TA Mayotte, 08/01/2024, n°2304543


REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Par une requête enregistrée le 2 décembre 2023, la société " Nikel chrome nettoyage ", représentée par Me Darrioumerle, demande au tribunal, sur le fondement des dispositions de l'article L. 551-1 du code de justice administrative :

1°) avant-dire droit, d'ordonner la suspension de la signature du marché public de nettoyage entretien en ménage courant des bâtiments annexes de la commune de Mamoudzou jusqu'à la notification de l'ordonnance à intervenir ;

2°) à titre principal, d'ordonner l'annulation de la procédure de passation du même marché, et de toutes les décisions s'y rapportant ;

3°) à titre subsidiaire, d'ordonner la suspension de la procédure de passation du même marché, et de toutes les décisions s'y rapportant ;

4°) en tout état de cause :

- d'ordonner à la commune de Mamoudzou de produire le rapport d'analyse des offres, le procès-verbal d'ouverture des plis, des candidatures et des offres, les éléments de notation et de classement, la méthode de notation utilisée, les éléments de candidature et d'offre de l'attributaire du marché ;

- d'ordonner à la commune de Mamoudzou de se conformer à ses obligations de publicité et de mise en concurrence ;

- d'ordonner à la commune de Mamoudzou de reprendre la procédure au stade de la publication de l'avis d'appel public à la concurrence ;

- d'annuler toutes décisions consécutives aux irrégularités qui entachent la procédure, et notamment les décisions d'attribution du contrat et de rejet des offres éventuellement notifiées aux candidats ;

- de condamner la commune de Mamoudzou à lui verser une somme 5 000 € au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- elle a intérêt à agir, en sa qualité de candidat évincé à l'attribution d'un marché public de services qui n'est pas encore signé ;

- la décision de rejet de ses offres est entaché d'un défaut de motivation concernant leur caractère anormalement bas, ainsi que les notes qu'elle a obtenu en application des critères prévus par le règlement de consultation, en méconnaissance des dispositions des articles R. 2181-1 et R. 2181-3 du code de la commande publique ;

- la même décision est entachée d'une erreur manifeste d'appréciation en tant qu'elle oppose le caractère anormalement bas de ses offres, dés lors qu'elle bénéficie d'une expérience particulière en matière de service de nettoyage à destination des collectivités publiques, et alors, qu'en qualité de titulaire sortant du marché litigieux, elle dispose de 4 années d'expérience dans l'exécution de ce marché. En outre, les prix proposés sont supérieurs aux prix pratiqués dans le cadre de l'exécution du présent marché, de 6 à 27 % selon les lots, et il n'est nullement démontré que les prix présentés seraient décorrélés de la valeur du marché ;

Par mémoire en défense enregistré le 18 décembre 2023, la commune de Mamoudzou, représentée par le cabinet Seban et associés, agissant par Me Gauch, conclut au rejet de la requête et à ce qu'une somme de 5 000 euros soit mise à la charge de la société requérante au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle fait valoir que :

- la décision de rejet de ses offres n'est entaché d'aucun défaut de motivation et, en tout état de cause, à le supposé établi, un tel défaut se trouve régularisé par les explications présentées dans le cadre de son mémoire en défense ;

- le rapport d'analyse des offres et le procès-verbal d'ouverture des plis, eu égard à leur caractère préparatoire, ne sont pas communicables avant la signature du contrat ou l'abandon de la procédure de passation ;

- elle est fondée à soutenir que les offres de la requérante sont anormalement basses, dès lors que les prix proposés sont significativement inférieurs non seulement à la moyenne des offres reçues (62, 57 % pour le lot n°1, 67, 75 % pour le lot n° 2 et 46, 01 % pour le lot n°3), mais encore à la valeur du besoin estimé par la commune (70, 87 % pour le lot n°1, 81, 06 % pour le lot n°2, et 65, 76 % pour le lot n°3). En outre, suite au courrier lui demandant de justifier de ces prix, la requérante n'a produit que des éléments généraux relatif à son expérience et sa méthodologique, non probant. Enfin, la requérante ne peut utilement se prévaloir de la circonstance que ses prix seraient supérieurs à ceux pratiqués dans le cadre du précédent marché, dés lors que le périmètre géographique des lots litigieux est supérieur à celui des lots du précédent marché, tout comme la consistance des prestations attendues, qui est également sensiblement supérieures ;

