TA de Rennes, 23 novembre 2023, n° 2001464
Vu la procédure suivante :
Par une requête et deux mémoires, enregistrés le 26 mars 2020, le 4 juin 2021 et le
16 mars 2022, la société Soprema Entreprises, représentée par Me Tissot (Selarl CDMF-avocats, affaires publiques), demande au tribunal, dans le dernier état de ses écritures :
1°) de condamner l'Etat à lui verser la somme de 35 862 euros hors taxes en réparation du préjudice résultant de son éviction qu'elle estime irrégulière de la procédure d'attribution du marché portant sur la rénovation de la caserne de gendarmerie Pelletier à Saint-Herblain, organisée par la préfecture d'Ille-et-Vilaine ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient, dans le dernier état de ses écritures, que :
- la préfecture a manqué à ses obligations de transparence et d'égalité de traitement des candidats : son offre n'aurait pas dû être éliminée pour irrégularité, dès lors qu'il était impossible techniquement de respecter le projet de calepinage du dossier de consultation des entreprises ; le pouvoir adjudicateur aurait dû soit déclarer sans suite la consultation, soit faire usage du point " b) anomalies " de l'article 4 du règlement de la consultation ; le plan de calepinage ne faisait pas partie des pièces de l'offre en phase de consultation mais n'était attendu que du titulaire du marché en phase d'exécution ; son offre était conforme au plan projet ; les autres insuffisances invoquées ne sauraient faire regarder son offre comme irrégulière ;
- elle a été privée d'une chance sérieuse de remporter le marché et son manque à gagner s'élève à la somme de 35 862 euros hors taxes.
Par trois mémoires en défense, enregistrés le 20 janvier 2021, le 27 octobre 2021 et le
4 octobre 2022, le ministre de l'intérieur et des outre-mer conclut au rejet de la requête et, en cas de condamnation, à être garanti par la société Eben Architecture, mandataire solidaire du groupement de maîtrise d'œuvre, de toute condamnation qui sera prononcée à son encontre.
Il fait valoir que :
- à titre principal, l'offre de la société Soprema Entreprises était irrégulière en raison du non-respect des prescriptions techniques du dossier de consultation des entreprises s'agissant du positionnement des recoupements des lames d'air, d'une erreur sur le taux de la taxe sur la valeur ajoutée applicable, du non-respect du chiffrage des variantes obligatoires et de la présentation des variantes libres sur un acte d'engagement distinct ;
- à titre subsidiaire, la société Soprema Entreprises était dépourvue de toute chance de remporter le marché ;
- la société requérante ne justifie pas du montant de son préjudice ;
- il demande à être garanti, en cas de condamnation, par le maître d'œuvre auquel incombe la mission d'assistance au maître d'ouvrage (mission " ACT ").
La procédure a été communiquée à la société Eben Architecture et à la préfecture de zone de défense et de sécurité ouest qui n'ont pas produit d'observations en défense.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code de la commande publique ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience, au cours de laquelle ont été entendus :
- le rapport de Mme Plumerault ;
- les conclusions de M. Blanchard, rapporteur public ;
- et les observations de Me Hourlier-Chambéry, représentant la société Soprema Entreprises et de Mme A, représentant le ministre de l'intérieur et des outre-mer.
