TA Paris, 08/04/2024, n°2208310


REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Par une requête et des mémoires, enregistrés les 6 avril 2022, 21 février, 3 et 8 mars 2023, et 21 mars 2024, ce dernier n'ayant pas été communiqué, la société Détection électronique française, représentée par Me Aldigier, demande au tribunal, dans le dernier état de ses écritures :

1°) d'ordonner au centre d'action sociale de la ville de Paris (CASVP) de produire, sous huitaine, les documents relatifs au marché litigieux ;

2°) d'annuler le lot n° 1 du marché d'entretien, maintenance et dépannage des systèmes et équipements de sécurité incendie dans les établissements du centre d'action sociale de la ville de Paris, signé le 17 décembre 2021 ;

3°) de mettre à la charge du centre d'action sociale de la ville de Paris la somme de 6 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- son offre est régulière ;

- le pouvoir adjudicateur a méconnu le principe d'égalité entre les candidats, dès lors que la méthode de notation du marché litigieux a été élaborée concomitamment à la phase d'ouverture des offres ;

- une telle élaboration de la méthode de notation révèle la volonté de la personne publique de favoriser un candidat, ce qui est un vice d'une particulière gravitant entraînant l'annulation du contrat litigieux.

Par des mémoires en défense, enregistrés les 27 janvier et 28 février 2023, et 25 mars 2024, ce dernier n'ayant pas été communiqué, le centre d'action sociale de la ville de Paris (CASVP), représenté par la SELARL Centaure avocats, conclut au rejet de la requête et à ce que soit mise à la charge de la société requérante la somme de 6 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

- l'offre de la société requérante est irrégulière, car elle ne respecte pas les exigences fixées par le cahier des clauses techniques particulières (CCTP) ;

- aucun des moyens de la requête n'est fondé.

La requête a été communiquée à la société Eris, qui n'a pas présenté d'observations.

Par ordonnance du 7 mars 2023, la clôture d'instruction a été fixée au 27 mars 2023.

Vu :

- les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code de la commande publique ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme Berland,

- les conclusions de Mme Alidière, rapporteure publique,

- et les observations de Me Aldigier, représentant la société Détection électronique française, et de Me Blanchard, représentant le centre d'action sociale de la ville de Paris.

Une note en délibéré présentée par le CASVP a été enregistrée le 28 mars 2024.

Considérant ce qui suit :

1. Par un avis d'appel public à la concurrence publié le 12 juillet 2021 au bulletin officiel des annonces de marchés publics et au journal officiel de l'Union européenne, le centre d'action sociale de la ville de Paris (CASVP) a lancé une procédure d'appel d'offres ouvert, en application des articles L. 2124-1, R. 2124-2 et R. 2161-2 à R. 2161-5 du code de la commande publique, pour la passation d'un accord-cadre relatif à l'entretien, à la maintenance et au dépannage des systèmes et équipements de sécurité incendie de ses établissements en trois lots techniques. La société Détection électronique française (DEF) a, dans le cadre d'un groupement avec deux autres entreprises, soumissionné notamment à l'obtention du lot n° 1. Par courrier du 15 décembre 2021, le CASVP a fait part à la société DEF du rejet de son offre pour ce lot, et l'a informée de l'attribution du lot n° 1 du marché à la société Eris. Par la présente requête, la société DEF, agissant en qualité de candidate évincée, demande l'annulation du contrat conclu entre le CASVP et la société Eris pour le lot n° 1, signé le 17 décembre 2021.

Sur les conclusions à fin d'annulation :

