Tribunal administratif de Rouen, 10 août 2022, n°2203033, n°2203035

Vu la procédure suivante :
Par une requête et un mémoire, enregistrés le 22 juillet 2022 et 2 août 2022, la société Véolia propreté Normandie, représentée par Me Frêche, demande au juge des référés, sur le fondement de l'article L. 551-1 du code de justice administrative :
1°) d'annuler toute décision se rapportant à la passation du lot n° 1 du marché de gestion des déchets ménagers et assimilés sur le périmètre de la communauté de communes Terroir de Caux ;
2°) d'enjoindre à la communauté de communes Terroir de Caux de reprendre l'intégralité de la procédure de passation dans le cas où elle entendrait conclure le marché ;
3°) de mettre à la charge de la communauté de communes Terroir de Caux la somme de 3 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
La société soutient que le principe d'impartialité, appréhendé par l'article L. 2141-10 du code de la commande publique, a été méconnu ; que M. C D, directeur général des services de la communauté de communes, est le père du " référent collectivités " de l'agence locale du groupe Paprec et de sa filiale en région, Ikos Environnement, société attributaire du lot n° 1 ; que le manquement est constitué du seul moment que l'impartialité d'un représentant de l'acheteur a été compromise par l'intérêt particulier que ce représentant a eu à voir la consultation aboutir au bénéfice de tel concurrent plutôt que tel autre ; que dès lors que M. C D, directeur général des services de la collectivité, avait un intérêt personnel à l'issue de la procédure en tant que père d'un salarié du groupe Paprec et que, par ailleurs, M. C D a participé à la procédure et a eu une possibilité de l'influencer, le conflit d'intérêts est caractérisé ; que puisque la collectivité n'a rien fait pour y remédier, les dispositions de l'article L. 2141-10 du code de la commande publique et le principe d'impartialité ont été méconnus, de même que le principe d'égalité de traitement entre les candidats énoncé à l'article L. 3 du même code ; que le manquement l'a lésée et compromet la procédure dans son ensemble.
Par un mémoire, enregistré le 1er août 2022, la communauté de communes Terroir de Caux, représentée par Me G..., conclut au rejet de la requête et à ce que la somme de 3 000 euros soit mise à la charge de la société Véolia propreté Normandie en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
La communauté de communes soutient que le risque de conflit d'intérêts ne constitue pas un motif d'exclusion de plein droit des candidats à une procédure de passation d'un contrat de la commande publique ; qu'un conflit d'intérêts est susceptible de justifier la mise en œuvre des dispositions de l'article L. 2141-10 du code de la commande publique lorsqu'un agent ou un élu de l'acheteur public entretient des liens personnels avec l'un des candidats et que cet agent ou élu était en mesure d'influencer de manière effective la procédure de passation du marché ; qu'en l'espèce, à supposer que le moindre lien entre le fils de M. C D et la société candidate puisse être fait, la société requérante n'explicite pas en quoi l'existence de leur lien familial aurait placé le directeur général des services de la communauté de communes Terroir de Caux en situation d'être personnellement intéressé à la procédure de passation du marché de gestion des ordures ménagères et assimilés ; qu'en outre, M. B D n'occupe plus les fonctions de gestionnaire des appels d'offres des marchés publics de gestion des déchets des filiales du groupe Paprec en région Normandie depuis plusieurs années ; qu'enfin, la seule circonstance que l'adresse mail du directeur général des services soit renseignée comme " contact " de l'établissement au sein du règlement de consultation ne saurait avoir eu pour conséquence de lui permettre d'influencer l'issue de la procédure de passation en litige, dès lors qu'elle était entièrement dématérialisée et que son suivi était essentiellement assuré par un assistant à maîtrise d'ouvrage.
Par un mémoire, enregistré le 2 août 2022, la société Ikos Environnement, représentée par Me B, conclut au rejet de la requête et à ce que la somme de 5 000 euros soit mise à la charge de la société Véolia propreté Normandie en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
La société Ikos environnement soutient que le défaut d'impartialité ne peut être constaté que lorsque deux conditions sont remplies ; que, d'une part, l'agent public doit disposer d'une influence particulière sur l'issue d'une procédure de passation et, d'autre part, il doit avoir un intérêt personnel certain à l'attribution du contrat ; que la seule existence d'un lien familial entre un membre de la collectivité publique et un salarié de l'entreprise attributaire ne suffit pas à caractériser un intérêt personnel ; qu'en l'espèce, Emilien D, salarié du groupe Paprec, n'a pas participé à la procédure d'appel d'offres et son père, C D, ne dispose d'aucun intérêt dans l'attribution du marché ; que Richard Merienne, agent public et non élu, n'est, au demeurant, pas décisionnaire.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :

