TA Strasbourg, 01/02/2023, n°2003657

Vu la procédure suivante :

Par une requête et des mémoires, enregistrés le 24 juin 2020, le 24 septembre 2021,

le 8 octobre 2021 et le 10 novembre 2022, l'institut Georges Lopez, représenté par Me Cottin, demande au tribunal, dans le dernier état de ses écritures :

1°) d'annuler le marché public de fourniture de dispositifs médicaux à usage unique et implants pour spécialités chirurgicales, en son lot n° 138, conclu le 13 janvier 2020 entre les hôpitaux universitaires de Strasbourg et la société Carnamedica ;

2°) à titre principal, de condamner les hôpitaux universitaires de Strasbourg à lui verser la somme de 16 638 euros au titre du bénéfice net qu'aurait procuré le marché ;

3°) à titre subsidiaire, de condamner les hôpitaux universitaires de Strasbourg à lui verser la somme de 2 105 euros au titre des frais engagés pour répondre à l'offre ;

4°) en tout état de cause, d'assortir la condamnation des intérêts au taux légal à compter du jour de la réception de la demande indemnitaire préalable et de leur capitalisation ;

5°) de mettre à la charge des hôpitaux universitaires de Strasbourg la somme

de 2 500 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

- le produit StoreProtectPlus commercialisé par la société Carnamedica a été présenté à tort comme une version générique du IGL-1 fabriqué par le requérant, alors qu'il n'est pas identique ;

- l'offre présentée par la société Carnamedica était irrégulière en ce qu'elle était incomplète dès lors qu'elle ne contenait que les résultats cliniques du produit IGL-1 et non ceux de son propre produit ;

- elle était irrégulière en ce que les éléments cliniques spécifiques au produit StoreProtectPlus n'ont été communiqués par la société Carnamedica aux hôpitaux universitaires de Strasbourg que postérieurement au 26 septembre 2019, date limite de dépôt des offres ;

- le choix de l'attributaire du marché est entaché d'une erreur manifeste d'appréciation du critère technique des offres des candidats ;

- le requérant est fondé à être indemnisé du manque à gagner subi du fait du choix de l'unique autre offre, qui était irrégulière et aurait dû avoir une note inférieure sur la valeur technique ;

- il est fondé à être indemnisé des frais exposés pour la présentation de son offre.

Par un mémoire en défense, enregistré le 25 septembre 2020, les hôpitaux universitaires de Strasbourg concluent au rejet de la requête.

Ils soutiennent que les moyens de la requête ne sont pas fondés.

Par un mémoire enregistré le 28 février 2022, la société Carnamedica, représentée par la SELARL Delsol avocats, conclut au rejet de la requête et à ce que la somme de 2 500 euros soit mise à la charge de l'institut Georges Lopez au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- les moyens soulevés sont inopérants en ce qu'ils se rapportent aux conditions de certification du produit StoreProtectPlus et non aux conditions de publicité et de mise en concurrence du marché ;

- ils ne sont pas fondés.

Par ordonnance du 10 juin 2022, la clôture d'instruction a été fixée au 1er juillet 2022.

Vu :

- les autres pièces du dossier ;

- l'ordonnance du 9 janvier 2020, par laquelle le juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg a rejeté la requête en référé précontractuel présentée par l'institut Georges Lopez.

Vu :

- le code de la commande publique ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme B,

- les conclusions de M. Boutot, rapporteur public,

- et les observations de :

' Me Robbe, représentant la société Carnamedica ;

' M. A, représentant les hôpitaux universitaires de Strasbourg.

Une note en délibéré, présentée par les hôpitaux universitaires de Strasbourg, a été enregistrée le 12 janvier 2023.