2. Indépendamment des actions dont disposent les parties à un contrat administratif et des actions ouvertes devant le juge de l'excès de pouvoir contre les clauses réglementaires d'un contrat ou devant le juge du référé contractuel sur le fondement des articles L. 551-13 et suivants du code de justice administrative, tout tiers à un contrat administratif susceptible d'être lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par sa passation ou ses clauses est recevable à former devant le juge du contrat un recours de pleine juridiction contestant la validité du contrat ou de certaines de ses clauses non réglementaires qui en sont divisibles. Ce recours doit être exercé, y compris si le contrat contesté est relatif à des travaux publics, dans un délai de deux mois à compter de l'accomplissement des mesures de publicité appropriées, notamment au moyen d'un avis mentionnant à la fois la conclusion du contrat et les modalités de sa consultation dans le respect des secrets protégés par la loi. Si le représentant de l'Etat dans le département et les membres de l'organe délibérant de la collectivité territoriale ou du groupement de collectivités territoriales concerné, compte tenu des intérêts dont ils ont la charge, peuvent invoquer tout moyen à l'appui du recours ainsi défini, les autres tiers ne peuvent invoquer que des vices en rapport direct avec l'intérêt lésé dont ils se prévalent ou ceux d'une gravité telle que le juge devrait les relever d'office. Le tiers agissant en qualité de concurrent évincé de la conclusion d'un contrat administratif ne peut ainsi, à l'appui d'un recours contestant la validité de ce contrat, utilement invoquer, outre les vices d'ordre public, que les manquements aux règles applicables à la passation de ce contrat qui sont en rapport direct avec son éviction.

En ce qui concerne la régularité de l'offre de la société DEF :

3. Un concurrent évincé ne peut invoquer, outre les vices d'ordre public dont serait entaché le contrat, que des manquements aux règles applicables à la passation de ce contrat en rapport direct avec son éviction. Au titre de tels manquements, le concurrent évincé peut contester la décision par laquelle son offre a été écartée comme irrégulière. Un candidat dont l'offre a été à bon droit écartée comme irrégulière ou inacceptable ne saurait en revanche soulever un moyen critiquant l'appréciation des autres offres. Il ne saurait notamment soutenir que ces offres auraient dû être écartées comme irrégulières ou inacceptables, un tel moyen n'étant pas de ceux que le juge devrait relever d'office. Il en va ainsi alors même que son offre a été analysée, notée et classée par le pouvoir adjudicateur.

4. Le CASVP fait valoir que l'offre de la société requérante est irrégulière.

5. Aux termes de l'article L. 2152-2 du code de la commande publique : " Une offre irrégulière est une offre qui ne respecte pas les exigences formulées dans les documents de la consultation, en particulier parce qu'elle est incomplète, ou qui méconnaît la législation applicable notamment en matière sociale et environnementale ". Des offres non conformes aux prescriptions techniques du dossier de consultation des entreprises, contenues notamment dans le cahier des clauses techniques particulières, sont, dès lors, irrégulières.

6. L'article 4.2 " interventions de dépannage - astreinte " du CCTP du marché litigieux stipule : " Le titulaire s'engage à assurer les dépannages et remise en service 7 jours sur 7, 24 heures sur 24 et 365 jours par an, sur simple appel téléphonique. Pour cela, le titulaire mettra à disposition du Centre d'Action Sociale de la Ville de Paris une astreinte 7 jours sur 7, 24 heures sur 24 et 365 jours par an, avec un seul numéro d'appel. / Les délais d'intervention devront être les plus brefs possibles sans pouvoir excéder 4 heures. Toutefois le délai d'intervention pourra être ramené à 2 heures en cas de nécessité absolue ou en cas de panne entraînant la paralysie du système : centrale bloquée, supervision bloquée. / Les délais de rétablissement devront être les plus courts possibles, en fonction de la nature de la panne, de manière à permettre l'exploitation des bâtiments. ".

7. Il résulte de l'instruction que la société requérante a indiqué, dans son offre, que " Les opérations de maintenance corrective, durant les périodes non ouvrées, se dérouleront conformément au CCTP soit 7j/7j, 24h sur 24h, et sous un délai maximum de 2h suivant l'appel, dans le cas de panne critique, et généralement inférieur à 4h. ". Par suite, l'offre de la société requérante ne remplit pas l'exigence, posée par le CCTP, que les délais d'intervention soient, dans tous les cas, inférieurs à 4 heures. La mention, relevée par la société requérante, dans le point 9.5 de son offre, selon laquelle " la maintenance corrective doit pouvoir être assurée par le groupement 7j/7, 24h/24h sous un délai de 2 heures maximum suivant l'appel (toute gravité des pannes) " ne constitue pas un engagement répondant à l'exigence du CCTP. Par suite, dès lors que l'offre de la société DEF ne respecte pas l'une des exigences formulées dans les documents de consultation, le CASVP est fondé à soutenir que cette offre est irrégulière.