  • le code de la commande publique ;
  • le code de justice administrative.
    Le président du tribunal a désigné Mme Macaud, vice-présidente, en application de l'article L. 551-1 du code de justice administrative.
    Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
    Au cours de l'audience publique tenue en présence de Mme Girard, greffière d'audience, le 3 août 2022 à 9 heures, Mme A a lu son rapport et entendu les observations de :
  • Me C, représentant la société Ipodec Normandie, qui conclut aux mêmes fins par le même moyen, en insistant sur le fait que M. B D était impliqué dans l'exécution du marché en cours, qu'il est basé en Normandie, que la communauté de communes devait prendre les mesures nécessaires pour écarter le directeur général des services, son père, de la procédure ; que la seule présence de ce dernier à la commission d'appel d'offres a pu avoir un impact et influencer l'issue de la procédure ; que le fait que les élus n'aient pas connaissance du lien existant entre le directeur général des services et la société attributaire est sans incidence ; que le manquement étant objectif, il appartenait au directeur général des services de les informer de l'existence de ce lien ;
  • Me C, représentant la communauté de communes Terroir de Caux, qui conclut aux mêmes fins pour les mêmes motifs, en insistant sur le fait que M. B D est un salarié parmi d'autres de la société attributaire et que l'acheteur public ignorait que le fils du directeur général des services était salarié de la société attributaire ;
    La communauté de communes produit, pour démontrer que M. C D n'a pas participé aux débats de la commission d'appel d'offres, des attestations, qui ont été communiquées aux autres parties, et précise que l'invitation du directeur général des services à la commission d'appel d'offres est une pratique habituelle sans aucune conséquence ;
  • Me du R, représentant la société Ikos Environnement, qui conclut aux mêmes fins pour les mêmes motifs, en précisant que M. B D n'a aucune compétence commerciale et ne participe pas aux appels d'offres ; qu'il a changé de fonctions à la fin de l'année 2020 et est dans le domaine de l'informatique ; que la société Véolia est son co-traitant sur le marché actuel et dispose donc des mêmes informations qu'elle.
  • M. Bureaux, président de la communauté de communes Terroir de Caux, qui a insisté sur le fait que le directeur général des services n'est aucunement intervenu dans la procédure qui est entièrement dématérialisée et qui a été confiée à un assistant à maîtrise d'ouvrage, que la communauté de communes n'a aucun intérêt à ce que le marché soit attribué à une société dans laquelle travaille le fils du directeur général des services et qu'elle ne peut exclure une société candidate au seul motif qu'un membre de la famille d'un de ses agents est salarié de ladite société ni vérifier, pour chaque procédure de passation, si tel est le cas.
    La clôture de l'instruction a été prononcée à l'issue de l'audience publique.
    Une note en délibéré, produite pour la société Ipodec Normandie, a été enregistrée le 4 août 2022.
    La communauté de communes Terroir de Caux a produit, le 5 août 2022, par l'application Télérecours, les attestations produites à l'audience.

Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article L. 551-1 du code de justice administrative : " Le président du tribunal administratif, ou le magistrat qu'il délègue, peut être saisi en cas de manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles est soumise la passation par les pouvoirs adjudicateurs de contrats administratifs ayant pour objet l'exécution de travaux, la livraison de fournitures ou la prestation de services, avec une contrepartie économique constituée par un prix ou un droit d'exploitation, la délégation d'un service public ou la sélection d'un actionnaire opérateur économique d'une société d'économie mixte à opération unique. / Le juge est saisi avant la conclusion du contrat. ". L'article L. 551-2 du même code dispose : " Le juge peut ordonner à l'auteur du manquement de se conformer à ses obligations et suspendre l'exécution de toute décision qui se rapporte à la passation du contrat, sauf s'il estime, en considération de l'ensemble des intérêts susceptibles d'être lésés et notamment de l'intérêt public, que les conséquences négatives de ces mesures pourraient l'emporter sur leurs avantages. Il peut, en outre, annuler les décisions qui se rapportent à la passation du contrat et supprimer les clauses ou prescriptions destinées à figurer dans le contrat et qui méconnaissent lesdites obligations ".

