CAA Bordeaux, 10/07/2024, n°22BX01882

 

REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
 

 

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La SELARL Hirou, en qualité de liquidateur judiciaire de la société SYRTP, a demandé au tribunal administratif de La Réunion condamner la commune de Saint-Leu à lui verser la somme totale de 695 756,22 euros au titre de l'exécution du lot n°  1 du marché public  de travaux de création d'un plateau sportif synthétique et de sa voie d'accès à l'Etang Saint-Leu.

Par un jugement n° 2001328 du 15 avril 2022, le tribunal a rejeté sa demande.

Procédure devant la Cour :

Par une requête, enregistrée le 8 juillet 2022, la SELARL Hirou, en qualité de liquidateur judiciaire de la société SYRTP, représentée par la SELARL Betty Vaillant agissant par Me Vaillant, demande à la Cour :

1°) d'annuler le jugement du tribunal administratif de La Réunion n° 2001328 du 15 avril 2022 ;

2°) de condamner la commune de Saint-Leu à lui verser la somme totale de 695 756,22 euros.

3°) de condamner la commune à lui verser une indemnité complémentaire de 5 000 euros en application de l'article L. 3133-13 du code de la commande publique  ;

4°) d'assortir le versement de ces sommes d'une astreinte  de 200 euros par jour de retard à compter de la notification de l'arrêt à intervenir jusqu'à leur règlement complet;

5°) de mettre à la charge de la commune de Saint-Leu une somme de 4 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

En ce qui concerne la recevabilité de sa demande de première instance :

- en l'absence de délibération  du conseil municipal prononçant la résiliation du marché, sa demande devant le tribunal administratif n'était pas tardive ; le délai raisonnable d'un an qui s'applique dans l'hypothèse où la décision attaquée ne mentionne pas les voies et délais de recours ne s'applique pas dans le plein contentieux indemnitaire ;

Au fond :

- le seul délai opposable à sa demande est celui de la prescription quadriennale institué par la loi du 31 décembre 1968 ; ce délai a été interrompu par les factures adressées à la commune à l'appui de sa demande de paiement des sommes dues au titre du marché ;

Au fond :

- le chantier a été interrompu en décembre 2015 en raison de la liquidation judiciaire d'une société titulaire de l'un des lots du marché ; l'interruption du chantier l'a contrainte à supporter des frais d'immobilisation du matériel et de son personnel ; de plus elle a réalisé des travaux qui ne lui ont toujours pas été payés par la commune malgré l'émission des factures correspondantes, ce qui établit la mauvaise foi de cette dernière ; elle subit également un manque à gagner à la suite de la résiliation du marché ;

- les sommes demandées doivent être assorties des intérêts moratoires.

Par un mémoire en défense, enregistré le 18 septembre 2023, la commune de Saint-Leu, représentée par la SARL Boissy Avocats Associés, agissant par Me Boissy et par Me Herlin, conclut au rejet de la requête et à ce qu'il soit mis à la charge de la société Hirou une somme de 5 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

En ce qui concerne la recevabilité de la requête d'appel :

- elle ne comporte pas de critique des motifs du jugement attaqué et ne satisfait pas aux dispositions de l'article R. 411-1 du code de justice administrative ;

En ce qui concerne la recevabilité de la demande de première instance :

- les pièces produites par la société, à savoir une facture et un bordereau de transmission, ne sont pas de nature à établir qu'elle a adressé à la commune sa demande d'indemnité de résiliation dans le délai de deux mois prévu à l'article 46.4 du CCAG  travaux ; en tout état de cause, les éléments produits ne constituent pas la demande écrite d'indemnisation prévue audit article dès lors qu'ils ne sont pas accompagnés d'éléments probants justifiant la somme demandée ; quant à la demande préalable d'indemnisation, datée de décembre 2020, elle a été présentée au-delà du délai de deux mois prévu à l'article 46.4 du CCAG  travaux.

Au fond :

- Elle soutient que tous les moyens de la requête doivent être écartés comme infondés. 

Par ordonnance du 21 septembre 2023, la clôture d'instruction a été fixée au 22 novembre 2023 à 12h00. 

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- le cahier des clauses administratives générales  (CCAG) applicable aux marchés publics de travaux approuvé par l'arrêté du 8 septembre 2009 ;

- le code de la commande publique  ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Frédéric Faïck, 

- les conclusions de M. Anthony Duplan, rapporteur public,

- et les observations de Me Herlin pour la commune de Saint-Leu.

