TA Marseille, 12/05/2023, n°2204444

Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire, enregistrés le 23 mai 2022 et le 21 octobre 2022, la société Wyptex, représentée par Me Holterbach, demande au juge des référés :

1°) sur le fondement de l'article R. 541-1 du code de justice administrative, de condamner la région Provence-Alpes-Côte d'Azur à lui verser, à titre principal, la somme provisionnelle de 1 413 827,50 euros TTC, à titre subsidiaire, la somme provisionnelle de 1 138 668,09 euros TTC ;

2°) de mettre à la charge de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur la somme de 3 500 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- à titre principal, la responsabilité contractuelle de la Région est engagée ;

- la Région n'a pas pris de décision procédant à la résiliation du marché ;

- elle bénéficie d'une décision tacite d'admission de ses prestations dès lors que la Région n'a pas répondu au courrier du 15 juin 2020 l'informant de la disponibilité des 505 000 masques restant ;

- la Région n'a pas restreint le marché à la seule fourniture de 495 000 masques FFP2 ;

- la Région a commis une faute en refusant la livraison du solde de masques restants ;

- elle a droit au paiement du solde du marché ainsi qu'à l'indemnisation des surcoûts résultant de la faute de la Région ;

- son préjudice s'élève à 1 413 827, 50 euros TTC correspondant au solde du marché pour un montant de 1 406 400 euros TTC, aux frais de stockage des masques pour un montant de 2 647,50 euros TTC et aux frais d'avocat pour un montant de 4 780 euros, ces derniers étant à parfaire ;

- le montant de la créance demandée ne saurait être réduit par l'application de pénalités de retard dès lors que le retard de livraison ne lui est pas imputable et qu'elle n'a commis aucune faute.

- à titre subsidiaire, la responsabilité extracontractuelle de la Région est engagée dès lors qu'elle a refusé de prendre possession des masques ;

- son préjudice s'élève à 1 138 668,09 euros TTC correspondant au coût d'achat des 505 000 masques restant, soit 994 850 euros, aux frais bancaires exposés pour la production des masques en Chine, soit 1 787,86 euros, au montant avancé sur ses fonds propres pour compléter l'avance versée par la Région, soit 82 787 euros, aux frais de douane, soit 49 238,94 euros et aux frais de transport pour 2 576,79 euros ;

Par un mémoire en défense, enregistré le 18 août 2022, la région Provence-Alpes-Côte d'Azur, représentée par Me Cabanes, conclut au rejet de la requête et à ce que soit mise à la charge de la société Wymptex la somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- l'obligation est sérieusement contestable ;

- elle n'a pas accepté tacitement d'accorder un délai supplémentaire à la requérante pour la livraison du solde des masques dès lors qu'elle lui a expressément accordé un délai courant jusqu'au 4 mai 2020 ;

- c'est donc à bon droit qu'elle a refusé la livraison du solde des masques FFP2 le 15 juin 2020 ;

- elle a conclu un marché avec un autre prestataire pour la livraison des masques manquants et, s'agissant de la livraison des masques FFP2, elle a eu recours à trois marchés ;

- elle n'a jamais accepté la deuxième livraison de masques FFP2 de sorte que la société Wyptex ne peut se prévaloir d'un transfert de propriété et donc d'avoir exécuté le marché ;

- elle ne bénéficie pas d'une décision tacite d'admission de ses prestations ;

- elle a réduit l'étendue du marché au montant de l'acompte, correspondant à 495 000 masques, ce dont a pris acte la société requérante ;

- le marché a été tacitement résilié pour motif d'intérêt général dès lors qu'elle a mis fin, de façon non équivoque, aux relations contractuelles avec la société Wyptex ;

- le quantum de la créance est contestable dès lors que des pénalités de retard doivent être appliquées ;

- la société requérante n'apporte pas la preuve de son préjudice ;

- elle n'est pas fondée à réclamer le montant de la TVA dès lors qu'elle doit rembourser le trop-perçu de 229 680 euros suivant titre exécutoire émis le 4 novembre 2020.

