TA Polynésie f, 16/04/2024, n°2300369


REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Par une requête enregistrée le 25 août 2023 et des mémoires enregistrés les 15 décembre 2023 et 26 janvier 2024, la SARL ABS constructions, représentée par Me Canevet, demande au tribunal dans le dernier état de ses écritures :

1°) de condamner l'État à lui verser les indemnités d'imprévision suivantes :

- 4 251 068 F CFP au titre du marché n° 20 13 009 ;

- 2 216 764 F CFP au titre du marché n° 20 13 011 ;

- 10 783 865F CFP au titre du marché n° 20 13 035 ;

- 11 539 226 F CFP au titre du marché n° 21 13 012 ;

- 6 153 343 F CFP au titre du marché n° 19 13 017 ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 200 000 F CFP au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- la circulaire n° 6374 du 29 septembre 2022 relative à l'exécution des contrats de la commande publique dans le contexte actuel de hausse des prix de certaines matières premières précise que pour compenser les charges extras contractuelles causées par des circonstances imprévisibles, extérieures aux parties bouleversant l'économie du contrat et en l'absence d'accord sur une indemnisation, le juge administratif peut, sur le fondement de l'article L. 6 du code de la commande publique, octroyer une indemnité d'imprévision ; cette circulaire fait suite à l'avis n° 405540 rendu par le Conseil d'État le 15 septembre 2022 ;

- l'indemnité d'imprévision visant à compenser les charges extracontractuelles subies par le titulaire, n'a pas à être inscrite dans le décompte général définitif ;

- la fin du contrat ne fait pas, à elle seule, obstacle à l'octroi d'une indemnité d'imprévision ;

- les divers marchés conclus entre la société ABS constructions et le ministère des armées comportait une part importante de fournitures et de matières premières ; en pareille hypothèse, l'article R. 2112-14 du code de la commande publique impose l'insertion d'une clause de révision des prix pour les marchés d'exécution de plus de trois mois qui nécessitent pour leur réalisation le recours à une part importante de fournitures, notamment de matières premières, dont le prix est directement affecté par les fluctuations des cours mondiaux ;

- entre le mois de juillet 2020 et le mois de mars 2023, les prix des matériaux de construction ont connu une hausse extrêmement importante : 60 % pour les tôles nervurées, de 40 à 112 % pour les poutrelles en acier, l'IPE et le placoplâtre, de 20 à 36 % pour le ciment, les parpaings et le béton ;

- entre janvier 2021 et janvier 2023, l'indice du bâtiment et des travaux publics est passé de 110 à 136, soit une augmentation de plus de 20 % ;

- ces hausses ont été de nature à bouleverser l'économie des marchés conclus sur la période et justifient l'allocation d'une indemnité au titre de l'imprévision, son compte de résultat fait apparaître une perte d'exploitation de 37 791 702 F CFP au titre de l'exercice 2022 ;

- ne disposant pas d'une comptabilité analytique par marché, le requérant sollicite que l'indemnité soit liquidée sur la base de la variation de l'indice du bâtiment et travaux publics sur la durée d'exécution du marché ; le ministère des armées a accepté, en signant un avenant le 17 mars 2023 aboutissant à une indemnisation sur la base de la variation de l'indice BTP dans le cadre d'un marché n° 21 13 021, une modification contractuelle rétroactive sur cette base ;

- elle est fondée à demander l'allocation d'une somme de 34 944 266 F CFP à titre d'indemnité d'imprévision ;

- contrairement à ce que soutient le ministre des armées elle a, par courrier réceptionné le 25 avril 2023, demandé une révision des prix des marchés publics en cours et l'indemnisation des marchés achevés ; à cette date, les marchés 21 13 012 et 19 13 017 n'avaient pas fait l'objet d'un décompte général, ils ont été signés respectivement les 9 et 21 juin 2023 ; l'indemnité avait bien pour objet d'assurer la continuité du service ; la perte subie sur les marchés est apparue lors de l'établissement des comptes de l'exercice clos le 31 décembre 2022 ;

- les marchés passés entre le ministère des armées et la société ABS constructions ne comportent aucune clause de révision des prix ; l'argument tiré de l'existence d'une telle clause est donc inopérant ; cette absence caractérise une méconnaissance des articles R. 2112-13 et R. 2112-14 du code de la commande publique ;