- en tout état de cause, la requérante n'est pas fondée à demander l'annulation de la procédure jusqu'au stade de la publication de l'avis d'appel public à concurrence. Elle ne peut demander au juge qu'une injonction de reprendre la procédure au niveau de l'examen des offres, postérieurement à l'analyse des candidatures ;

Par mémoire enregistré le 20 décembre 2020, présentée au titre des dispositions de l'article R. 412-2-1 du code de justice administrative, la commune de Mamoudzou, représentée par le cabinet Seban et associés, agissant par Me Gauch, conclut à l'impossibilité de soumettre le rapport d'analyse des offres au contradictoire, au titre de la protection du en matière industrielle et commerciale, s'agissant notamment des mentions relatives aux détails techniques et financiers des offres des entreprises candidates ;

Vu :

- les autres pièces du dossier ;

- le code de la commande publique ;

- le code de justice administrative.

Le président du tribunal a désigné M. Sauvageot, premier conseiller, en application de l'article L. 511-2 du code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience publique qui a eu lieu le 21 décembre 2023 à 9h30 heures, le magistrat constituant la formation de jugement compétente siégeant au tribunal administratif de La Réunion dans les conditions prévues à l'article L. 781-1 et aux articles R. 781-1 et suivants du code de justice administrative, M. A étant greffier d'audience au tribunal administratif de Mayotte.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Sauvageot, qui informe les parties qu'il considère que le rapport d'analyse des offres peut être soumis au contradictoire en tant qu'il concerne le montant des offres présentées par les candidats et, en conséquence, demande à la commune de Mamoudzou de le produire à l'instance au moins dans cette mesure ;

- les observations de Me Darrioumerle, avocat de la société requérante,

- et les observations de Me Gauch, avocat de la commune de Mamoudzou ;

A l'issue de l'audience, la clôture de l'instruction a été différée au lundi à 12 heures, heure de Mayotte pour permettre à la commune de produire le rapport d'analyse des offres ;

Vu la note en délibéré enregistrée le 26 décembre 2023, présentée pour le compte de la commune de Mamoudzou, à laquelle est jointe le rapport d'analyse des offres, partiellement caviardé ;

Vu la note en délibéré enregistrée le 29 décembre 2023, présentée pour le compte de la société requérante ;

Considérant ce qui suit :

1. Par avis d'appel public à la concurrence publié au BOAMP du 2 septembre 2023, et au JOUE du 4 septembre 2023, la commune de Mamoudzou a lancé une procédure d'appel d'offre ouvert pour la passation d'un marché public de prestations de services " Nettoyage et Entretien en Ménage Courant des bâtiments annexes de la Ville ", comprenant 3 lots géographiques, et d'une durée de 24 mois. Par courrier reçu le 9 octobre 2023, la commune a informé la société " Nikel chrome nettoyage ", titulaire sortant du marché qui a candidaté pour les 3 lots du nouveau marché, que ses offres lui paraissaient anormalement basses et l'a invité à lui " communiquer toutes les précisions et justifications utiles permettant d'établir le caractère économiquement viable " de ses offres. Par courrier du 10 octobre 2023, la société " Nikel chrome nettoyage " a fait suite à cette demande. Par décision NOTI3 datée du 21 novembre 2023, la commune de Mamoudzou a rejeté les offres présentées par la société " Nikel chrome nettoyage ", au titre de chacun des 3 lots, au motif que " la réponse apportée ne permet pas de lever les doutes quant à la qualification de l'offre comme anormalement basse ". Dans le cadre de la présente instance, la société " Nikel chrome nettoyage " doit être regardée comme demandant au juge des référés, saisi sur le fondement des dispositions de l'article L. 551-1 du code de justice administrative, d'annuler l'ensemble des actes intervenus dans le cadre de la procédure initiée par cet avis d'appel public à la concurrence.

