TA Guadeloupe, 06/06/2023, n°2101431

Vu la procédure suivante :

Par une requête, enregistrée le 3 décembre 2021, l'entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée (EURL) Carib Agro demande au tribunal d'annuler l'accord-cadre conclu pour la réalisation de prélèvements dans les sols agricoles en vue de la recherche de résidus de chlordécone en région Guadeloupe.

Elle soutient que :

- l'attribution des lots 1 et 2 à la société SCIC-Guadeloupe, titulaire de rang 1, méconnait le principe de séparation des activités de vente et de conseil en matière de produits phytosanitaires, tel que prévu par la loi " Egalim " du 1er novembre 2018 ;

- l'attribution des lots 1 et 2 à la société SCIC-Guadeloupe risque de créer une situation de conflit d'intérêts dès lors que lors de la réalisation des prélèvements dans les sols, elle pourra effectuer des démarches commerciales pour vendre ses produits ; le déplacement de la société SCIC-Guadeloupe pour effectuer des prélèvements lui fera de la publicité, alors que cette entreprise commercialise des produits phytosanitaires.

Par un mémoire en défense, enregistré le 3 février 2022, le préfet de la Guadeloupe conclut au rejet de la requête.

Il fait valoir que :

- la requête est irrecevable dès lors que la société requérante n'est pas représentée par un avocat, en méconnaissance de l'article R. 431-2 du code de justice administrative ;

- la requête est irrecevable dès lors qu'elle ne comporte pas de moyen au sens de l'article R. 411-1 du code de justice administrative ;

- la société requérante ayant la qualité de partie au contrat qu'elle conteste, elle n'est pas recevable à former un recours " Tarn-et-Garonne " ;

- si la loi Egalim prévoit, à terme, une séparation des activités de vente et de conseil en matière de produits phytosanitaires, elle n'est pas encore en vigueur en Guadeloupe, en vertu de l'article 4 de l'ordonnance du 24 avril 2019 relative à l'indépendance des activités de conseil à l'utilisation des produits phytopharmaceutiques et au dispositif de certificats d'économie de produits phytopharmaceutiques ; en tout état de cause, les prestations objets du marché litigieux, sont limitées à des opérations de carottage des sols et ne constituent pas une mission de conseil, qui devrait être séparée de l'activité de vente de l'entreprise attributaire de rang n°1 ;

- aucun risque de conflit d'intérêts n'est à relever.

Par ordonnance du 13 décembre 2022, la clôture d'instruction a été fixée au 10 janvier 2023 à 12 heures.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code de la commande publique,

- le code rural et de la pêche maritime ;

- la loi n°2018-938 du 30 octobre 2018 ;

- l'ordonnance n°2019-361 du 24 avril 2019 ;

- le décret n°2020-1265 du 16 octobre 2020 ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme Bentolila, conseillère,

- les conclusions de M. Sabatier-Raffin, rapporteur public,

- les parties n'étant ni présentes, ni représentées.

Considérant ce qui suit :

1. Par un avis d'appel public à la concurrence publié le 15 mai 2021 au journal officiel de l'Union européenne (JOUE) et au bulletin des annonces des marchés publics (BOAMP), l'Etat, représenté par le préfet de la région Guadeloupe, a lancé une procédure d'appel d'offres ouvert en vue de la conclusion d'un accord-cadre multi-attributaire à bons de commandes " en cascade ", décomposé en deux lots, ayant pour objet la réalisation de prélèvements dans les sols agricoles en vue de la recherche de résidus de chlordécone en région Guadeloupe. Six offres, dont celles de la société Carib Agro, ont été remises respectivement pour les lots n°1 et n°2. L'offre de la société Carib Agro n'a pas été retenue pour le lot n°1, lequel a été attribué à la société SCIC-Guadeloupe, en tant qu'attributaire de rang 1 et à la société Itel, attributaire de rang 2. Le lot n°2 a quant à lui été attribué à la société SCIC-Guadeloupe, en tant que titulaire de rang 1, à la société Manuel Gérard, en tant que titulaire de rang 2 et à la société Carib Agro, comme titulaire de rang 3. La société Carib Agro a signé son acte d'engagement le 17 septembre 2021. Le 28 septembre 2021, elle a formé un recours gracieux en contestant l'attribution des lots 1 et 2 à la société SCIC-Guadeloupe, lequel a été rejeté par le préfet de la Guadeloupe le 25 octobre 2021. Par la présente requête, elle demande au tribunal l'annulation de cet accord-cadre.

