TA Toulouse, 12/09/2023, n°2305138

Vu la procédure suivante :

Par un déféré et un mémoire complémentaire enregistrés le 24 août 2023 et le 7 septembre 2023, le préfet de l'Aveyron demande au juge des référés, sur le fondement de l'article L. 2131-6 du code général des collectivités territoriales auquel renvoie l'article L. 554-1 du code de justice administrative, de suspendre l'exécution du contrat de bail emphytéotique administratif (BEA) conclu le 28 juin 2023, pour une durée de 25 ans, par la commune de Villefranche-de-Rouergue au bénéfice de la société Only camp afin de lui confier l'exploitation du service public du camping municipal ou, à défaut, de le requalifier en commande publique.

Il soutient que :

-le BEA litigieux, qui a pour objet de confier à un opérateur économique l'exploitation d'un service public et donc l'exercice d'une mission de service public, prévoit la réalisation de travaux en réponse aux besoins de la commune, ce qui est proscrit par l'article L. 1311-2 du code général des collectivités territoriales ;

-un BEA doit avoir pour objet principal la mise à disposition d'un bien immobilier appartenant au domaine public ou privé d'une personne publique, ce qui en fait un titre d'occupation du domaine public, ne doit être qu'un simple outil de gestion et de valorisation de biens immobiliers mis à disposition de tiers et ne peut comporter de clauses limitant la liberté d'usage de l'emphytéote sur les biens loués ou imposant à celui-ci la réalisation de constructions ;

-le recours à ce type de contrats ne peut être une réponse à un besoin en matière de travaux ou de services d'une collectivité territoriale, un tel besoin relevant de contrats de commande publique.

Par un mémoire en défense, enregistré le 5 septembre 2023, la commune de Villefranche-de-Rouergue, représentée par Me Mestres, conclut au rejet de la requête et demande que soit mise à la charge de l'Etat la somme de 2 500 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle fait valoir que :

-les conclusions du préfet tendant à l'annulation ou, à défaut, à la requalification du BEA excèdent l'office du juge des référés saisi d'un déféré suspension ;

-les dispositions légales et règlementaires encadrant le BEA n'apportent aucune précision sur la possibilité pour le preneur à bail de réaliser des travaux ;

-l'appel à projet ne faisait état d'aucun besoin en matière de travaux, se contentant d'indiquer aux candidats potentiels la possibilité d'en faire, les critères de sélection de l'emphytéote n'imposaient aucune prescription dans la réalisation des travaux, et le BEA à conclure avait pour objet de mettre à disposition d'un tiers intéressé l'ensemble des biens constitutifs du camping municipal, dans l'état où il se trouve, en octroyant la possibilité au preneur à bail de réaliser les travaux " nécessaires pour les besoins du camping ", de sorte que le préfet considère à tort que le BEA litigieux imposerait la réalisation de " constructions " à l'emphytéote ;

-si le BEA prévoit la réalisation de travaux d'amélioration du camping, elle a conféré une totale liberté au preneur dans la définition de son projet, la réalisation de travaux n'étant aucunement imposée, les travaux dont la réalisation est prévue dans le contrat de bail étant ceux entièrement définis et proposés par l'emphytéote dans le cadre de son offre, sans qu'ils viennent en réponse à un besoin qu'elle aurait elle-même défini ;

-l'activité objet du contrat répond à un intérêt général sans être érigée en mission de service public, elle n'exerce aucun contrôle sur l'emphytéote, la réalisation de travaux par l'emphytéote ne constitue pas un élément de nature à qualifier automatiquement un contrat de contrat de la commande publique, et le bail vise en réalité à valoriser le domaine public communal en réalisant une opération d'intérêt général tout en répondant à l'intérêt économique de l'emphytéote.

La requête a été communiquée à la société Only camp qui n'a pas produit d'écritures.

Vu :

-les autres pièces du dossier ;

-la requête n° 2305139 enregistrée le 24 août 2023 tendant à l'annulation de la décision contestée.

Vu :

- le code général des collectivités territoriales ;

- le code général de la propriété des personnes publiques ;

- le code de justice administrative.

La présidente du tribunal a désigné M. A pour statuer sur les demandes de référé.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique du 7 septembre 2023, en présence de Mme Tur, greffière d'audience :

-le rapport de M. A,

-et les observations de Me Mestres, représentant la commune de Villefranche-de-Rouergue, qui a repris ses écritures en précisant que le maintien du classement trois étoiles du camping ne nécessite pas la réalisation de travaux, que la conclusion du BEA en cause ne constitue qu'une tentative de valorisation domaniale et ajoutant que les travaux envisagés ont été proposés par l'opérateur candidat au bail et ne sont pas à l'initiative de la commune, cette dernière n'exerçant aucun contrôle sur la gestion, par cet opérateur, de l'activité objet de ce bail.