- la clause d'actualisation, qui a vocation à mettre à jour le prix d'un marché en cas de retard pris entre la date d'élaboration du prix et la date de commencement des travaux, n'est pas assimilable à une clause de révision qui couvre toute la durée d'exécution du contrat ;

- selon la circulaire précitée, le titulaire du marché doit justifier l'existence d'un déficit d'exploitation ; le titulaire du marché doit démontrer l'existence d'un bouleversement de l'économie du contrat ; la circulaire précise que le bouleversement doit entraîner un déficit réellement important et non un simple manque à gagner ;

- les indemnités retenues par le ministère des armées pour les besoins de ses calculs, sont, sur plusieurs marchés, inférieures à celles calculées par la société ABS constructions ; sur deux marchés au moins, le taux de 5 % est dépassé ; le seuil minimal de 10 % retenu par le ministère des armées n'est pas visé par la circulaire ; la hausse réelle subie par le titulaire est largement supérieure au montant des réparations sollicitées ;

- elle produit aux débats une note du cabinet d'expertise comptable BDO démontrant que son résultat déficitaire résulte de l'augmentation de ses charges, notamment d'achat de matériaux ; cette hausse du coût des matières premières a bouleversé l'économie des marchés en cours avec le ministère des armées.

Par des mémoires enregistrés les 27 novembre 2023 et 4 janvier 2024, le ministre des armées conclut au rejet de la requête.

Il fait valoir que les conditions fixées pour l'octroi d'une indemnisation au titre de l'imprévision ne sont pas réunies.

Par un mémoire enregistré le 29 novembre 2023, le haut-commissaire de la République en Polynésie française s'associe aux écritures du ministre des armées et conclut au rejet de la requête.

Par une ordonnance du 31 janvier 2024, la clôture de l'instruction a été fixée au 19 février 2024 à 11h00 (heure locale).

Vu :

- la loi organique n° 2004-192 du 27 février 2004 ;

- le code de la commande publique ;

- la circulaire n° 6374 du 29 septembre 2022 relative à l'exécution des contrats de la commande publique ;

- le code de justice administrative ;

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Boumendjel, premier conseiller,

- les conclusions de Mme Theulier de Saint-Germain, rapporteure publique,

- les observations de Me Canevet représentant la société ABS constructions et celles de Mme A pour l'Etat.

La société ABS constructions a présenté une note en délibéré, qui a été enregistrée le 20 mars 2024.

Considérant ce qui suit :

1. La SARL ABS constructions, spécialisée dans la construction de bâtiments, a été déclarée attributaire de cinq marchés passés avec le ministère des armées représenté par la direction de l'infrastructure de la défense à Papeete. Ces marchés ont tous été conclus à un prix global et forfaitaire. Estimant néanmoins que la hausse du coût des matières premières avait bouleversé l'économie de ces cinq contrats, la société ABS constructions a, par courrier du 25 avril 2023, saisi le directeur de l'infrastructure de la défense de Papeete d'une demande, d'une part, de révision des prix des marchés publics en cours et, d'autre part, d'indemnisation pour imprévision des marchés récemment achevés. Cette demande ayant été implicitement rejetée, la SARL ABS constructions demande au tribunal de condamner l'État à lui verser une indemnité d'imprévision représentant la somme totale de 34 944 266 F CFP.

Sur le règlement financier du marché et la responsabilité de la Polynésie française :

En ce qui concerne l'imprévision :

2. Aux termes de l'article L. 6 du code de la commande publique : " S'ils sont conclus par des personnes morales de droit public, les contrats relevant du présent code sont des contrats administratifs, sous réserve de ceux mentionnés au livre V de la deuxième partie et au livre II de la troisième partie. Les contrats mentionnés dans ces livres, conclus par des personnes morales de droit public, peuvent être des contrats administratifs en raison de leur objet ou de leurs clauses. / A ce titre : () 3° Lorsque survient un évènement extérieur aux parties, imprévisible et bouleversant temporairement l'équilibre du contrat, le cocontractant, qui en poursuit l'exécution, a droit à une indemnité ; (). ". Il résulte de ces dispositions qu'une modification imprévisible du coût de la main d'œuvre ou des matières premières doit être indemnisée par la personne publique si elle a eu pour effet d'entraîner un bouleversement de l'économie du contrat.