Sur la recevabilité :

2. Indépendamment des actions dont disposent les parties à un contrat administratif et des actions ouvertes devant le juge de l'excès de pouvoir contre les clauses réglementaires d'un contrat ou devant le juge du référé contractuel sur le fondement des articles L. 551-13 et suivants du code de justice administrative, tout tiers à un contrat administratif susceptible d'être lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par sa passation ou ses clauses est recevable à former devant le juge du contrat un recours de pleine juridiction contestant la validité du contrat ou de certaines de ses clauses non réglementaires qui en sont divisibles. Cette action devant le juge du contrat est également ouverte aux membres de l'organe délibérant de la collectivité territoriale ou du groupement de collectivités territoriales concerné ainsi qu'au représentant de l'Etat dans le département dans l'exercice du contrôle de légalité.

3. Si le représentant de l'Etat dans le département et les membres de l'organe délibérant de la collectivité territoriale ou du groupement de collectivités territoriales concerné, compte tenu des intérêts dont ils ont la charge, peuvent invoquer tout moyen à l'appui du recours ainsi défini, les autres tiers ne peuvent invoquer que des vices en rapport direct avec l'intérêt lésé dont ils se prévalent ou ceux d'une gravité telle que le juge devrait les relever d'office. Un concurrent évincé ne peut ainsi invoquer, outre les vices d'ordre public dont serait entaché le contrat, que les manquements aux règles applicables à la passation de ce contrat qui sont en rapport direct avec son éviction. Au titre de tels manquements, le concurrent évincé peut contester la décision par laquelle son offre a été écartée comme irrégulière.

4. L'article 6 du cahier des clauses administratives particulières de l'accord-cadre litigieux stipule : " L'exécution de toutes les prestations prévues au titre du présent accord-cadre est subordonnée à l'émission d'un bon de commande préalable au fur et à mesure de la survenance du besoin, signé par un représentant habilité. L'attribution des bons de commande s'effectue sans négociation ni remise en concurrence. / Les commandes sont réparties entre les titulaires selon la méthode dite " en cascade " par rapport à l'ordre de classement des offres établi pour l'attribution du marché. La méthode d'attribution des bons de commande en cascade consiste à faire appel, en priorité, aux titres les mieux-disants en fonction de la prestation à réaliser. Les services bénéficiaires contactent le titulaire dont l'offre a été classée première lors de l'attribution de l'accord-cadre et, si celui-ci n'a pas la capacité d'honorer le bon de commande, ils s'adressent au titulaire dont l'offre a été classée deuxième et ainsi de suite. ".

5. En l'espèce, il résulte de l'instruction que la société Carib Agro a été déclarée attributaire du lot n°2 de l'accord-cadre litigieux, tandis que la société SCIC-Guadeloupe a été classée attributaire de premier rang, tant pour le lot n°1 que pour le lot n°2. Compte tenu des modalités d'émission des bons de commandes, tels que définies par les stipulations précitées de l'article 6 du cahier des clauses administratives particulières, concernant le lot n°2, la société requérante ne se verra attribuer de bon de commande qu'en cas de défaillance de la société SCIC-Guadeloupe, puis de la société Manuel Gérard. Dès lors, bien qu'elle soit attributaire de rang 3 de ce lot, elle doit, dans les circonstances particulières de l'espèce, être regardée comme recevable à former le recours défini aux points 2 et 3 du présent jugement. Par suite, la fin de non-recevoir opposée à ce titre par le préfet doit être écartée.