8. En application du principe rappelé au point 3, la société requérante ne peut utilement soutenir que la méthode de notation retenue par le CASVP aurait été irrégulière et aurait méconnu le principe d'égalité entre les candidats, dès lors qu'elle aurait été élaborée après l'ouverture des offres.

En ce qui concerne le moyen tiré de la volonté de favoriser un candidat :

9. L'autorité concédante définit librement la méthode d'évaluation des offres au regard de chacun des critères d'attribution qu'elle a définis et rendus publics. Elle peut ainsi déterminer tant les éléments d'appréciation pris en compte pour son évaluation des offres que les modalités de leur combinaison. Une méthode d'évaluation est toutefois entachée d'irrégularité si, en méconnaissance des principes fondamentaux d'égalité de traitement des candidats et de transparence des procédures, les éléments d'appréciation pris en compte pour évaluer les offres au titre de chaque critère d'attribution sont dépourvus de tout lien avec les critères dont ils permettent l'évaluation ou si les modalités d'évaluation des critères d'attribution par combinaison de ces éléments sont, par elles-mêmes, de nature à priver de leur portée ces critères ou à neutraliser leur hiérarchisation et sont, de ce fait, susceptibles de conduire, pour la mise en œuvre de chaque critère, à ce que la meilleure offre ne soit pas la mieux classée, ou, au regard de l'ensemble des critères, à ce que l'offre présentant le meilleur avantage économique global ne soit pas choisie. Il en va ainsi alors même que l'autorité concédante, qui n'y est pas tenue, aurait rendu publique, dans l'avis d'appel à concurrence ou les documents de la consultation, une telle méthode d'évaluation.

10. La société requérante soutient que l'élaboration des critères de notation révèle, de la part du CASVP, une intention délibérée de favoriser un candidat, entachant le contrat litigieux d'un vice d'une particulière gravité. Elle fait valoir que, outre les critères et sous-critères communiqués dans le dossier de consultation des entreprises, le CASVP a défini des " attentes de l'administration ", dont elle a pris connaissance en " désoccultant " le rapport d'analyse des offres, et dont la teneur n'est pas contestée par la défense, qui ont été rédigées afin de favoriser la société attributaire.

11. Il résulte de l'instruction que le CASVP a défini, pour évaluer le premier critère, relatif à l'organisation pour la réalisation des prestations, des " attentes de l'administration " particulièrement précises pour les trois premiers sous-critères. Ainsi, il résulte de l'instruction que le sous-critère relatif aux " moyens humains, techniques et l'organisation mise en place spécifiquement par la société pour la réalisation des prestations d'entretien prévues au CCTP " était apprécié exclusivement à l'aune de neuf " attentes ", parmi lesquelles " un interlocuteur privilégié avec une expérience d'au moins 10 ans dans le domaine de la sécurité incendie ", " au moins 10 techniciens (y compris suppléants) dédiés aux missions du CASVP ", " que la société organise régulièrement des formations internes sur les équipements techniques concernés par le marché. Il est attendu au moins deux formations internes par an ", ou encore " que les techniciens disposent d'un stock de matériel dans leur véhicule lors des visites de maintenance préventive. Ce stock doit contenir au moins 10 déclencheurs manuels, 10 avertisseurs sonores et 10 détecteurs automatiques d'incendie de marques et de modèles variés ". Il résulte également de l'instruction que la société attributaire a obtenu, sur les trois sous-critères sur lesquels des " attentes de l'administration " avaient été définies, la note maximale, satisfaisant en tous points aux conditions posées, alors qu'elle a obtenu la note de 0 sur le sous-critère n° 4, concernant les modalités d'application de la clause d'insertion sociale, qui ne faisait l'objet d'aucune attente précise de l'administration.

