Vu la procédure suivante :
Par une requête et un mémoire, enregistrés les 8 décembre 2022 et 25 janvier 2024, l'association Centre Primo Levi, représentée par Me Griveaux, demande au tribunal :
1°) d'annuler la décision du 30 juin 2022 par laquelle le ministre de l'intérieur a fixé à 53 981,42 euros le solde de la subvention à lui verser en application de la convention référencée FAMI-A-17-408, ensemble la décision implicite par laquelle le ministre de l'intérieur et des outre-mer a rejeté son recours gracieux ;
2°) d'enjoindre au ministre de l'intérieur et des outre-mer de réexaminer sa situation et de lui verser la somme de 127 069,18 euros, sous astreinte de 50 euros par jour de retard ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- la décision est entachée d'insuffisance de motivation, montrant ainsi que le ministre n'a pas procédé à un examen approfondi de la situation et s'est cru à tort lié par les conclusions d'un rapport de contrôle ;
- elle est entachée d'erreur de droit en tant qu'elle refuse de prendre en charge certaines dépenses d'interprétariat confiées à un prestataire, à hauteur de 75 781,53 euros, au motif qu'elles n'ont pas été précédées d'une mise en concurrence, alors qu'elle n'est pas soumise au code de la commande publique ;
- elle est entachée d'erreur de droit en tant qu'elle écarte certaines dépenses de personnel, représentant la somme de 50 229,31 euros, pourtant prévues par le décret du 21 janvier 2015 ;
- le ministre a commis une erreur manifeste d'appréciation en écartant la somme de 4 930 euros justifiée par des dépenses de ménage, en lien avec l'épidémie de covid-19.
Par des mémoires en défense enregistrés les 27 novembre 2023 et 23 février 2024, le ministre de l'intérieur et des outre-mer conclut au rejet de la requête.
Il soutient que :
- les moyens soulevés ne sont pas fondés ;
- en tout état de cause, le refus de tenir compte des dépenses de ménage à hauteur de 4 930 euros est fondé dès lors que cette prestation aurait dû être précédée d'une mise en concurrence.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la directive (UE) n° 2014/24 du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 ;
- le règlement (UE) n° 516/2014 du Parlement européen et du Conseil du 16 avril 2014 ;
- le code de la commande publique ;
- le code des relations entre le public et l'administration ;
- l'ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 ;
- le décret n° 2015-44 du 21 janvier 2015 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. B,
- les conclusions de M. Grandillon, rapporteur public,
- et les observations de Me Leclercq, pour l'association Centre Primo Levi et de M. A, pour le ministre de l'intérieur et des outre-mer.
Considérant ce qui suit :
1. Le 9 novembre 2017, l'association Centre Primo Levi et l'Etat, ce dernier représenté par le directeur général des étrangers en France, ont conclu une convention attributive de subvention à l'association au titre du fonds asile, migration et intégration (FAMI) portant sur un montant maximum de 905 253 euros pour la mise en œuvre du projet intitulé " Proposer une prise en charge adaptée aux personnes exilées victimes de violence ", du 1er juillet 2017 au 30 juin 2020, période étendue par la suite au 31 décembre 2020. L'association a perçu une avance de 181 050,60 euros puis des acomptes à hauteur de 543 151,80 euros. Par une décision du 30 juin 2022, le ministre de l'intérieur a fixé à 53 981,42 euros le reliquat de subvention à verser, soit une somme inférieure de 127 069,18 euros au solde de la subvention maximale. Par un courrier du 1er septembre 2022, resté sans réponse, l'association a demandé le retrait de cette décision. Par la présente requête, l'association Centre Primo Levi doit être regardée comme demandant l'annulation de la décision litigieuse en tant qu'elle fixe le montant du solde de la subvention à une somme inférieure à 181 050,60 euros, ensemble le rejet de son recours gracieux.
Sur les conclusions à fin d'annulation :
En ce qui concerne les moyens communs :
2. En premier lieu, aux termes de l'article L. 211-2 du code des relations entre le public et l'administration : " A cet effet, doivent être motivées les décisions qui : () 6° Refusent un avantage dont l'attribution constitue un droit pour les personnes qui remplissent les conditions légales pour l'obtenir ; () " et l'article L. 211-5 du même code dispose que : " La motivation exigée par le présent chapitre doit être écrite et comporter l'énoncé des considérations de droit et de fait qui constituent le fondement de la décision. "
3. La décision du 30 juin 2022 mentionne la convention FAMI-A-17-408 du 9 novembre 2017 ainsi qu'un rapport de contrôle administratif signé le 29 juin 2022, joint à la décision. Elle comporte ainsi les considérations de droit et de fait qui la fondent et est suffisamment motivée pour l'application des dispositions précitées.