Sur le bien-fondé des conclusions en contestation de validité du contrat :

6. En premier lieu, aux termes de l'article 88 de la loi du 30 octobre 2018 pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, dite " Egalim " : " I. - Dans les conditions prévues à l'article 38 de la Constitution, le Gouvernement est habilité à prendre par ordonnances, dans un délai de six mois à compter de la publication de la présente loi, toute mesure relevant du domaine de la loi tendant à modifier le code rural et de la pêche maritime et le code de la consommation afin : / 1° De rendre l'exercice des activités mentionnées aux 1° et 2° du II de l'article L. 254-1 du code rural et de la pêche maritime incompatible avec celui de l'activité de conseil à l'utilisation de produits phytopharmaceutiques autre que celle portant sur les informations relatives à l'utilisation, aux risques et à la sécurité d'emploi des produits cédés et de modifier le régime applicable aux activités de conseil, d'application et de vente de ces produits, notamment : / a) En imposant une séparation capitalistique des structures exerçant ces activités ; / b) En assurant l'indépendance des personnes physiques exerçant ces activités ; / c) En permettant l'exercice d'un conseil stratégique et indépendant ; / d) En permettant la mise en œuvre effective des certificats d'économie de produits phytopharmaceutiques/ / L'activité de conseil, séparée de l'activité de vente, doit s'inscrire dans un objectif de réduction de l'usage et des impacts des produits phytopharmaceutiques. / () ". Aux termes de l'article L. 254-1 du code rural et de la pêche maritime, modifié par l'ordonnance du 24 avril 2019 relative à l'indépendance des activités de conseil à l'utilisation des produits phytopharmaceutiques et au dispositif de certificats d'économie de produits phytopharmaceutiques : " (). II. -Est subordonné à la détention d'un agrément l'exercice des activités suivantes :/ 1° La mise en vente, la vente ou la distribution à titre gratuit des produits phytopharmaceutiques aux utilisateurs de ces produits ou aux personnes physiques ou morales agissant pour leur compte, y compris les groupements d'achats ; / 2° L'application, en qualité de prestataire de services, des produits phytopharmaceutiques, sauf si elle est effectuée dans le cadre de contrats d'entraide à titre gratuit au sens de l'article L. 325-1 ou par un exploitant agricole titulaire du certificat mentionné au II de l'article L. 254-3 sur des exploitations dont la surface agricole utile est inférieure ou égale à la surface définie en application de l'avant-dernier alinéa de l'article L. 732-39, ou si les produits appliqués sont des produits de biocontrôle définis à l'article L. 253-6 et ne faisant pas l'objet d'une classification mentionnée à l'article L. 253-4 ou si ces produits sont des produits à faible risque au sens de l'article 47 du règlement (CE) n° 1107/2009 du 21 octobre 2009 ou s'ils sont uniquement composés de substances de base au sens de l'article 23 du même règlement. / 3° Le conseil prévu aux articles L. 254-6-2 et L. 254-6-3, lorsque cette activité s'exerce à titre professionnel. / () / IV.- Les personnes qui mettent des produits phytopharmaceutiques sur le marché autres que celles exerçant les activités mentionnées au 1° du II justifient de l'obtention d'un certificat attestant qu'elles ont acquis les connaissances appropriées à leurs rôle et responsabilités ou de l'emploi d'une personne détenant ce certificat. / () / VI. - L'exercice de l'activité de conseil mentionnée au 3° du II est incompatible avec celui des activités mentionnées aux 1° ou 2° du II ou au IV. Toutefois, cette incompatibilité ne fait pas obstacle à ce que les personnes exerçant les activités mentionnées au 1° du II délivrent les informations énumérées au premier alinéa de l'article L. 254-7, ni à ce qu'elles promeuvent, mettent en place ou facilitent la mise en œuvre des actions tendant à la réduction de l'utilisation de produits phytopharmaceutiques prévues à l'article L. 254-10-1. ". De plus, aux termes de l'article 4 de l'ordonnance du 24 avril 2019 précitée : " I. - sous réserve des dispositions du II, l'article 1er de la présente ordonnance entre en vigueur le 1er janvier 2021. Toutefois, dans les collectivités relevant de l'article 73 de la Constitution (), l'exercice de l'activité mentionnée au 3° de l'article L. 254-1 du code rural et de la pêche maritime, dans sa rédaction issue de la présente ordonnance, avec celui des activités mentionnées aux 1° ou 2° du II ou au IV de ce même article, est possible jusqu'à une date définie par décret et au plus tard jusqu'au 31 décembre 2024. () ". Enfin, aux termes de l'article 2 du décret du 16 octobre 2020 relatif au conseil à l'utilisation de produits phytopharmaceutiques et à la certification de leurs distributeurs et utilisateurs professionnels : " () II. - Est fixée au 31 décembre 2024 la date jusqu'à laquelle l'exercice de l'activité mentionnée au 3° du II de l'article L. 254-1 du code rural et de la pêche maritime, dans sa rédaction issue de l'ordonnance du 24 avril 2019 susvisée, avec celui des activités mentionnées aux 1° ou 2° du II ou au IV de l'article L. 254-1 du code rural et de la pêche maritime, dans sa rédaction antérieure à l'entrée en vigueur de l'ordonnance du 24 avril 2019 susvisée, est possible : / 1° Dans les collectivités relevant de l'article 73 de la Constitution () ".