Considérant ce qui suit :

1. Un avis d'appel d'offre a été publié le 5 août 2019 par les hôpitaux universitaires de Strasbourg en vue de la conclusion d'un marché public de fournitures portant sur l'acquisition de dispositifs médicaux à usage unique et implants pour spécialités chirurgicales, le lot n° 138 portant plus spécifiquement sur la fourniture de " solution de conservation d'organe 4ème génération pour prélèvement multiorgane abdominaux ". Deux offres ont été présentées, par l'institut Georges Lopez, d'une part, et par la société Carnamedica, d'autre part, le premier proposant le produit

IGL-1 et la seconde le produit StoreProtectPlus. Par courrier du 10 décembre 2019 des hôpitaux universitaires de Strasbourg, l'institut Georges Lopez a été informé du rejet de son offre et de l'attribution du marché à la société Carnamedica. Il a formé un référé précontractuel devant le juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg, rejeté par une ordonnance du 9 janvier 2020. L'acte d'engagement de la société Carnamedica a été signé le 13 janvier 2020. Par courrier

du 14 février 2020, l'institut Georges Lopez a adressé aux hôpitaux universitaires de Strasbourg une demande tendant, d'une part, à l'annulation du marché litigieux et, d'autre part, à son indemnisation au titre du préjudice subi. Cette demande a été rejetée par un courrier des hôpitaux universitaires de Strasbourg du 2 mars 2020, à l'occasion duquel l'acte d'engagement a été adressé à l'Institut Georges Lopez.

Sur les conclusions à fin d'annulation du marché :

2. Indépendamment des actions dont disposent les parties à un contrat administratif et des actions ouvertes devant le juge de l'excès de pouvoir contre les clauses réglementaires d'un contrat ou devant le juge du référé contractuel sur le fondement des articles L. 551-13 et suivants du code de justice administrative, tout tiers à un contrat administratif susceptible d'être lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par sa passation ou ses clauses est recevable à former devant le juge du contrat un recours de pleine juridiction contestant la validité du contrat ou de certaines de ses clauses non réglementaires qui en sont divisibles. Les tiers ne peuvent invoquer que des vices en rapport direct avec l'intérêt lésé dont ils se prévalent ou ceux d'une gravité telle que le juge devrait les relever d'office. Le tiers agissant en qualité de concurrent évincé de la conclusion d'un contrat administratif ne peut ainsi, à l'appui d'un recours contestant la validité de ce contrat, utilement invoquer, outre les vices d'ordre public, que les manquements aux règles applicables à la passation de ce contrat qui sont en rapport direct avec son éviction.

En ce qui concerne l'existence de vices entachant la validité du contrat :

3. Aux termes de l'article L. 2152-1 du code de la commande publique : " L'acheteur écarte les offres irrégulières, inacceptables ou inappropriées. " Aux termes de l'article L. 2152-2 du même code : " Une offre irrégulière est une offre qui ne respecte pas les exigences formulées dans les documents de la consultation, en particulier parce qu'elle est incomplète [] ".

4. Le règlement de la consultation applicable à la passation du marché litigieux prévoit un critère de sélection des offres, comptant pour 70% de la notation, reposant sur la valeur technique et clinique du produit et la compétence du candidat. Le cahier des clauses techniques particulières auquel se réfère le règlement de la consultation prévoit plus spécifiquement pour le marché litigieux, à son article IV.1.1, que ce critère de valeur technique repose à 75% sur l'analyse des résultats cliniques. Enfin, l'article III.2. du cahier des clauses techniques particulières prévoit que les fournisseurs doivent accompagner leur proposition de " tout document permettant d'apprécier les critères de choix tels que définis à l'article IV ". Afin de permettre l'analyse des résultats cliniques dans le cadre de l'examen des offres, il appartenait donc en l'espèce aux candidats de produire les données cliniques nécessaires à une telle analyse.

5. L'institut Georges Lopez fait valoir que l'offre de la société Carnamedica était incomplète dès lors qu'elle ne contenait que les données cliniques afférentes au produit IGL-1 et non celles propres au produit qu'elle proposait, le StoreProtectPlus. En défense, les hôpitaux universitaires de Strasbourg et la société Carnamedica soutiennent que cette dernière pouvait se borner à fournir les seules données cliniques du produit IGL-1 dès lors que le produit StoreProtectPlus avait une composition chimique identique et constituait ainsi un dispositif équivalent au sens de la directive 93/42/CEE du 14 juin 1993. L'identité entre les deux produits serait en outre attestée par la délivrance d'un certificat CE de conformité par les autorités polonaises pour le produit StoreProtectPlus.