2. En vertu des dispositions précitées de l'article L. 551-1 du code de justice administrative, les personnes habilitées à agir pour mettre fin aux manquements du pouvoir adjudicateur à ses obligations de publicité et de mise en concurrence sont celles qui sont susceptibles d'être lésées par de tels manquements. Il appartient, dès lors, au juge des référés précontractuels de rechercher si l'opérateur économique qui le saisit se prévaut de manquements qui, eu égard à leur portée et au stade de la procédure auquel ils se rapportent, sont susceptibles de l'avoir lésé ou risquent de le léser, fût-ce de façon indirecte en avantageant un opérateur économique concurrent.

3. La communauté de communes Terroir de Caux a lancé, le 6 avril 2022, un avis d'appel à la concurrence en vue de l'attribution d'un marché public portant sur la gestion des déchets ménagers et assimilés sur son périmètre, marché composé de cinq lots. La société Véolia propreté Normandie, qui s'est portée candidate à l'attribution du lot n° 1 " Collecte des ordures ménagères et assimilées et des déchets recyclables hors verre " a été informée, par un courrier du 13 juillet 2022, du rejet de son offre et de l'attribution du lot à la société Ikos Environnement, filiale du groupe Paprec. La société Véolia propreté Normandie demande l'annulation de toutes les décisions se rapportant à la passation de ce contrat.

Sur les conclusions présentées sur le fondement de l'article L. 551-1 du code de justice administrative :

4. Au nombre des principes généraux du droit qui s'imposent au pouvoir adjudicateur comme à toute autorité administrative figure le principe d'impartialité, qui implique l'absence de situation de conflit d'intérêts au cours de la procédure de sélection du titulaire du contrat. Aux termes de l'article L. 2141-10 du code de la commande publique : " L'acheteur peut exclure de la procédure de passation du marché les personnes qui, par leur candidature, créent une situation de conflit d'intérêts, lorsqu'il ne peut y être remédié par d'autres moyens / Constitue une telle situation toute situation dans laquelle une personne qui participe au déroulement de la procédure de passation du marché ou est susceptible d'en influencer l'issue a, directement ou indirectement, un intérêt financier, économique ou tout autre intérêt personnel qui pourrait compromettre son impartialité ou son indépendance dans le cadre de la procédure de passation du marché ".

5. En l'espèce, il résulte de l'instruction que M. B D, fils du directeur général des services de la communauté de communes Terroir de Caux, a terminé, en 2014, ses études d'ingénieur en réalisant son dernier stage au sein de la société Ikos Environnement, qui l'a recruté en 2015, puis est devenu, en 2018, salarié du groupe Paprec après l'acquisition par celui-ci de la société Ikos Environnement. Il résulte en outre de l'instruction, en particulier des échanges de courriels entre M. B D et des agents de la communauté de communes Terroir de Caux, notamment du courriel du 14 octobre 2020, que M. B D a été, au moins jusqu'à cette dernière date, " référent collectivités " de " Ikos Environnement - Paprec Group ", chargé notamment des relations avec les collectivités clientes et de la gestion des appels d'offres pour les marchés publics de gestion des déchets, et qu'il exerce, depuis la fin de l'année 2020, de nouvelles missions portant sur le déploiement d'outils numériques, M. B D étant " référent numérique " en matière de digitalisation des procédures de collecte des déchets, en particulier dans la région Normandie. Il résulte également des échanges de courriels d'octobre 2020 et décembre 2021 que M. B D intervenait, pour le compte de la société Ikos Environnement et du groupe Paprec, dans l'exécution du marché en cours de gestion des déchets dont la société Ikos Environnement est co-titulaire avec la société Véolia, M. B D ayant, notamment, demandé à la société Véolia, dans son courriel du 7 décembre 2021, une licence sur " le contrat Terroir de Caux " pour le suivi de localisation des camions de collecte de la société Ikos Environnement. Si la société Ikos Environnement fait valoir que M. B D n'est plus le " référent collectivités " et ne s'est pas personnellement investi dans l'élaboration des candidatures de l'entreprise Ikos Environnement pour l'appel d'offres lancé par la communauté de communes Terroir de Caux pour le renouvellement du marché, il résulte de l'ensemble des éléments précités que M. B D, ingénieur du bureau d'études du groupe Paprec dont le poste consiste notamment à assister les équipes opérationnelles du groupe Paprec et ses filiales pour la réponse aux appels d'offres en Normandie, est particulièrement impliqué dans le suivi de l'exécution des marchés de gestion et de collecte des déchets, ainsi que le démontrent d'ailleurs les extraits de réponses à des appels d'offres de mars et août 2021 produits par la société Ikos environnement.