Un mémoire, enregistré pour la région Provence-Alpes-Côte d'Azur le 14 novembre 2022, n'a pas été communiqué.

Vu :

- les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code de la commande publique ;

- le code de justice administrative.

La présidente du tribunal a désigné Mme A pour statuer sur les demandes de référés.

Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article R. 541-1 du code de justice administrative : " Le juge des référés peut, même en l'absence d'une demande au fond, accorder une provision au créancier qui l'a saisi lorsque l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable. Il peut, même d'office, subordonner le versement de la provision à la constitution d'une garantie. ".

2. Il résulte de ces dispositions qu'il appartient au juge des référés de rechercher si, en l'état du dossier qui lui est soumis, l'obligation du débiteur éventuel de la provision est ou non sérieusement contestable sans avoir à trancher ni de questions de droit se rapportant au bien-fondé de cette obligation ni de questions de fait soulevant des difficultés sérieuses et qui ne pourraient être tranchées que par le juge du fond éventuellement saisi. De même, pour regarder une obligation comme non sérieusement contestable, il appartient au juge des référés de s'assurer que les éléments qui lui sont soumis par les parties sont de nature à en établir l'existence avec un degré suffisant de certitude. Dans ce cas, le montant de la provision que le juge des référés peut allouer n'a d'autre limite que celle qui résulte du caractère non sérieusement contestable de l'obligation dont les parties font état. Dans l'hypothèse où l'évaluation du montant de la provision résultant de cette obligation est incertaine, le juge des référés ne doit allouer de provision, le cas échéant assortie d'une garantie, que pour la fraction de ce montant qui lui parait revêtir un caractère de certitude suffisant.

3. Par acte d'engagement notifié le 24 mars 2020, la région Provence-Alpes-Côte d'Azur a conclu avec la société Wyptex un marché de fourniture et de livraison de masques respiratoires à usage unique pour lutter contre la pandémie de Covid19, pour un montant de 3 280 000 euros HT, pour une durée de six mois. Le marché prévoit la fourniture d'1 million de masques de protection KN95 (FFP2) ou équivalent et de 3 millions de masques trois plis ou équivalent. L'article 5 de l'acte d'engagement prévoit que le titulaire s'engage sur un délai de livraison de 10 jours à compter de la notification du marché et l'article 3 du CCTP que les délais de livraison ne peuvent pas dépasser 10 jours à compter de la notification du marché. La région a, conformément au contrat, versé une avance de 35% du prix, soit 1 377 600 euros TTC, le 25 mars 2020. Les masques n'ayant pas été livrés dans le délai prévu, la région a mis en demeure la société Wyptex, par courrier du 6 avril 2020, d'exécuter ses prestations au plus tard le 17 avril 2020, sous peine de résilier le marché à ses torts exclusifs. Par courrier du 14 avril 2020, la société Wyptex a fait part de difficultés et a proposé de " limiter le marché " à la livraison de 495 000 masques FFP2 correspondant au prix de l'avance versée et de conclure un protocole transactionnel pour le règlement du solde du marché. La Région a maintenu sa demande que lui soient livrées les fournitures objet du marché " en tout ou partie " et a accepté trois reports de délai, le dernier jusqu'au 4 mai 2020. Le 30 avril 2020, la société Wyptex a livré à la région 495 000 masques FFP2. Le 15 juin 2020, elle a adressé un courrier sollicitant que la région réceptionne le solde des masques FFP2 commandés en contrepartie du versement du solde du marché, la compensation de cette somme avec le montant du trop-perçu de la TVA à rembourser à la Région ainsi que l'annulation de la commande relative aux masques trois plis. Le 23 juillet 2020, la région a refusé de faire droit à ses demandes. La société Wyptex demande au juge des référés, sur le fondement des dispositions de l'article R. 541-1 du code de justice administrative, de condamner la région à lui verser la somme provisionnelle à titre principal, de 1 413 827,50 euros TTC, à titre subsidiaire, de 1 138 668,09 euros TTC au titre de ses préjudices.