Considérant ce qui suit :

1. En juin 2013, la commune de Saint-Leu a attribué à la société SYRTP le lot n°  1 " terrassement - VRD maçonnerie - clôtures " du marché de travaux publics  portant sur la création d'un plateau sportif synthétique et d'une voie d'accès à l'Etang Saint-Leu. Par un ordre de service  n° 2, le chantier a été interrompu à compter du 14 décembre 2015 en raison de la liquidation judiciaire de l'entreprise titulaire du lot n°4. Les travaux ont repris le 20 février 2017 à la suite d'un ordre de service  n° 3. Par un mémoire en réclamation  non daté, resté sans réponse, la société SYRTP a demandé à la commune de l'indemniser de ses préjudices consécutifs à l'arrêt des travaux. La société SYRTP a été placée en liquidation judiciaire par une décision du tribunal de commerce de Saint-Pierre du 4 juillet 2017 désignant la SELARL Hirou en qualité de mandataire liquidateur. Celle-ci a, le 17 décembre 2020, saisi le tribunal administratif de La Réunion d'une demande tendant à la condamnation de la commune de Saint-Leu à lui verser la somme de 669 220,84 euros en réparation de ses préjudices liés à l'interruption du chantier et à sa reprise tardive, la somme de 5 176,22 euros en règlement de factures impayées ainsi qu'une indemnité complémentaire de 5 000 euros. La SELARL Hirou relève appel du jugement rendu le 15 avril 2022 par lequel le tribunal a rejeté sa demande.

Sur la demande d'indemnisation des préjudices consécutifs à l'interruption du chantier :

2. En premier lieu, à l'appui de ses moyens tirés de son droit à être indemnisée sur le fondement de l'imprévision, de la force majeure et des sujétions imprévues, la société appelante ne se prévaut, devant la Cour, d'aucun élément de droit ou de fait autres que ceux exposés en première instance et auxquels les premiers juges ont pertinemment répondu. Par suite, il y a lieu d'écarter ces moyens par adoption des motifs du jugement attaqué.

3. En second lieu, aux termes de l'article 49 du cahier des clauses administratives générales  (CCAG) applicable aux marchés de travaux et auquel se réfère l'article 2.2 du cahier des clauses administratives particulières  (CCAP) du marché en litige : " 49.1. Ajournement des travaux : 49.1.1. L'ajournement des travaux peut être décidé par le représentant du pouvoir adjudicateur. Il est alors procédé, suivant les modalités indiquées à l'article 12, à la constatation des ouvrages et parties d'ouvrages exécutés et des matériaux approvisionnés. Le titulaire, qui conserve la garde du chantier, a droit à être indemnisé des frais que lui impose cette garde et du préjudice  qu'il aura éventuellement subi du fait de l'ajournement. () 49.1.2. Si, par suite d'un ajournement ou de plusieurs ajournements successifs, les travaux ont été interrompus pendant plus d'une année, le titulaire a le droit d'obtenir la résiliation du marché, sauf si, informé par écrit d'une durée d'ajournement conduisant au dépassement de la durée d'un an indiquée ci-dessus, il n'a pas, dans un délai de quinze jours, demandé la résiliation () ". Aux termes de l'article 12 du même CCAG  : " 12.1. Au sens du présent article, la constatation est une opération matérielle, le constat est le document qui en résulte. 12.2. Des constatations contradictoires concernant les prestations exécutées ou les circonstances de leur exécution sont faites sur la demande, soit du titulaire, soit du maître d'œuvre. Les constatations concernant les prestations exécutées () 12.5. Le titulaire est tenu de demander, en temps utile, qu'il soit procédé à des constatations contradictoires pour les prestations qui ne pourraient faire l'objet de constatations ultérieures, notamment lorsque les ouvrages doivent se trouver par la suite cachés ou inaccessibles. A défaut et sauf preuve contraire fournie par lui et à ses frais, il n'est pas fondé à contester la décision du maître d'œuvre relative à ces prestations () ".

4. Ainsi qu'il a été dit, par ordre de service  n° 2, la société SYRTP a été informée de la décision du maître de l'ouvrage de suspendre les travaux à compter du 14 décembre 2015 avant qu'un ordre de service  n° 3 ordonne la reprise du chantier le 20 février 2017. Si en application des stipulations précitées de l'article 49 du cahier des clauses administratives générales, la société SYRTP est fondée à soutenir qu'elle a droit à être indemnisée des frais que lui a imposés la garde du chantier, ainsi que de l'ensemble des préjudices liés à l'ajournement, il lui revient de justifier la réalité de la somme de 669 220,84 euros qu'elle demande à ce titre, ainsi que son lien avec l'ajournement.

5. Il ne résulte pas de l'instruction que la société SYRTP aurait demandé, sur le fondement de l'article 12 du CCAG  applicable aux marchés de travaux, qu'il fût procédé, en vue de la sauvegarde de ses droits, à des constatations contradictoires relatives, notamment, à l'immobilisation de son matériel et de son personnel. Au demeurant, la société SYRTP s'est bornée, dans son mémoire en réclamation  postérieur, à demander une indemnisation des coûts de stockage et d'inexploitation de ses matériels, des frais d'immobilisation de son personnel et de licenciement  d'une partie de celui-ci qu'elle prétendait avoir subis, sans produire aucune pièce justificative permettant de connaître la nature exacte des préjudices invoqués et de les évaluer. Dans ces conditions, la demande de la société appelante tendant à la condamnation de la commune de Saint-Leu à lui verser la somme de 669 220,84 euros ne peut qu'être rejetée.