12. En outre, il résulte de l'instruction que le CASVP ne fournit aucun élément permettant d'établir que les " attentes de l'administration " auraient été définies antérieurement à l'ouverture des offres. Alors que le CASVP a indiqué, dans sa réponse faite le 18 février 2022 à la demande de communication de documents administratifs présentée par la société requérante, que " le seul document achevé et daté qui contienne la formulation des attentes de l'administration est le rapport d'analyse des offres ", et alors qu'il s'était engagé à transmettre à la société requérante les propriétés du fichier word fixant ces attentes afin de constater la date de création du fichier, il n'a présenté aucune pièce relative au processus d'élaboration de ces attentes. Si le CASVP produit une attestation du sous-directeur des ressources, indiquant que les attentes de l'entité adjudicatrice sont toujours établies entre le service prescripteur et le service en charge des achats en amont de la procédure, cette unique attestation, établie pour les besoins de la cause le 13 mars 2024, en réponse à une mesure d'instruction du 11 mars précédent, n'est pas de nature à établir la date d'élaboration des attentes de l'administration.

13. Le CASVP fait valoir, en défense, qu'il applique le même type d'" attentes de l'administration ", dans des marchés comparables, et que ces attentes correspondent à des éléments d'appréciation objectifs. Toutefois, il résulte de l'instruction que toutes les " attentes " définies dans le marché litigieux ne se retrouvent pas dans les autres marchés cités en exemple, et que le degré de précision et la nature des attentes varient en fonction du marché. En outre, la circonstance selon laquelle le CASVP utiliserait des " attentes " comparables dans d'autres marchés, ou selon laquelle les éléments demandés seraient des éléments " purement objectifs " n'établit pas que les attentes du marché litigieux n'auraient pas été fixées de façon à ce que l'attributaire les remplisse systématiquement.

14. Ainsi, il résulte de l'instruction que le CASVP n'établit pas avoir fixé les " attentes de l'administration " au regard desquelles il a évalué les offres, en respectant les principes fondamentaux d'égalité de traitement des candidats et de transparence des procédures. Il résulte de l'instruction que ce vice entachant le marché litigieux révèle également, en l'état de l'instruction, une volonté de la personne publique de favoriser un candidat, et a affecté gravement la légalité du choix de l'attributaire. Par sa particulière gravité et en l'absence de régularisation possible, il implique que soit prononcée l'annulation du marché litigieux, sans qu'il soit besoin d'ordonner un supplément d'instruction. Toutefois, compte tenu de l'objet du marché litigieux, qui concerne l'entretien, la maintenance et le dépannage des systèmes de sécurité incendie dans 147 établissements du CASVP recevant du public, dont 7 000 usagers hébergés, et des difficultés avancées dans les écritures pour faire face aux conséquences d'une telle annulation, il convient de prononcer celle-ci à effet différé au 8 octobre 2024, afin de laisser une durée nécessaire au lancement d'une nouvelle procédure d'appel d'offres, eu égard à l'intérêt général qui s'attache à ce que la continuité du service public soit préservée.

Sur les frais du litige :

15. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de la société DEF, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, une somme au titre des frais exposés par le CASVP et non comprise dans les dépens. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de ce dernier, une somme de 1 500 euros au titre des frais exposés par la société DEF sur le fondement de ces mêmes dispositions.

D E C I D E :

Article 1er : Le marché relatif au lot n° 1 du marché d'entretien, maintenance et dépannage des systèmes et équipements de sécurité incendie dans les établissements du centre d'action sociale de la ville de Paris, attribué le 17 décembre 2021 à la société Eris est annulé à compter du 8 octobre 2024.

Article 2 : Le centre d'action sociale de la ville de Paris française versera à la société Détection électronique française la somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.

Article 4 : Le présent jugement sera notifié à la société Détection électronique française, au centre d'action sociale de la ville de Paris et à la société Eris.

Copie en sera adressée au Procureur de la République.

Délibéré après l'audience du 25 mars 2024, à laquelle siégeaient :

Mme Le Roux, présidente,

Mme Barruel, première conseillère,

Mme Berland, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 8 avril 2024.

La rapporteure,

F. BERLAND

La présidente,

M.-O. LE ROUXLa greffière,

F. RAJAOBELISON

La République mande et ordonne au préfet de la région d'Île-de-France, préfet de Paris, en ce qui la concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

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