Sur la demande de provision :

En ce qui concerne la demande de provision présentée sur le fondement de la responsabilité contractuelle de la région :

4. En dehors du cas où elle est prononcée par le juge, la résiliation d'un contrat administratif résulte, en principe, d'une décision expresse de la personne publique cocontractante. Cependant, en l'absence de décision formelle de résiliation du contrat prise par la personne publique cocontractante, un contrat doit être regardé comme tacitement résilié lorsque, par son comportement, la personne publique doit être regardée comme ayant mis fin, de façon non équivoque, aux relations contractuelles. Il appartient au juge du fond d'apprécier l'existence d'une résiliation tacite du contrat au vu de l'ensemble des circonstances de l'espèce, en particulier des démarches engagées par la personne publique pour satisfaire les besoins concernés par d'autres moyens, de la période durant laquelle la personne publique a cessé d'exécuter le contrat, compte tenu de sa durée et de son terme, ou encore de l'adoption d'une décision de la personne publique qui a pour effet de rendre impossible la poursuite de l'exécution du contrat ou de faire obstacle à l'exécution, par le cocontractant, de ses obligations contractuelles.

5. La Région fait valoir qu'elle a entendu, du fait de l'important retard de livraison, limiter le marché à la fourniture de 495 000 masques FFP2 et qu'elle doit ainsi être regardée comme ayant résilié le marché pour motif d'intérêt général. Il résulte de l'instruction que la Région, qui avait accepté un report des délais de livraison, initialement de 10 jours, jusqu'au 4 mai 2020, a refusé de se faire livrer les masques FFP2 restant dont la société requérante l'avait informée de la disponibilité au 15 juin 2020. Si la Région avait informé la société, dans son courrier de mise en demeure du 6 avril 2020, qu'elle procéderait à la résiliation du marché à ses torts si le délai de livraison n'était pas respecté, il résulte toutefois de l'instruction qu'aucune décision expresse de résiliation n'est intervenue. Un courriel de la Région du 20 janvier 2022 adressée à la société en réponse à sa demande de lui communiquer la décision de résiliation du marché confirme d'ailleurs qu'il n'y a pas eu de " résiliation unilatérale " et que le marché a pris fin le 24 septembre 2020, suivant les termes du contrat. Contrairement à ce que fait valoir la Région, il ne résulte pas de l'échange de SMS du 3 avril 2020 entre un membre du cabinet et la société, indiquant que la Région " ne prend que des FFP2 " pour le montant de l'avance versé, ni davantage d'un courrier du 15 avril 2020, dans lequel la Région se contente d'affirmer qu'elle " donne une suite favorable à [sa] proposition " et lui accorde un délai supplémentaire d'une semaine, jusqu'au 24 avril 2020 pour livrer les fournitures " objet du marché, en tout ou partie ", que la Région ait entendu mettre fin, de façon non équivoque, aux relations contractuelles avec la société Wyptex. Le courrier du 23 juillet 2020 rejetant les demandes de la société requérante du 15 juin 2020, qui se borne à indiquer que " la réalisation de ce marché constituait pour la Région un objectif de santé publique majeur " et qu'elle n'a pas respecté ses obligations contractuelles, ne peut davantage être regardé comme une décision de la Région de mettre fin aux relations contractuelles avec la société Wyptex. Si la Région fait valoir qu'elle a conclu d'autres marchés afin de satisfaire ses besoins, les trois marchés dont elle se prévaut, notifiés les 20 avril, 24 avril et 28 avril 2020, portent sur la commande de " masques respiratoires lavables à usage non sanitaire UNS1 ", distincts des masques objet du marché en litige, et concernent des quantités inférieures (67 500 masques, 1 million et 100 000 masques pour le dernier marché), de sorte que la Région ne peut non plus être regardée comme ayant satisfait ses besoins par d'autres moyens. Pour ces raisons, la Région ne saurait se prévaloir d'une résiliation tacite du contrat pour un motif d'intérêt général.

6. Il résulte de ce qui précède qu'en l'absence de toute résiliation du marché, la Région devait exécuter le contrat conclu avec la société Wyptex et réceptionner les masques restant. Par suite, la responsabilité contractuelle de la Région Provence-Alpes-Côte d'Azur est engagée.