Considérant ce qui suit :
1. Le secrétariat général pour l'administration du ministère de l'intérieur - zone de défense et de sécurité Ouest (SGAMI-Ouest) a engagé une consultation selon une procédure adaptée en vue de l'attribution d'un marché public de travaux, divisé en sept lots, pour la rénovation de la caserne de gendarmerie Pelletier à Saint-Herblain. Pour les lots 1 à 6, les travaux comportaient une tranche ferme relative au bâtiment I et une tranche optionnelle relative au bâtiment H. La société Soprema Entreprises s'est portée candidate à l'attribution du lot n° 5 " Bardage simple peau ". Deux variantes étaient imposées pour ce lot à savoir, des couvertines en aluminium laqué et des couvertines en acier laqué. Le règlement de la consultation permettait également la proposition de variantes à l'initiative des entreprises, qui pouvaient porter sur les éléments de façade sous la condition d'avoir reçu un avis technique correspondant à l'usage prévu, pour lesquelles les candidats devaient remplir un second acte d'engagement. La société Soprema Entreprises a été informée, par un courrier du 22 novembre 2019, du rejet de son offre pour irrégularité. Après plusieurs échanges infructueux avec le pouvoir adjudicateur, elle a adressé à la préfecture de la zone de défense et de sécurité ouest une réclamation préalable, reçue le 20 janvier 2020, tendant à obtenir réparation du préjudice qu'elle soutient avoir subi en raison de son éviction irrégulière. Cette demande a fait l'objet d'une décision de rejet le
13 février 2020. La société Soprema Entreprises demande au tribunal, dans le dernier état de ses écritures, de condamner l'Etat à lui verser la somme de 35 862 euros hors taxes au titre du préjudice en lien avec une perte de chance sérieuse de remporter ce contrat.
Sur les conclusions indemnitaires :
2. Lorsqu'un candidat à l'attribution d'un contrat public demande la réparation du préjudice né de son éviction irrégulière de ce contrat et qu'il existe un lien direct de causalité entre la faute résultant de l'irrégularité et les préjudices invoqués par le requérant à cause de son éviction, il appartient au juge de vérifier si le candidat était ou non dépourvu de toute chance de remporter le contrat. En l'absence de toute chance, il n'a droit à aucune indemnité. Dans le cas contraire, il a droit en principe au remboursement des frais qu'il a engagés pour présenter son offre. Il convient en outre de rechercher si le candidat irrégulièrement évincé avait des chances sérieuses d'emporter le contrat conclu avec un autre candidat. Si tel est le cas, il a droit à être indemnisé de son manque à gagner, incluant nécessairement, puisqu'ils ont été intégrés dans ses charges, les frais de présentation de l'offre, lesquels n'ont donc pas à faire l'objet, sauf stipulation contraire du contrat, d'une indemnisation spécifique.
3. Aux termes de l'article L. 2152-2 du code de la commande publique : " Une offre irrégulière est une offre qui ne respecte pas les exigences formulées dans les documents de la consultation, en particulier parce qu'elle est incomplète, ou qui méconnaît la législation applicable notamment en matière sociale et environnementale. ". Un candidat évincé de la procédure de passation d'un contrat de commande publique dont l'offre était irrégulière ne peut, de ce seul fait, être regardé comme ayant été privé d'une chance sérieuse d'obtenir le contrat, y compris lorsque l'offre retenue était tout aussi irrégulière, et n'est pas fondé, par suite, à demander réparation du préjudice en résultant.
4. Aux termes de l'article 4 du règlement de consultation : " Les documents du dossier de consultation ne doivent en aucun cas être modifiés. Toute modification de ces documents entraînera le rejet et la nullité de l'offre. () ". L'article 5.2.3 du cahier des clauses techniques particulières du marché auquel le règlement de consultation renvoie stipule que : " Bardage simple peau (panneaux stratifiés haute pression) / () Localisation : Suivant repérage porté sur plans : / - Sur façades avant et façade arrière de la tour I / - Sur façades Sud-Est, Sud-Ouest, Nord-Est et Nord-Ouest du bâtiment H () / 5.2.3.4 Peau extérieure / () Dimensions : suivant plans de façades du DCE / () Plan de calepinage à communiquer par l'entreprise avant réalisation () ". Les plans des façades mentionnaient, en particulier s'agissant du bâtiment H, l'écart entre deux étages, soit 6 250 mm jusqu'au 1er étage, puis 5 700 mm entre deux étages et indiquaient l'emplacement des recoupements de lame d'air tous les deux niveaux en alignement des linteaux de fenêtres. S'agissant du bâtiment I, l'écart entre deux étages était de 5 500 mm.
