CAA Paris, 10/02/2023, n°22PA00023
Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
La société Ardimanni et Benedetti (ARBE) a demandé au tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie de condamner l'Etat à lui verser une somme de 96 411 012 francs CFP en réparation du préjudice causé par son éviction irrégulière du marché public de travaux portant
sur la construction d'un centre de détention à Koné ou, à titre subsidiaire, de condamner l'Etat à lui verser une somme de 6 045 095 francs CFP au titre des frais de présentation de son offre, assortie des intérêts au taux légal.
Par un jugement n° 2100009 du 10 novembre 2021, le tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie a rejeté sa demande.
Procédure devant la Cour :
Par une requête et un mémoire enregistrés les 4 janvier et 10 octobre 2022, la société Ardimanni et Benedetti, représentée par Me Daumin, demande à la Cour :
1°) d'annuler le jugement du tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie ;
2°) de condamner l'Etat à lui verser une somme de 807 924,28 euros au titre du manque à gagner qu'elle a subi du fait de son éviction irrégulière du marché ou, à titre subsidiaire, à lui verser une somme de 50 657,90 euros au titre des frais de présentation de son offre, avec les intérêts au taux légal à compter du 4 novembre 2020 et la capitalisation des intérêts ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 3 500 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- sa requête est suffisamment motivée ;
- le tribunal a omis de statuer sur la faute commise par l'Etat en ce qu'il a déclaré la procédure infructueuse après avoir classé son offre en première position ;
- la procédure ne pouvait être déclarée infructueuse dès lors que son offre avait été classée ;
- il n'est pas établi que les offres étaient inacceptables ;
- le pouvoir adjudicateur a méconnu le principe de confidentialité des offres ce qui a permis à la société SCB de connaître le prix de son offre initiale et d'ajuster le montant de la sienne en fonction ;
- son éviction irrégulière lui a causé un préjudice constitué d'un manque à gagner de 96 411 012 francs CFP soit 807 924,28 euros ; elle a droit, à titre subsidiaire, à l'indemnisation des frais de présentation de son offre, pour un montant de 6 045 095 francs CFP soit 50 657,90 euros.
Par des mémoires en défense enregistrés les 26 septembre et 9 novembre 2022, le garde des sceaux, ministre de la justice conclut au rejet de la requête.
Il soutient que :
- la requête est irrecevable car insuffisamment motivée ;
- le jugement est régulier ;
- le pouvoir adjudicateur n'a pas procédé au classement des offres avant de les déclarer inacceptables et cette circonstance ne l'aurait en tout état de cause pas empêché de déclarer les offres inacceptables ;
- le montant de l'offre initiale de la société ARBE était de 74 % supérieur à l'estimation de la maîtrise d'œuvre et était incompatible avec les crédits budgétaires alloués au marché ;
- les offres de prix globales sont communicables sans réserve ; en outre, les offres ayant été déclarées inacceptables, la société SCB a seulement présenté une nouvelle offre d'un montant moins élevé pour que son offre ne soit pas à nouveau regardée inacceptable ; enfin, les sociétés ont chacune pu proposer un nouveau prix en cours de négociation, sans connaître celui proposé par les autres candidates.
Les parties ont été informées, en application des dispositions de l'article R. 611-7 du code de justice administrative, que l'arrêt était susceptible d'être fondé sur un moyen relevé d'office.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 ;
- le code général des collectivités territoriales ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme B,
- les conclusions de Mme Jayer, rapporteure publique,
- et les observations de Me Daumin, représentant la société Ardimanni et Benedetti.
Considérant ce qui suit :
1. Par un avis d'appel public à la concurrence publié le 20 septembre 2019, la direction générale de l'aviation civile du ministère de la transition écologique et solidaire, maître d'ouvrage
délégué du ministère de la justice, a lancé un appel d'offres ouvert pour la construction du centre de détention de Koné. Trois offres, dont celles de la société ARBE, ont été reçues concernant le lot n° 21 " gros œuvre ". L'analyse des offres a toutefois conduit le pouvoir adjudicateur à les déclarer inacceptables. Par un courrier du 24 décembre 2019, il a informé les candidats que la procédure avait dû être déclarée infructueuse et leur a indiqué qu'en application du sixième paragraphe de l'article R. 2124-3 du code de la commande publique, le marché du lot n° 21 " Gros-Œuvre " serait passé selon une procédure avec négociation sans avis de marché, avec les seules sociétés ayant déjà remis une offre. Après la remise des nouvelles offres par les sociétés candidates, le pouvoir adjudicateur a procédé à leur analyse, à la suite de laquelle il a décidé d'attribuer le lot n° 21 à la société SCB, ce dont il a informé la société ARBE par un courrier du 23 janvier 2020. Par un courrier reçu le 4 novembre 2020, la société ARBE a demandé à être indemnisée de son manque à gagner résultant de son éviction et des frais de présentation de son offre. Elle relève appel du jugement par lequel le tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie a rejeté sa demande de condamnation de l'Etat à lui verser cette somme.