La clôture de l'instruction a été prononcée à l'issue de l'audience.

Considérant ce qui suit :

1. Après avoir confié la gestion du camping municipal du 1er janvier 2006 au 31 décembre 2019 à un opérateur privé dans le cadre d'une délégation de service public, la commune de Villefranche-de-Rouergue a décidé fin 2019, en l'absence de candidat à l'issue de la procédure de consultation pour son renouvellement, de reprendre l'exploitation de ce camping en régie. Par une délibération du 14 novembre 2022, le conseil municipal a approuvé le principe d'un bail emphytéotique administratif (BEA) pour l'exploitation dudit camping à partir de la saison 2023. Par délibération du 22 mai 2023, le conseil municipal a adopté le projet de BEA avec la société Only camp pour une durée de 25 ans débutant le 1er juillet 2023 et a autorisé le maire à conclure ce contrat. Le préfet de l'Aveyron demande au juge des référés, sur le fondement du 3ème alinéa de l'article L. 2131-6 du code général des collectivités territoriales, de suspendre l'exécution de ce contrat de BEA, signé le 28 juin 2023.

2. Aux termes du premier alinéa de l'article L. 2131-6 du code général des collectivités territoriales : " Le représentant de l'Etat dans le département défère au tribunal administratif les actes mentionnés à l'article L. 2131-2 qu'il estime contraires à la légalité dans les deux mois suivant leur transmission. ". Aux termes du troisième alinéa du même article, reproduit à l'article L. 554-1 du code de justice administrative : " Le représentant de l'Etat peut assortir son recours d'une demande de suspension. Il est fait droit à cette demande si l'un des moyens invoqués paraît, en l'état de l'instruction, propre à créer un doute sérieux quant à la légalité de l'acte attaqué. Il est statué dans un délai d'un mois. ".

3. Le préfet peut, sur le fondement des dispositions des articles L. 2131-2 et L. 2131-6 du code général des collectivités territoriales, saisir le juge administratif d'un déféré tendant à l'annulation d'un contrat administratif et peut donc également en demander la suspension de l'exécution.

4. L'article L. 451-1 du code rural et de la pêche maritime dispose que : " Le bail emphytéotique de biens immeubles confère au preneur un droit réel susceptible d'hypothèque ; ce droit peut être cédé et saisi dans les formes prescrites pour la saisie immobilière. / Ce bail doit être consenti pour plus de dix-huit années et ne peut dépasser quatre-vingt-dix-neuf ans ; il ne peut se prolonger par tacite reconduction. ". Aux termes de l'article L. 1311-2 du code général des collectivités territoriales : " Un bien immobilier appartenant à une collectivité territoriale peut faire l'objet d'un bail emphytéotique prévu à l'article L. 451-1 du code rural et de la pêche maritime en vue de la réalisation d'une opération d'intérêt général relevant de sa compétence ou en vue de l'affectation à une association cultuelle d'un édifice du culte ouvert au public. Ce bail emphytéotique est dénommé bail emphytéotique administratif. / Un tel bail peut être conclu même si le bien sur lequel il porte, en raison notamment de l'affectation du bien résultant soit du bail ou d'une convention non détachable de ce bail, soit des conditions de la gestion du bien ou du contrôle par la personne publique de cette gestion, constitue une dépendance du domaine public, sous réserve que cette dépendance demeure hors du champ d'application de la contravention de voirie. / Un tel bail ne peut avoir pour objet l'exécution de travaux, la livraison de fournitures, la prestation de services, ou la gestion d'une mission de service public, avec une contrepartie économique constituée par un prix ou un droit d'exploitation, pour le compte ou pour les besoins d'un acheteur ou d'une autorité concédante soumis au code de la commande publique. () ". Par ailleurs, aux termes de l'article L. 2122-20 du code général de la propriété des personnes publiques : " Les collectivités territoriales, leurs groupements et leurs établissements publics peuvent : / 1° Soit conclure sur leur domaine public un bail emphytéotique administratif dans les conditions déterminées par les articles L. 1311-2 à L. 1311-4-1 du code général des collectivités territoriales ; / 2° Soit délivrer des autorisations d'occupation constitutives de droit réel dans les conditions déterminées par les articles L. 1311-5 à L. 1311-8 du code général des collectivités territoriales. ".