3. Il résulte de l'instruction que l'indemnité d'imprévision de 4 251 068 F CFP que le requérant demande au titre du marché 20 13 009, représente 6,79 % du montant hors taxes, qui était de 62 571 650 F CFP avant actualisation, Pour le marché n° 20 13 011, l'indemnité demandée représente la somme de 2 216 764 F CFP alors que le marché était d'un montant de 51 152 900 F CFP, soit 4.33 %. Le montant de l'indemnité demandée au titre du marché n° 21 13 012 de 11 539 226 F CFP représente 8 % de la somme de 144 147 320 F CFP qui correspond au montant initial hors taxe du marché. Enfin, la somme de 6 153 343 F CFP que le requérant réclame à titre d'indemnité d'imprévision pour le marché n° 19 13 017 représente 3,71 % de la somme de 165 790 050 F CFP, correspondant au montant hors taxes initial du marché. Si la société requérante soutient que l'exécution de ces marchés est à l'origine d'un manque à gagner, elle ne démontre pas que l'économie de ces contrats a été bouleversée. Par suite, et alors que l'imprévision s'apprécie marché par marché et non globalement, la société ABS constructions n'est pas fondée à soutenir que l'augmentation du coût des matières premières a entraîné un bouleversement de l'économie de ces quatre contrats et à demander à être indemnisée à ce titre.

4. La société requérante, s'agissant du marché n° 20 13 035 notifié le 19 février 2021 et achevé le 25 novembre 2022, soutient que son exécution est à l'origine d'un manque à gagner de 28,31 % du montant initial hors taxes du marché d'un montant de 38 090 151 F CFP soit 10 783 865F CFP. Si un tel déficit est de nature à caractériser un bouleversement de l'économie de ce contrat, il appartient toutefois à la société requérante d'en justifier la réalité. À cet égard, la société ABS constructions précise dans ses écritures qu'elle ne dispose pas de comptabilité analytique par marché et sollicite que son indemnisation soit liquidée sur la base de la variation de l'indice du bâtiment et des travaux publics sur la durée d'exécution du marché. Toutefois, si la variation de l'indice du bâtiment peut traduire une augmentation du coût de la construction, une augmentation même significative de cet indice n'implique pas nécessairement que l'économie du marché ait été bouleversé. De même, si l'analyse réalisée par le cabinet BDO relève, pour l'exercice 2022, que le poste " achats de matières premières " est passé de 44 MF à 84 MF sans que le chiffre d'affaires n'ait progressé dans les mêmes proportions, aucun élément comptable ou financier n'est produit permettant d'évaluer le coût qu'a représenté pour la société requérante la réalisation de ce marché et, corrélativement, l'éventuel bouleversement économique en ayant résulté. Par suite, alors que le bouleversement économique allégué ne peut être regardé comme établi, la société requérante n'est pas fondée à demander une indemnité d'imprévision au titre de ce marché.

5. A supposer même que les marchés conclus avec le ministère des armées, en ce qu'ils ne comportaient aucune clause de révision des prix, alors même qu'ils impliquent le recours à des matières premières sujettes aux fluctuations des cours mondiaux, contreviennent aux articles R. 2112-13 et R. 2112-14 du code de la commande publique, une telle irrégularité n'est, en tout état de cause, pas de nature à fonder une demande indemnitaire au titre de l'imprévision au sens des dispositions citées au point 2.

6. Il résulte de tout ce qui précède que les conclusions indemnitaires de la société ABS constructions doivent être rejetées.

Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

7. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à la charge de l'État, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, au titre des frais exposés par la société ABS constructions et non compris dans les dépens.

D E C I D E :

Article 1er : La requête de la société ABS constructions est rejetée.

Article 2 : Le présent jugement sera notifié à la société ABS constructions, au ministre des armées et au haut-commissaire de la République en Polynésie française.

Délibéré après l'audience du 19 mars 2024, à laquelle siégeaient :

M. Devillers, président,

M. Graboy-Grobesco, premier conseiller,

M. Boumendjel, premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 16 avril 2024.

Le rapporteur,

M. Boumendjel

Le président,

P. Devillers

La greffière,

D. Germain

La République mande et ordonne au haut-commissaire de la République en Polynésie française en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Pour expédition,

Un greffier,