4. En second lieu, il ressort de ce rapport de contrôle que la décision litigieuse a été précédée d'un examen approfondi de la situation de l'association et il ne ressort ni des motifs de cette décision, ni d'une autre pièce du dossier, que la signataire de cette décision se serait crue à tort liée par le contenu de ce rapport.
En ce qui concerne les dépenses d'interprétariat :
5. L'article 6 du décret du 21 janvier 2015 dispose que : " Les dépenses sont éligibles dans le respect des règles sectorielles européennes et nationales applicables, le cas échéant, aux projets et aux bénéficiaires concernés. / Lorsque le bénéficiaire est soumis aux règles de la commande publique, le choix des prestataires est assuré conformément à la réglementation en vigueur assurant la liberté d'accès à la commande publique, l'égalité de traitement des candidats et la transparence des procédures. " Aux termes de l'article L. 1121-1 du code de la commande publique, qui transpose l'article 1er de la directive du 26 février 2014 et reprend le contenu de l'article 10 de l'ordonnance du 23 juillet 2015 : " Les pouvoirs adjudicateurs sont : / 1° Les personnes morales de droit public ; / 2° Les personnes morales de droit privé qui ont été créées pour satisfaire spécifiquement des besoins d'intérêt général ayant un caractère autre qu'industriel ou commercial, dont : / a) () l'activité est financée majoritairement par un pouvoir adjudicateur ; () ".
6. En premier lieu, il est constant que le FAMI a été créé par le règlement du 16 avril 2014 et que l'Etat français peut obtenir auprès de l'Union européenne le remboursement des dépenses qu'il expose à ce titre, dans la limite fixée par ledit règlement. Toutefois, ce règlement prévoit que les Etats membres sont responsables de l'élaboration et de la mise en œuvre de " programmes nationaux ". Si ceux-ci doivent respecter les lignes directrices très générales prévues par le règlement, la France a, par le décret du 21 janvier 2015 mentionné ci-dessus, prévu les priorités de ce programme ainsi que les règles d'éligibilité et de contrôle des dépenses. Il a également organisé les appels à projet, choisi les attributaires des subventions et contrôlé l'exécution des actions, d'ailleurs en lien étroit avec les procédures relatives au fonds pour la sécurité intérieure qui ne relève à aucun titre de l'Union européenne. L'Etat français ne s'est ainsi pas borné à attribuer des financements relevant en réalité de l'Union européenne, mais a été le gestionnaire réel de sommes dont il lui est loisible d'obtenir le remboursement par l'Union. Il en résulte qu'il y a lieu de tenir compte des sommes perçues par l'association Centre Primo Levi au titre du FAMI pendant la période 2017-2020, qui constituent des sommes versées par l'Etat en qualité de pouvoir adjudicateur, pour déterminer sa propre qualité de pouvoir adjudicateur en application de l'article L. 1121-1 du code de la commande publique.
7. En deuxième lieu, une subvention versée à titre forfaitaire pour la prise en charge sanitaire, sociale et administrative de personnes migrantes présentant des pathologies particulières en lien avec les traumatismes qu'elles ont subis, qui n'est pas versée en contrepartie de la prestation d'un service à l'Etat français, constitue un financement public pour l'application de l'article L. 1121-1 du code de la commande publique. Il y a dès lors lieu de tenir compte des sommes versées par le FAMI pour déterminer si l'activité de l'association Centre Primo Levi est majoritairement financée par un pouvoir adjudicateur.
8. En troisième lieu, il ressort de la jurisprudence de la Cour de justice des communautés européenne, et notamment de son arrêt C-380/98 du 3 octobre 2000, que la qualification d'un organisme de " pouvoir adjudicateur " doit être effectuée sur une base annuelle et que l'exercice budgétaire au cours duquel la procédure de passation d'un marché déterminé est lancée doit être considéré comme la période la plus appropriée pour le calcul du mode de financement de cet organisme. Il résulte de l'instruction que la part des ressources de l'association Centre Primo Levi versée par des pouvoirs adjudicateurs, y compris au titre du FAMI, a excédé le taux de 50% au cours des exercices 2017 et 2018, mais pas en 2019 ni en 2020.