5. Il ressort des pièces versées dans l'instance, en particulier des énonciations de la délibération du 14 novembre 2022 mentionnée au point 1 ci-dessus, que, pour justifier le recours à un BEA pour l'exploitation de son camping municipal, la commune de Villefranche-de-Rouergue, faisant état du fait qu'étant labellisée " grands sites Occitanie / Sud de France " et de son souhait de développer son attrait touristique en indiquant que le camping constitue un fort enjeu en termes de développement, relève que pour s'adapter à l'évolution des exigences de la clientèle, des investissements importants doivent être réalisés, notamment la rénovation de l'accueil et des sanitaires et le remplacement des structures d'hébergement en toile, en précisant qu'elle souhaite pouvoir externaliser ces dépenses d'investissement. Est également énoncé dans cette délibération que " ce type de contrat permet de confier à un professionnel du secteur du tourisme le soin d'exploiter, d'entretenir et de développer le camping municipal pendant toute sa durée et en lui conférant des droits réels sur le domaine public de la ville pendant une durée supérieure à 18 ans. Il peut ainsi supporter les investissements nécessaires à l'entretien et à la modernisation du bien donné à bail. L'exploitant verse une redevance qui peut être fixe ou variable à la ville. A l'issue du bail la ville récupère le camping avec tous les aménagements réalisés par l'exploitant. Afin d'aboutir à un projet de qualité et à un équilibre économique global satisfaisant, les points négociés porteront notamment sur le programme de travaux envisagé, la durée du bail et le montant de la redevance. ". Le conseil municipal de Villefranche-de-Rouergue ayant par cette même délibération approuvé le principe d'un BEA pour l'exploitation du camping, un avis d'appel à candidatures a été publié le 5 janvier 2023, la procédure de consultation ayant abouti à la conclusion du contrat du 28 juin 2023. Au point 10 de ce contrat, libellé " charges et conditions particulières ", figure un point 10.1 intitulé " travaux d'amélioration ", qui prévoit que l'emphytéote s'engage à entretenir, maintenir et développer les équipements liés à l'activité du camping en contrepartie de la conclusion du BEA, indique que le montant prévisionnel des travaux envisagés, correspondant notamment à des aménagements paysagers, à la rénovation de l'accueil épicerie et au réaménagement de la restauration, à la rénovation des sanitaires et de l'aire de jeux, s'élève à 258 000 euros et que des hébergements locatifs seront installés sur le camping, pour un montant prévisionnel de 600 000 euros. Ce même point 10.1 précise que " il est expressément convenu entre les parties que ces investissements constituent un engagement et une obligation pour l'emphytéote à caractère qualitatif, en tous les cas avant la fin de l'année 2025 ". Enfin, le point 10.5 du contrat de BEA en cause prévoit que " à l'expiration du bail, par arrivée du terme ou par résiliation amiable ou judiciaire, tous les travaux réalisés par l'emphytéote ou ses ayants-cause sur le terrain et les biens loués, comme toutes améliorations de quelque nature qu'elles soient, deviendront de plein droit la propriété du bailleur, sans qu'il soit besoin d'aucun acte pour le constater. ". Au vu de ces éléments, qui laissent apparaître que, alors qu'un camping municipal est un service public, la commune a entendu confier à un opérateur tiers par la voie d'un BEA la réalisation de travaux de rénovation importants de ce camping pour un montant significatif, le moyen tiré de ce que le contrat du 28 juin 2023 a été conclu en méconnaissance des dispositions du 3ème alinéa de l'article L. 1311-2 du code général des collectivités territoriales est propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de cet acte.

Sur les frais liés au litige :

6. Aux termes de l'article L. 761-1 du code de justice administrative : " Dans toutes les instances, le juge condamne la partie tenue aux dépens ou, à défaut, la partie perdante, à payer à l'autre partie la somme qu'il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Le juge tient compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d'office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu'il n'y a pas lieu à cette condamnation. ".

7. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de l'Etat, qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante, la somme que la commune de Villefranche-de-Rouergue demande au titre des frais exposés par lui elle et non compris dans les dépens.

O R D O N N E :

Article 1er : L'exécution du contrat de bail emphytéotique administratif conclu le 28 juin 2023 par la commune de Villefranche-de-Rouergue au bénéfice de la société Only camp afin de lui confier l'exploitation du service public du camping municipal est suspendue, au plus tard jusqu'à ce qu'il soit statué au fond sur sa légalité.

Article 2 : Les conclusions de la Villefranche-de-Rouergue présentées sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 3 : La présente ordonnance sera notifiée ministre de l'intérieur et des outre-mer, à la Commune de Villefranche-de-Rouergue et à la Société Only camp.

Une copie en sera adressée au préfet de l'Aveyron.

Fait à Toulouse, le 12 septembre 2023.

Le juge des référés,

B. A

La greffière,

P. TUR

La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur et des outre-mer en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente ordonnance.

Pour expédition conforme,

la greffière en chef,

ou par délégation, la greffière,