Sur les conclusions présentées sur le fondement des dispositions de l'article L. 551-1 du code de justice administrative :

2. Selon les termes de l'article L. 551-1 du code de justice administrative : " Le président du tribunal administratif, ou le magistrat qu'il délègue, peut être saisi en cas de manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles est soumise la passation par les pouvoirs adjudicateurs de contrats administratifs ayant pour objet l'exécution de travaux, la livraison de fournitures ou la prestation de services, avec une contrepartie économique constituée par un prix ou un droit d'exploitation, la délégation d'un service public ou la sélection d'un actionnaire opérateur économique d'une société d'économie mixte à opération unique. ()". Selon l'article L. 551-10 du même code : " Les personnes habilitées à engager les recours prévus aux articles L. 551-1 et L. 551-5 sont celles qui ont un intérêt à conclure le contrat () et qui sont susceptibles d'être lésées par le manquement invoqué () ". En application de ces dispositions, il appartient au juge des référés précontractuels de rechercher si l'entreprise qui le saisit se prévaut de manquements qui, eu égard à leur portée et au stade de la procédure auquel ils se rapportent, sont susceptibles de l'avoir lésée ou risquent de la léser, fût-ce de façon indirecte en avantageant une entreprise concurrente.

3. Aux termes des dispositions de l'article L. 2152-5 du code de la commande publique : " Une offre anormalement basse est une offre dont le prix est manifestement sous-évalué et de nature à compromettre la bonne exécution du marché. ". Au titre des dispositions de l'article L. 2152-6 du même code : " L'acheteur met en œuvre tous moyens lui permettant de détecter les offres anormalement basses. / Lorsqu'une offre semble anormalement basse, l'acheteur exige que l'opérateur économique fournisse des précisions et justifications sur le montant de son offre. / Si, après vérification des justifications fournies par l'opérateur économique, l'acheteur établit que l'offre est anormalement basse, il la rejette dans des conditions prévues par décret en Conseil d'Etat. ". Aux termes de l'article R. 2152-3 du même code : " L'acheteur exige que le soumissionnaire justifie le prix ou les coûts proposés dans son offre lorsque celle-ci semble anormalement basse eu égard aux travaux, fournitures ou services, y compris pour la part du marché qu'il envisage de sous-traiter. / Peuvent être prises en considération des justifications tenant notamment aux aspects suivants : 1° Le mode de fabrication des produits, les modalités de la prestation des services, le procédé de construction ; 2° Les solutions techniques adoptées ou les conditions exceptionnellement favorables dont dispose le soumissionnaire pour fournir les produits ou les services ou pour exécuter les travaux ; 3° L'originalité de l'offre ; 4° La règlementation applicable en matière environnementale, sociale et du travail en vigueur sur le lieu d'exécution des prestations ; 5° L'obtention éventuelle d'une aide d'Etat par le soumissionnaire. ". Aux termes de l'article R. 2152-4 du même code : " L'acheteur rejette l'offre comme anormalement basse dans les cas suivants : 1° Lorsque les éléments fournis par le soumissionnaire ne justifient pas de manière satisfaisante le bas niveau du prix ou des coûts proposés ; 2° Lorsqu'il établit que celle-ci est anormalement basse parce qu'elle contrevient en matière de droit de l'environnement, de droit social et de droit du travail aux obligations imposées par le droit français, y compris la ou les conventions collectives applicables, par le droit de l'Union européenne ou par les stipulations des accords ou traités internationaux mentionnées dans un avis qui figure en annexe du présent code. ". Aux termes de l'article R. 2152-6 du même code : " Les offres régulières, acceptables et appropriées, et qui n'ont pas été rejetées en application des articles R. 2152-3 à R. 2152-5 et R. 2153-3, sont classées par ordre décroissant en appliquant les critères d'attribution. ".

En ce qui concerne le défaut de motivation de la décision de rejet des offres :

4. Il résulte des dispositions précitées au point 3 que l'exigence de motivation de la décision rejetant une offre comme anormalement basse a, notamment, pour objet de permettre à l'auteur de cette offre de contester utilement le rejet qui lui a été opposé devant le juge du référé précontractuel saisi en application de l'article L. 551-1 du code de justice administrative. Par suite, l'absence de respect de ces dispositions constitue un manquement aux obligations de transparence et de mise en concurrence. Toutefois, un tel manquement n'est plus constitué si les motifs de cette décision ont été communiqués au candidat évincé à la date à laquelle le juge des référés statue et si le délai qui s'est écoulé entre cette communication et la date à laquelle le juge statue a été suffisant pour permettre à ce candidat de contester utilement son éviction.