Sur la recevabilité de la requête :
2. La requête de la société ARBE ne constitue pas la seule reproduction littérale du mémoire de première instance et est suffisamment motivée. La fin de non-recevoir opposée par le garde des sceaux, ministre de la justice doit, dès lors, être écartée.
Sur le bien-fondé du jugement attaqué :
En ce qui concerne la régularité de la procédure :
3. En premier lieu, aux termes de l'article L. 2152-1 du code de la commande publique : " L'acheteur écarte les offres irrégulières, inacceptables ou inappropriées ". Aux termes de l'article R. 2152-6 du même code : " Les offres régulières, acceptables et appropriées, et qui n'ont pas été rejetées en application des articles R. 2152-3 à R. 2152-5 et R. 2153-3, sont classées par ordre décroissant en appliquant les critères d'attribution ". Il résulte de ces dispositions que dans le cadre d'une procédure d'appel d'offres, le pouvoir adjudicateur est tenu d'écarter sans l'examiner ni la classer l'offre qui est irrégulière, inappropriée ou inacceptable.
4. Il résulte de l'instruction qu'en cours de négociation, le pouvoir adjudicateur a transmis aux sociétés candidates le classement de leur offre initiale par la commission d'appel d'offres et les notes qu'elle avait obtenues sur les deux critères du prix et de la valeur technique. Les offres ont ainsi fait l'objet d'un classement avant d'être déclarées inacceptables. Toutefois, dès lors que le pouvoir adjudicateur est tenu d'écarter les offres inacceptables, cette circonstance n'est pas de nature à entacher la procédure d'irrégularité.
5. En deuxième lieu, aux termes de l'article L. 2152-3 du code de la commande publique : " Une offre inacceptable est une offre dont le prix excède les crédits budgétaires alloués au marché, déterminés et établis avant le lancement de la procédure ".
6. Il résulte de l'instruction que l'offre moins-disante initialement formée pour le lot n° 21, présentée par la société ARBE, s'élevait à 1 390 341 387 francs CFP HT, soit 12 350 124 euros TTC, alors que l'estimation du marché était, pour ce lot, de 7 104 757 euros TTC, et que le total des offres moins-disantes pour l'ensemble des lots s'élevait à 44 808 638 euros pour une estimation de 34 382 796 euros, soit des écarts, respectivement, de 74 % et de 30 %. Toutefois, il résulte de l'instruction que l'estimation a été réalisée par la maîtrise d'œuvre, sans qu'aucun élément ne corrobore qu'il s'agissait également des crédits budgétaires alloués à l'opération. Il résulte en outre de l'instruction que le lot n° 21 a été attribué, à l'issue de la procédure de négociation et seulement un mois après que la procédure a été déclarée infructueuse, pour un montant de 1 346 600 000 francs CFP HT soit 11 870 401 euros TTC, correspondant à un écart de 67 % avec l'estimation initiale. Si le ministre fait valoir que le budget de l'opération a dû être réévalué à l'issue de la seconde procédure afin de prendre en compte la réalité du marché, cette circonstance est seulement de nature à révéler que l'estimation ayant conduit à déclarer les offres inacceptables était irréaliste. Dans ces conditions, la société ARBE est fondée à soutenir, pour la première fois en appel, que la procédure est irrégulière en ce qu'elle a été déclarée infructueuse.