Sur la demande de règlement de factures impayées :

6. Aux termes de l'article 50 du CCAG  applicable aux marchés de travaux : " Le représentant du pouvoir adjudicateur et le titulaire s'efforceront de régler à l'amiable tout différend éventuel relatif à l'interprétation des stipulations du marché ou à l'exécution des prestations objet du marché. 50.1. Mémoire en réclamation  : 50.1.1. Si un différend survient entre le titulaire et le maître d'œuvre, sous la forme de réserves faites à un ordre de service  ou sous toute autre forme, ou entre le titulaire et le représentant du pouvoir adjudicateur, le titulaire rédige un mémoire en réclamation. Dans son mémoire en réclamation, le titulaire expose les motifs de son différend, indique, le cas échéant, les montants de ses réclamations et fournit les justifications nécessaires correspondant à ces montants. Il transmet son mémoire au représentant du pouvoir adjudicateur et en adresse copie au maître d'œuvre () 50.1.2. Après avis du maître d'œuvre, le représentant du pouvoir adjudicateur notifie au titulaire sa décision motivée dans un délai de trente jours à compter de la date de réception du mémoire en réclamation. () 50.2. Lorsque le représentant du pouvoir adjudicateur n'a pas donné suite ou n'a pas donné une suite favorable à une demande du titulaire, le règlement définitif du différend relève des procédures fixées aux articles 50.3 à 50.6. () 50.3. Procédure contentieuse : 50.3.1. A l'issue de la procédure décrite à l'article 50.1, si le titulaire saisit le tribunal administratif compétent, il ne peut porter devant cette juridiction que les chefs et motifs énoncés dans les mémoires en réclamation () ".

7. Le maître d'œuvre étant notamment chargé de diriger l'exécution des travaux, il en résulte qu'en cas de différend relatif à l'exécution du marché, l'information du maître d'œuvre conditionne l'examen et la prise de décision motivée par le maître d'ouvrage  prévue par l'article 50.1.2 précité, en réponse à la réclamation de l'entreprise titulaire du marché. Par suite, la notification au maître d'œuvre, prévue à l'article 50.1.1, d'une copie du mémoire en réclamation  que le titulaire adresse au maître de l'ouvrage constitue une formalité obligatoire préalable à la saisine du juge. 

8. La société appelante fait valoir que la commune de Saint-Leu lui reste redevable d'une somme de 5 176,72 euros au titre du règlement de deux factures, et produit une mise en demeure de les régler adressée en vain le 5 octobre 2017. Pour autant, il incombait à la société, après la naissance d'un différend consécutif au refus de la commune de s'acquitter des sommes demandées, d'adresser au représentant du pouvoir adjudicateur et au maître d'œuvre, préalablement à la saisine du tribunal administratif, le mémoire en réclamation  prévu à l'article 50.1.1 précité du CCAG. Or la " demande préalable indemnitaire " que le liquidateur a adressé à la commune le 3 décembre 2020, si elle peut être regardée comme un mémoire en réclamation, n'a pas été notifiée en copie au maître d'œuvre. Par suite, la demande de la société appelante tendant à la condamnation de la commune de Saint-Leu à lui verser la somme 5 176,72 euros doit être rejetée. 

Sur l'indemnité complémentaire :

9. Si le liquidateur sollicite l'indemnité complémentaire de 5 000 euros prévue par l'article L. 3133-13 du code de la commande publique, les dispositions de cet article s'appliquent aux contrats de concession  et non au contrat en litige qui est un marché public. Par suite, une telle demande doit être rejetée.

10. Il résulte de tout ce qui précède que la société Hirou n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de La Réunion a rejeté sa demande. 

Sur les frais d'instance : 

11. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle aux conclusions présentées par la société Hirou tendant à ce que la commune de Saint-Leu, qui n'est pas la partie perdante à l'instance, lui verse une somme au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. En revanche, il y a lieu de faire application de ces mêmes dispositions en mettant à la charge de la société Hirou une somme de 700 euros au titre des frais exposés par la commune et non compris dans les dépens. 

DECIDE 

Article 1er : La requête de la société Hirou est rejetée.

Article 2 : La société Hirou versera à la commune de Saint-Leu une somme de 700 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à la société à la société d'exercice libéral à responsabilité limitée (SELARL) Hirou et à la commune de Saint-Leu.

Délibéré après l'audience du 17 juin 2024 à laquelle siégeaient :

Mme Ghislaine Markarian, présidente,

M. Frédéric Faïck, président-assesseur,

M. Julien Dufour, premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 10 juillet 2024. Le rapporteur,

Frédéric Faïck

La présidente,

Ghislaine MarkarianLa greffière,

Catherine Jussy

La République mande et ordonne au préfet de La Réunion en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.