6. Le produit IGL-1 et le produit StoreProtectPlus sont présentés par la société Carnamedica comme ayant, certes, la même composition chimique, mais pas les mêmes conditions de conservation : le produit IGL-1 se conserve entre -3°C et 5°C pendant 12 mois, tandis que le produit StoreProtectPlus se conserve entre 2°C et 25°C pendant 18 mois. Ainsi, à considérer même que la directive invoquée soit applicable dans le cadre d'une procédure de passation d'un marché public, et nonobstant le certificat CE de conformité délivré pour le produit StoreProtectPlus, les deux produits ne peuvent pas être regardés comme constituant des dispositifs équivalents au sens de ses dispositions, dès lors que leurs conditions d'utilisation et leurs performances sont différences. Faute pour la société Carnamedica d'avoir justifié, à l'appui de son offre, que ces différentes sont sans incidence sur les données cliniques du produit, ou d'avoir fourni des données cliniques propres au produit qu'elle proposait, son offre était incomplète.

7. Par conséquent, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de la requête, l'institut Georges Lopez est fondé à soutenir que l'offre présentée par la société Carnamedica était incomplète et ce faisant irrégulière et qu'elle aurait dû être écartée par les hôpitaux universitaires de Strasbourg. Le contrat conclu entre les hôpitaux universitaires de Strasbourg et la société Carnamedica est, par suite, entaché d'un vice affectant sa validité.

En ce qui concerne les conséquences du vice entachant la validité du contrat :

8. D'une part, le vice tenant au caractère incomplet de l'offre retenue n'est pas un vice du consentement ni un autre vice d'une particulière gravité, de sorte qu'il n'est pas de nature à entraîner l'annulation du contrat litigieux.

9. D'autre part, il résulte de l'avis de marché publié au bulletin officiel des annonces des marchés publics, joint à la requête, que le marché litigieux a été conclu pour une première période allant jusqu'au 30 septembre 2021, reconductible pour une année. Ainsi, l'exécution du contrat étant terminée, aucune mesure de régularisation ou de résiliation ne peut être prononcée.

10. Par conséquent, les conclusions tendant à l'annulation du marché litigieux doivent être rejetées.

Sur les conclusions à fin d'indemnisation :

11. Lorsqu'une entreprise candidate à l'attribution d'un marché public demande la réparation du préjudice né de son éviction irrégulière de ce marché, il appartient au juge de vérifier d'abord si l'entreprise était dépourvue de toute chance de remporter le marché. Dans l'affirmative, l'entreprise n'a droit à aucune indemnité. Dans la négative, elle a droit en principe au remboursement des frais qu'elle a engagés pour présenter son offre. Dans le cas où l'entreprise avait des chances sérieuses d'emporter le marché, elle a droit à l'indemnisation de l'intégralité du manque à gagner qu'elle a subi.

12. Ainsi qu'il a été dit au point 6, l'offre présentée par la société Carnamedica était irrégulière, de sorte que l'éviction de l'institut Georges Lopez du marché était irrégulière également.

13. Il résulte de l'instruction que seuls l'institut Georges Lopez et la société Carnamedica ont présenté une offre pour le lot n° 138 du marché. Dans ces conditions, l'institut Georges Lopez est fondé à soutenir qu'il avait des chances sérieuses d'obtenir le lot n° 138 du marché.