9. En quatrième lieu, la circonstance que le rapport de contrôle opérationnel du 2 novembre 2018 ait mentionné que " Le porteur de projet respecte l'obligation de concurrence en demandant systématiquement des devis pour l'interprétariat ", si elle est susceptible d'avoir induit l'association en erreur et à avoir ainsi engagé la responsabilité de l'Etat, est sans incidence quant à la légalité de la décision contestée.
10. Il résulte des développements qui précèdent que l'association avait la qualité de pouvoir adjudicateur au sens de l'article L. 1121-1 du code de la commande publique durant les exercices 2017 et 2018 et que, à ce titre, elle devait respecter certaines dispositions visant à assurer la liberté d'accès à la commande publique, l'égalité de traitement des candidats et la transparence des procédures. Il est constant que, s'agissant des prestations d'interprétariat, alors qu'elles représentaient des montants excédant le seuil de déclenchement de procédures formalisées, l'association s'est contentée de comparer quelques devis obtenus par ses soins et a ainsi méconnu les dispositions citées au point 5. Le ministre de l'intérieur était dès lors fondé à rejeter les dépenses afférentes à des prestations d'interprétariat confiées contre rémunération à des prestataires extérieurs au titre des exercices 2017 et 2018. En revanche, la décision litigieuse doit être annulée en tant qu'elle porte sur les dépenses d'interprétariat engagées au titre des exercices 2019 et 2020, l'association requérante n'étant pas financée majoritairement par des pouvoirs adjudicateurs pour ces deux années et pouvant ainsi se contenter d'une procédure de sélection sur simples devis.
En ce qui concerne les dépenses de personnel :
11. Aux termes de l'article 10 du décret du 21 janvier 2015 : " I. - Les frais de personnel payés et acquittés par le bénéficiaire, nécessaires à la réalisation du projet et comportant un lien démontré avec celle-ci, sont éligibles. / Sont compris dans les frais de personnel les salaires, les gratifications ou indemnités (pour les stagiaires) et les charges liées (taxes, cotisations sociales patronales et salariales), les variations de provisions pour congés payés enregistrées dans les comptes annuels ainsi que les traitements accessoires et les avantages divers prévus par la loi, les conventions collectives, le contrat de travail ou, le cas échéant, la convention de stage. / II. - Ces dépenses sont proportionnées au temps effectivement passé par le personnel du bénéficiaire à la réalisation du projet cofinancé. Elles sont alors établies au moyen d'un taux d'affectation permettant le calcul des frais de personnel réellement liés au projet cofinancé. "
12. Le ministre de l'intérieur a rejeté les sommes présentées par l'association au titre des primes de formation externe, au motif qu'elles ne comportaient pas un lien démontré avec le projet financé. Si l'association requérante soutient qu'il appartenait au ministre de démontrer cette absence de lien, les dispositions précitées mettent cette démonstration à sa charge. En outre, la circonstance que de telles dépenses aient déjà été admises à l'occasion d'un précédent contrôle, portant sur le versement d'un acompte, est sans incidence sur la légalité de la décision contestée.
13. Ensuite, le ministre a également refusé de tenir compte des dépenses exposées au titre d'heures supplémentaires et complémentaires accomplies en vue de suivre ces formations externes. Si l'association soutient que l'ensemble des dépenses des personnels participant au projet n'ont été imputées qu'au prorata du temps effectivement consacré à celui-ci, il ressort du rapport de contrôle que ce prorata résulte du ratio du nombre de consultations réalisées au bénéfice de patients éligibles au FAMI sur l'ensemble des consultations, qui ne tient pas compte du temps de travail réellement consacré au projet. Dès lors, le ministre était fondé à refuser de tenir compte des rémunérations versées pour suivre des formations externes sans lien avec l'action subventionnée.
14. Enfin, l'association ne conteste pas de manière circonstanciée les autres abattements réalisés sur les dépenses de personnel, dont elle a pourtant eu communication du détail au cours de l'instance.