7. En dernier lieu, ainsi qu'il a été dit au point 4, le pouvoir adjudicateur a communiqué aux sociétés candidates, en cours de procédure, le classement et les notes obtenues par leur offre. La société ARBE ayant obtenu la note maximale de 70 s'agissant du prix, cette transmission a permis aux autres sociétés et en particulier à la société SCB de calculer le prix de l'offre classée première sur ce critère, en méconnaissance du principe de confidentialité des offres. Toutefois, dès lors que la procédure avait été déclarée infructueuse du fait du caractère inacceptable des offres, la société SCB ne pouvait que baisser le montant de son offre, en ignorant le nouveau montant proposé la société ARBE. Dans ces conditions, la divulgation de cette information n'a pas été de nature, dans les circonstances de l'espèce, à avoir lésé la société ARBE et à entacher d'irrégularité la procédure du marché en litige.
En ce qui concerne les conséquences de l'irrégularité relevée au point 6 :
8. Lorsqu'un candidat à l'attribution d'un contrat public demande la réparation du préjudice né de son éviction irrégulière de ce contrat et qu'il existe un lien direct de causalité entre la faute résultant de l'irrégularité et les préjudices invoqués par le requérant à cause de son éviction, il appartient au juge de vérifier si le candidat était ou non dépourvu de toute chance de remporter le contrat. En l'absence de toute chance, il n'a droit à aucune indemnité. Dans le cas contraire, il a droit en principe au remboursement des frais qu'il a engagés pour présenter son offre. Il convient en outre de rechercher si le candidat irrégulièrement évincé avait des chances sérieuses d'emporter le contrat conclu avec un autre candidat. Si tel est le cas, il a droit à être indemnisé de son manque à gagner, incluant nécessairement, puisqu'ils ont été intégrés dans ses charges, les frais de présentation de l'offre, lesquels n'ont donc pas à faire l'objet, sauf stipulation contraire du contrat, d'une indemnisation spécifique. En revanche, le candidat ne peut prétendre à une indemnisation de ce manque à gagner si la personne publique renonce à conclure le contrat pour un motif d'intérêt général.
9. D'une part, il résulte de l'instruction que l'offre de la société ARBE était classée en première position avant que la procédure ne soit déclarée infructueuse. Dans ces conditions, et en l'absence de tout élément contraire apporté en défense, elle est fondée à soutenir que l'irrégularité de la procédure l'a privée d'une chance sérieuse d'obtenir le marché.
10. D'autre part, pour justifier de son manque à gagner, la société ARBE produit un tableau faisant apparaître, sur la base de l'offre présentée en cours de négociation, légèrement inférieure à celle irrégulièrement évincée, les dépenses et la marge attendues. Cette évaluation n'est pas sérieusement contredite par le ministre, qui n'apporte aucun élément de nature à remettre en cause, en particulier, le taux de marge escompté de 7 %, correspondant à un montant de 96 411 012 francs CFP, soit 802 987,87 euros.
11. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin d'examiner le moyen tiré de l'irrégularité du jugement, que la société ARBE est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal a rejeté sa demande de condamnation.
Sur les intérêts et la capitalisation des intérêts :
12. La société ARBE a droit aux intérêts au taux légal sur la somme de 802 987,87 euros à compter de la date de réception de sa demande préalable, le 4 novembre 2020 et à la capitalisation des intérêts à compter du 4 novembre 2021, date à laquelle était due, pour la première fois, une année d'intérêts, ainsi qu'à chaque échéance annuelle à compter de cette date.
Sur les frais du litige :
13. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat une somme de 1 500 euros au titre des frais exposés par la société ARBE et non compris dans les dépens.
D É C I D E :
Article 1er : Le jugement n° 2100009 du 10 novembre 2021 du tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie est annulé.
Article 2 : L'Etat est condamné à verser à la société ARBE la somme de 802 987,87 euros, assortie des intérêts à compter du 4 novembre 2020 et de la capitalisation des intérêts à compter du 4 novembre 2021.
Article 3 : L'Etat versera une somme de 1 500 euros à la société ARBE en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à la société Ardimanni et Benedetti et au garde des sceaux, ministre de la justice.
Délibéré après l'audience du 27 janvier 2023, à laquelle siégeaient :
Mme Heers, présidente de chambre,
M. d'Haëm, président-assesseur,
Mme Saint-Macary, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 10 février 2023.
La rapporteure,
M. B
La présidente,
M. A
La greffière,
A. GASPARYAN
La République mande et ordonne au garde des sceaux, ministre de la justice en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.