5. En l'espèce, dans le cadre de la présente instance, dans son mémoire en défense enregistré le 18 décembre 2023, la commune de Mamoudzou fait valoir que les prix des offres présentées par la société requérante sont significativement inférieurs non seulement à la moyenne des offres reçues (- 62, 57 % pour le lot n°1, - 67, 75 % pour le lot n° 2 et - 46, 01 % pour le lot n°3), mais encore à la valeur du besoin estimé par la commune (- 70, 87 % pour le lot n°1, - 81, 06 % pour le lot n°2, et - 65, 76 % pour le lot n°3). Elle ajoute que, suite au courrier lui demandant de justifier de la validité de ces prix, la requérante n'a produit que des éléments généraux non probants relatifs à son expérience et sa méthodologie. Elle fait également valoir que requérante ne peut utilement se prévaloir de la circonstance que ses prix seraient supérieurs à ceux pratiqués dans le cadre du précédent marché, dès lors que le périmètre géographique des lots litigieux et la consistance des prestations attendues sont supérieurs à celui des lots du précédent marché.

6. Dans ces conditions, eu égard à la précision des éléments exposés par la commune et au délai dont a disposé la société requérante pour en apprécier le bien-fondé, le moyen tiré d'un manquement à l'obligation de motivation de la décision de rejet doit être écarté, sans qu'y fasse obstacle le défaut patent de motivation de la décision de rejet du 21 novembre 2023.

En ce qui concerne l'erreur manifeste d'appréciation concernant le caractère anormalement bas des offres de la requérante :

7. Il résulte des dispositions citées au point 3 de la présente décision que, quelle que soit la procédure de passation mise en œuvre, il incombe au pouvoir adjudicateur qui constate qu'une offre paraît anormalement basse de solliciter auprès de son auteur toutes précisions et justifications de nature à expliquer le prix proposé. Si les précisions et justifications apportées ne sont pas suffisantes pour que le prix proposé ne soit pas regardé comme manifestement sous-évalué et de nature, ainsi, à compromettre la bonne exécution du marché, il appartient au pouvoir adjudicateur de rejeter l'offre, sauf à porter atteinte à l'égalité entre les candidats à l'attribution d'un marché public.

8. En l'espèce, il résulte de l'instruction, et notamment du rapport d'analyse des offres produits par la commune de Mamoudzou, dont la force probante n'est pas pertinement contestée par la société requérante, que, dans les proportions précitées au point 5 de la présente décision, le prix des offres présentées par la société requérante sont très significativement inférieurs non seulement à la moyenne des offres reçues, mais encore à la valeur du besoin estimé par la commune. Il résulte également de l'instruction que, dans son courrier du 10 octobre 2023, la société requérante s'est essentiellement bornée à se prévaloir de son expérience professionnelle en matière de prestation de nettoyage des équipements publics et des conditions d'exécution financière du précédent marché de nettoyage conclu avec elle par la commune de Mamoudzou en mai 2020, 3 années plus tôt, dans un contexte économique différent, et pour des lots dont la consistance géographique et matérielle est sensiblement inférieure aux lots du marché litigieux. Dans ces conditions, la société requérante n'est pas fondée à soutenir que la décision par laquelle la commune de Mamoudzou a rejeté ses offres sur chacun des 3 lots objet du marché litigieux est entachée d'une erreur manifeste d'appréciation.

9. Il résulte de l'ensemble de ce qui précède que les conclusions de la requête tendant à ce que le juge des référés fasse obstacle au déroulement de la procédure litigieuse doivent être rejetées.

Sur les frais relatifs au litige :

10. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de la commune de Mamoudzou, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, une somme au titre des frais non compris dans les dépens exposés par la société requérante au titre de la présente instance. Dans les circonstances de l'espèce, et notamment suite à l'absence de motivation de sa décision de rejet des offres du 21 novembre 2023, ainsi qu'en raison de son retard injustifié dans la communication au tribunal des éléments du rapport d'analyse des offres permettant d'apprécier le bien-fondé de ses propres observations en défense, il n'y a pas lieu de faire droit aux conclusions présentées par la commune de Mamoudzou au titre de ses frais exposés et non compris dans les dépens.

ORDONNE :

Article 1er : La requête présentée par la ssociété " Nikel chrome nettoyage " est rejetée dans toutes ses conclusions.

Article 2 : Les conclusions présentées par la commune de Mamoudzou au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 3 : La présente décision sera notifiée à la société " Nikel chrome nettoyage " et à la commune de Mamoudzou.

Fait à Mamoudzou, le 8 janvier 2024.

Le juge des référés,

F. SAUVAGEOT

La République mande et ordonne au préfet de Mayotte en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.