En ce qui concerne les frais de nettoyage :
15. L'article 16 du décret du 21 janvier 2015 dispose que : " Les dépenses relatives aux contrats de sous-traitance sont éligibles si elles sont liées au projet, nécessaires à son exécution et non réalisables par le bénéficiaire. () Les dépenses relatives aux contrats de sous-traitance sont éligibles sauf si ces contrats donnent lieu à une augmentation injustifiée du coût d'exécution du projet sans y apporter une valeur ajoutée en proportion ou si ces contrats conclus avec des intermédiaires ou des consultants comportent des clauses en vertu desquelles le paiement est défini en pourcentage du coût total du projet. "
16. Il n'est pas sérieusement contesté que la dépense de 4 930 euros consistant en des prestations de nettoyage de mai à décembre 2020, était nécessaire pour pouvoir continuer à accueillir des bénéficiaires sans mise en danger de ceux-ci ni du personnel de l'association, malgré l'épidémie de covid-19 qui sévissait à cette période. Cette dépense apparaît ainsi liée au projet, nécessaire à son exécution et non réalisable par les moyens propres de l'association, en outre, cette dépense n'a pas donné lieu à une augmentation injustifiée du coût d'exécution. Si le ministre soutient que la convention excluait la prise en charge de cette dépense, une telle exclusion ne résulte pas des dispositions précitées du décret du 21 janvier 2015, que la convention ne faisait qu'appliquer et l'administration avait elle-même recommandé aux " porteurs de projet ", via un guide diffusé pendant la pandémie, d'engager les dépenses de protection des personnes considérées comme nécessaires au maintien de l'opération.
17. Par ailleurs, le ministre doit être regardé comme demandant à ce que le motif de refus initial soit substitué par celui tiré de ce que cette dépense aurait dû être précédée d'une mise en concurrence conforme au code de la commande publique. Toutefois, une dépense d'un tel montant est inférieure aux seuils de procédure formalisée et pouvait donc être engagée après une simple procédure adaptée. Or, il ressort des pièces du dossier que l'association s'est crue liée par l'obligation figurant à l'article 6 du décret du 21 janvier 2015 imposant " la mise en concurrence de toute prestation supérieure à 5 000 euros hors taxe " et qu'elle s'est procuré trois devis avant de sélectionner ses prestataires, ce qui constitue une procédure adaptée au sens du code de la commande publique. Il en résulte que le ministre de l'intérieur et des outre-mer n'est pas fondé à demander la substitution de ce motif de refus.
18. Il résulte de tout ce qui précède que les décisions litigieuses doivent être annulées en tant qu'elles ont rejeté les dépenses d'interprétariat au titre des exercices 2019 et 2020 et la somme de 4 930 euros au titre des frais de ménage exposés durant l'épidémie de covid-19.
Sur les conclusions à fin d'injonction :
19. Les motifs d'annulation du présent jugement impliquent qu'il soit enjoint au ministre de l'intérieur et des outre-mer de majorer la subvention accordée à l'association Centre Primo Lévi des dépenses d'interprétariat engagées au titre des exercices 2019 et 2020, ainsi que de la somme de 4 930 euros au titre des frais de ménage, dans un délai de deux mois à compter de la notification du présent jugement. En revanche, il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, d'assortir cette injonction d'une astreinte.
Sur les frais de l'instance :
20. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre la somme de 2 000 euros à la charge de l'Etat au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
Article 1er : La décision du 30 juin 2022 du ministre de l'intérieur, ensemble la décision implicite de rejet du recours gracieux de l'association Centre Primo Levi, sont annulées en tant qu'elles ont rejeté les dépenses d'interprétariat engagées au titre des exercices 2019 et 2020 et la somme de 4 930 euros au titre des frais de ménage exposés durant l'épidémie de covid-19.
Article 2 : Il est enjoint au ministre de l'intérieur et des outre-mer de majorer le montant du solde de la subvention accordée à l'association Centre Primo Levi des dépenses d'interprétariat engagées au titre des exercices 2019 et 2020, ainsi que de la somme de 4 930 euros au titre des frais de ménage, dans un délai de deux mois à compter de la notification du présent jugement.
Article 3 : L'Etat versera la somme de 2 000 euros à l'association Centre Primo Levi au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 5 : Le présent jugement sera notifié à l'association Centre Primo Levi et au ministre de l'intérieur et des outre-mer.
Délibéré après l'audience du 30 mai 2024, à laquelle siégeaient :
Mme Anne Seulin, présidente,
M. Gaël Raimbault, premier conseiller,
Mme Paule Desmoulière, conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 13 juin 2024.
Le rapporteur,
G. BLa présidente,
A. Seulin
La greffière,
L. Thomas
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur et des outre-mer, en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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