par le CCAS de la commune de Sainte-Suzanne au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 4 : La présente ordonnance sera notifiée à la société Régal des îles, au centre communal d'action sociale de Sainte-Suzanne et à la SAS Réunion Catering-Servair.

Fait à Saint-Denis, le 22 mai 2023.

La juge des référés,

A. KHATER

La République mande et ordonne au préfet de La Réunion en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.