S'agissant du montant de la provision :

En ce qui concerne le paiement du solde du marché :

7. L'article 6. 6 du cahier des clauses techniques particulières (CCTP) prévoit que " Lorsque le délai contractuel, éventuellement prolongé dans les conditions prévues au CCAG FCS, est dépassé par le titulaire, celui-ci encourt à compter du jour suivant l'expiration du délai et sans mise en demeure préalable, une pénalité de retard. Cette pénalité est calculée de la manière suivante : 1000 euros par jour de retard ".

8. La société Wyptex sollicite le paiement du solde du marché, non contesté par la Région, d'un montant de 1 406 400 euros TTC, correspondant au paiement du prix des 505 000 masques FFP2 non livrés. Toutefois, ainsi que le fait valoir la Région, il résulte de l'instruction que ces masques ont été livrés avec un retard de 42 jours, la société ayant fait part de leur disponibilité le 15 juin 2020 alors qu'elle était tenue de les livrer avant le 4 mai 2020, de sorte qu'elle est fondée à faire application des pénalités prévues par l'article 6.6 du CCTP précité à hauteur de 42 000 euros. Par ailleurs, il résulte de l'instruction que la société Wyptex a bénéficié d'une avance de TVA sur le montant de l'avance versée par la Région à hauteur de 229 600 euros, pour laquelle la Région a émis un titre exécutoire le 4 novembre 2020, dont la société ne s'est pas acquitté. Dès lors, le montant de cette créance apparaît comme sérieusement contestable à hauteur de 271 600 euros. En conséquence, la société requérante est seulement fondée à être indemnisée de la somme de 1 134 800 euros.

En ce qui concerne les frais de stockage :

9. La société requérante sollicite le versement d'une provision correspondant aux frais de stockage des masques FFP2, pour un montant de 2 647,50 euros TTC durant 213 jours sur l'année 2020, 365 jours sur l'année 2021 et 41 jours sur l'année 2022. Il résulte toutefois du courrier de la Région du 23 juillet 2020 que cette dernière a refusé que la société Wyptex lui livre les masques FFP2 restant à compter du 15 juin 2020, de sorte que la société requérante était informée, à compter de cette date, qu'elle ne pourrait livrer le solde des masques à la Région. En conséquence, la créance demandée est sérieusement contestable pour les frais de stockage postérieurs au 23 juillet 2020. Le préjudice indemnisable de la société correspond ainsi aux frais pour trois palettes de masques KN95 stockées à compter du 2 juin 2020 et seize palettes stockées à compter du 9 juin 2020, jusqu'au 23 juillet 2020, correspondant à 219 euros. Il y a donc lieu de l'indemniser de cette somme.

En ce qui concerne les frais d'avocats :

10. Lorsque le requérant fait valoir devant le juge une demande fondée sur l'article L. 761-1 du code de justice administrative, le préjudice est intégralement réparé par la décision que prend le juge sur ce fondement. Il en résulte que la demande de la société requérante d'une provision de 4 780 euros correspondant aux frais d'avocat dont elle s'est acquittée pour la présente instance doit être rejetée, dès lors qu'elle entre dans le champ d'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

11. Il résulte de tout ce qui précède que le montant de la créance non contestable de la société Wyptex s'élève à la somme de 1 135 019 euros.

Sur les frais d'instance :

12. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de la société Wyptex, qui n'a pas dans la présente instance, la qualité de partie perdante, la somme que la région Provence-Alpes-Côte d'Azur demande au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de mettre à la charge de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur une somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

O R D O N N E :

Article 1er : La région Provence-Alpes-Côte d'Azur est condamnée à verser à la société Wyptex une provision de 1 135 019 euros.

Article 2 : La région Provence-Alpes-Côte d'Azur est condamnée à verser à la société Wyptex une somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative

Article 3 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.

Article 4 : La présente ordonnance sera notifiée à la société Wyptex et à la région Provence-Alpes-Côte d'Azur.

La juge des référés,

Signé

C. A

La République mande et ordonne au préfet des Bouches-du-Rhône en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Pour expédition conforme,

P. La greffière en chef,

La greffière,