14. L'institut Georges Lopez a droit par conséquent à l'indemnisation de l'intégralité du manque à gagner résultant pour lui de son éviction irrégulière, incluant les frais de présentation de l'offre intégrés dans ses charges. L'institut Georges Lopez, qui n'est pas contesté sur ce point, indique que le chiffre d'affaire du marché était de 141 000 euros. Pour évaluer son manque à gagner, l'institut Georges Lopez produit une attestation de son commissaire aux comptes indiquant pour l'exercice comptable 2019 une marge nette de 11.8%, tandis que les hôpitaux universitaires de Strasbourg déduisent des données accessibles publiquement que la marge nette de la société pour l'exercice comptable 2019 serait de 0.37%. Les données accessibles publiquement ne permettent pas de s'assurer de la prise en compte des seuls éléments comptables pertinents dans le calcul de la marge nette, et l'attestation du commissaire aux comptes ne contient pas non plus les précisions suffisantes à s'assurer que le taux de marge nette proposé correspond au manque à gagner effectivement subi le requérant du fait de son éviction irrégulière. De plus, cette attestation ne porte que sur l'exercice comptable 2019, sur lequel les recettes liées à l'exécution du marché n'auraient été que partiellement imputées. Eu égard à l'ensemble de ces considérations, il sera fait une juste appréciation du manque à gagner subi par l'institut Georges Lopez en l'évaluant à la somme de 7 000 euros, incluant les frais de présentation de l'offre.

15. L'institut Georges Lopez a droit aux intérêts au taux légal à compter de la date de la réception par les hôpitaux universitaires de Strasbourg de sa demande indemnitaire préalable. La demande indemnitaire préalable est datée du 14 février 2020 et il y a été répondu le 2 mars 2020, c'est donc à cette dernière date qu'il est établi de manière certaine que les hôpitaux universitaires de Strasbourg ont eu connaissance de la demande et que les intérêts doivent donc commencer à courir.

16. L'article 1343-2 du code civil dispose que " Les intérêts échus, dus au moins pour une année entière, produisent intérêt si le contrat l'a prévu ou si une décision de justice le précise. " La capitalisation des intérêts peut être demandée à tout moment devant le juge du fond, même si, à cette date, les intérêts sont dus depuis moins d'une année. En ce cas, cette demande ne prend toutefois effet qu'à la date à laquelle, pour la première fois, les intérêts sont dus pour une année entière. La capitalisation des intérêts a été demandée le 24 juin 2020. Il y a lieu de faire droit à cette demande à compter du 2 mars 2021, date à laquelle était due, pour la première fois, une année d'intérêts, ainsi qu'à chaque échéance annuelle à compter de cette date.

17. Il résulte de tout ce qui précède que l'institut Georges Lopez est fondé à demander la condamnation des hôpitaux universitaires de Strasbourg à lui verser une somme de 7 000 euros, portant intérêts au taux légal à compter du 2 mars 2020, ainsi que la capitalisation de ces intérêts à chaque échéance annuelle à compter du 2 mars 2021.

Sur les conclusions tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

18. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de mettre à la charge des hôpitaux universitaires de Strasbourg une somme de 1 500 euros à verser à l'institut Georges Lopez en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. En revanche, les dispositions de cet article font obstacle à ce que l'institut Georges Lopez, qui n'est pas la partie perdante, verse à la société Carnamedica les sommes que celle-ci réclame au même titre.

D E C I D E :

Article 1er : Les hôpitaux universitaires de Strasbourg sont condamnés à verser à l'institut Georges Lopez une somme de 7 000 (sept-mille) euros, augmentée des intérêts au taux légal à compter du 2 mars 2020. Les intérêts échus à la date du 2 mars 2021 puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date seront capitalisés pour produire eux-mêmes intérêts.

Article 2 : Les hôpitaux universitaires de Strasbourg verseront à l'institut Georges Lopez une somme de 1 500 (mille-cinq-cents) euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.

Article 4 : Les conclusions de la société Carnamedica présentées sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 5 : Le présent jugement sera notifié à l'institut Georges Lopez, aux hôpitaux universitaires de Strasbourg et à la société Carnamedica.

Délibéré après l'audience du 11 janvier 2023, à laquelle siégeaient :

M. Rees, président,

Mme Merri, première conseillère,

Mme Dobry, conseillère.

Rendu public, par mise à disposition au greffe, le 1er février 2023.

La rapporteure,

S. B

Le président,

P. REES La greffière,

M.-C. SCHMIDT

La République mande et ordonne au ministre de la santé et de la prévention en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Pour expédition conforme,

La greffière,

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