5. Pour rejeter l'offre de la société Soprema Entreprises comme irrégulière sur le fondement des dispositions de l'article L. 2152-2 du code de la commande publique, le pouvoir adjudicateur a relevé, dans son courrier du 22 novembre 2019, que la réponse de la société requérante à la demande de précision qui lui avait été adressée le 11 octobre 2019 sur la conformité de son offre aux plans, au cahier des clauses techniques particulières (CCTP) et au " calepinage projet " indiquait que le calepinage ne pourrait pas être exécuté conformément aux plans.
6. La société Soprema Entreprises fait valoir qu'elle ne s'est pas conformée aux plans de calepinage projetés au dossier de consultation en raison d'une exigence technique irréalisable, susceptible de porter atteinte aux principes de transparence et d'égalité de traitement entre les candidats, du fait de l'impossibilité de se procurer les panneaux de façade " brillant GLOSS " exigés dans des dimensions suffisantes permettant de procéder à une dépose sans aucune découpe. Il résulte de l'instruction que le format demandé ne pouvait effectivement être obtenu que par découpe des panneaux à partir du format standard d'une dimension maximale de 4 100 x 1 854 mm et que le plan de calepinage n'était à fournir que par le seul titulaire du marché. Toutefois, si les candidats pouvaient proposer des découpes, les indications précises portées aux plans projets du dossier de consultation en particulier sur l'emplacement des lames d'air devaient être regardées comme des prescriptions qui s'imposaient aux candidats en raison de leur incidence sur la sécurité incendie. Or, la société requérante a proposé dans son offre de disposer, sur les bâtiments I et H, deux plaques de 2 750 mm, et de réutiliser la perte sur la travée attenante, soit quatre plaques de 1 371 mm, et ce pour limiter la perte de matière, comme elle l'a elle-même indiqué au pouvoir adjudicateur dans le cadre de la négociation. Cette optimisation des chutes, qu'elle a présentée comme une proposition de principe, ne permettait pas de respecter les exigences du cahier des charges notamment au regard du positionnement des recoupements des lames d'air en alignement avec les linteaux de fenêtre comme le précisaient les plans de façade joints au dossier de consultation. Si la société requérante a produit un second croquis joint à son courrier du 11 décembre 2019, dans lequel l'utilisation des chutes permettait effectivement de respecter la distance entre deux étages de chacun des bâtiments, elle n'est pas fondée à s'en prévaloir, dès lors qu'elle l'a fourni après la notification de la lettre de rejet de son offre.
7. Il résulte de ce qui précède que l'offre de la société Soprema Entreprises était irrégulière en ce qu'elle présentait une non-conformité relative à un élément essentiel du dossier de la consultation et a été rejetée à bon droit pour irrégularité par le pouvoir adjudicateur. La société requérante était, dès lors, dépourvue de toute chance sérieuse d'obtenir le marché. Par suite, ses conclusions tendant à l'indemnisation de son manque à gagner doivent être rejetées.
Sur l'appel en garantie :
8. La responsabilité de l'Etat n'étant pas retenue, les conclusions d'appel en garantie qu'il a formulées à l'encontre de la société Eben Architecture, mandataire solidaire du groupement de maîtrise d'œuvre au titre de sa mission d'assistance à la passation des contrats de travaux (mission " ACT "), doivent donc être rejetées.
Sur les frais liés au litige :
9. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à la charge de l'Etat, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance.
D É C I D E :
Article 1er : La requête de la société Soprema Entreprises est rejetée.
Article 2 : Les conclusions d'appel en garantie du ministre de l'intérieur et des outre-mer sont rejetées.
Article 3 : Le présent jugement sera notifié à la SAS Soprema Entreprises, au ministre de l'intérieur et des outre-mer, à la préfecture de zone de défense et de sécurité ouest et à la société Eben Architecture.
Délibéré après l'audience du 13 novembre 2023 à laquelle siégeaient :
Mme Grenier, présidente,
Mme Plumerault, première conseillère,
Mme Pellerin, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 23 novembre 2023.
La rapporteure,
Signé
F. Plumerault
La présidente,
Signé
C. Grenier
La greffière,
Signé
I. Le Vaillant
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur et des outre-mer en ce qui le concerne et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.