7. La société requérante soutient que le choix d'attribuer les lots n°1 et 2 du contrat litigieux à la société SCIC-Guadeloupe en tant qu'attributaire de rang 1 méconnait le principe de séparation des activités de conseil et de vente en matière de produits phytosanitaires, figurant désormais à l'article L. 254-1 du code rural et de la pêche maritime. Toutefois, en vertu des dispositions combinées de l'article 4 de l'ordonnance du 24 avril 2019 et de celles de l'article 2 du décret du 16 octobre 2020, le cumul des activités de conseil et de vente de produits phytopharmaceutiques reste possible jusqu'au 31 décembre 2024 en Guadeloupe, cette collectivité relevant de l'article 73 de la Constitution. Par suite, le moyen tiré de la méconnaissance de ces dispositions ne peut qu'être écarté. En tout état de cause, il résulte de l'instruction que le contrat litigieux ne comporte aucune activité de conseil mais a pour seul objet la réalisation de prélèvements dans les sols, la préparation d'échantillons, l'envoi de ces échantillons à un laboratoire situé dans l'Hexagone et l'actualisation d'un tableau de suivi des prélèvements réalisés.

8. En second lieu, aux termes de l'article L. 2141-10 du code de la commande publique : " L'acheteur peut exclure de la procédure de passation du marché les personnes qui, par leur candidature, créent une situation de conflit d'intérêts, lorsqu'il ne peut y être remédié par d'autres moyens. / Constitue une telle situation toute situation dans laquelle une personne qui participe au déroulement de la procédure de passation du marché ou est susceptible d'en influencer l'issue a, directement ou indirectement, un intérêt financier, économique ou tout autre intérêt personnel qui pourrait compromettre son impartialité ou son indépendance dans le cadre de la procédure de passation du marché. ". Le principe d'impartialité, principe général du droit, s'impose au pouvoir adjudicateur comme à toute autorité administrative. Sa méconnaissance est constitutive d'un manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence.

9. Si la société requérante se prévaut d'une situation de conflit d'intérêts, elle se borne à soutenir que la société SCIC-Guadeloupe pourra, à l'occasion de la réalisation des prélèvements des sols, mener des opérations de démarchage commercial au profit des produits qu'elle vend. Toutefois, les dispositions précitées concernent le cas dans lequel une personne participant au déroulement de la procédure de passation d'un marché ou est susceptible d'en influencer l'issue a un intérêt pouvant compromettre son impartialité ou son indépendance dans le cadre de la procédure de passation du marché. Par suite, ce moyen doit également être écarté.

10. Il résulte de tout ce qui précède que la requête de la société Carib Agro doit être rejetée, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur la fin de non-recevoir opposée en défense tirée du défaut de représentation par un avocat de la société requérante.

D E C I D E :

Article 1er : La requête de la société Carib Agro est rejetée.

Article 2 : Le présent jugement sera notifié à l'entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée Carib Agro et au préfet de la Guadeloupe.

Délibéré après l'audience du 19 mai 2023 à laquelle siégeaient :

- M. Olivier Guiserix, président,

- M. Antoine Lubrani, conseiller,

- Mme Hélène Bentolila, conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 6 juin 2023.

La rapporteure,

Signé

H. BENTOLILALe président,

Signé

O. GUISERIX

La greffière,

Signé

A. CETOL

La République mande et ordonne au préfet de la Guadeloupe, en ce qui le concerne, ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Pour expédition conforme,

L'adjointe de la greffière en chef,

Signé

A. CETOL