6. Il est en outre constant que M. B D est le fils de M. C D, directeur général des services de la communauté de communes Terroir de Caux. Compte tenu de la nature même de ses fonctions qui l'amènent à diriger l'ensemble des services de la communauté de communes, en particulier celui en charge des déchets, M. C D, qui était d'ailleurs désigné comme personne " contact " dans le règlement de la consultation du marché en cause, a été, eu égard à ses responsabilités et au poste qu'il occupe, en mesure de participer à la procédure et d'en influencer l'issue et ce, alors même que la procédure était dématérialisée et que la communauté de communes s'est attachée les services d'un assistant à maîtrise d'ouvrage pour la mise en place et la passation du marché. Le contrat liant l'assistant à maîtrise d'ouvrage à la communauté de communes prévoit d'ailleurs, en son point 3.2.4.2, que l'analyse des offres et leur dépouillement seront réalisés " avec l'aide des services " de l'établissement public et que " le rapport de dépouillement sera présenté aux services pour validation puis devant la CAO qui aura à choisir son futur prestataire ". Il résulte également de l'instruction, en particulier du procès-verbal de la séance de la commission d'appel d'offres du 28 juin 2022, qui approuve le choix de la société Ikos Environnement, que M. C D a assisté à cette séance, de même que la responsable du service des déchets.

7. Si la communauté de communes fait valoir que M. C D n'a exercé aucune influence dans la procédure et n'est pas intervenu lors de la séance de la commission d'appel et que le choix des attributaires appartient aux élus, il résulte de l'ensemble des éléments précités que, compte tenu des hautes responsabilités de M. C D au sein de la communauté de communes, de l'influence qu'il est susceptible d'exercer et du lien le reliant au groupe Paprec qui emploie son fils qui intervenait dans l'exécution du marché en cours et dont les fonctions, au sein du groupe Paprec, ne sont pas étrangères à l'objet du marché en cause, il existe un doute légitime sur l'existence d'un conflit d'intérêts et, par voie de conséquence, sur l'impartialité de la procédure suivie par la communauté de communes Terroir de Caux. Si la circonstance que le fils du directeur général des services de la communauté de communes est salarié d'une société candidate au marché ne fait pas obstacle, par elle-même, à ce que le marché soit attribué à cette société, il appartient, en revanche, au pouvoir adjudicateur de mettre en œuvre, une fois connue la candidature de ladite société, toute mesure permettant de garantir l'impartialité de la procédure, par exemple en écartant le directeur général des services de l'ensemble de la procédure. En l'espèce, il est constant qu'aucune mesure particulière n'a été prise. Dans ces conditions, la communauté de communes Terroir de Caux doit être regardée comme ayant méconnu ses obligations de transparence et de mise en concurrence.

8. Il résulte de tout ce qui précède qu'il y a lieu d'annuler, dans son ensemble, la procédure de passation pour l'attribution du lot n° 1 du marché public de gestion des déchets ménagers et assimilés sur son territoire.

Sur les frais de l'instance :

9. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de la communauté de communes Terroir de Caux une somme de 1 000 euros au titre des frais exposés par la société Véolia propreté Normandie pour la présente instance. En revanche, les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de la société Véolia propreté Normandie une somme au titre des frais exposés par la communauté de communes Terroir de Caux et la société Ikos Environnement.

O R D O N N E :

Article 1er : La procédure de passation engagée par la communauté de communes Terroir de Caux pour l'attribution du lot n° 1 du marché public de gestion des déchets ménagers et assimilés sur son territoire est annulée.
Article 2 : La communauté de communes Terroir de Caux versera à la société Véolia propreté Normandie une somme de 1 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Les conclusions de la communauté de communes Terroir de Caux et de la société Ikos Environnement présentées sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 4 : La présente ordonnance sera notifiée à la société Véolia propreté Normandie, à la communauté de communes Terroir de Caux et à la société Ikos Environnement.
Fait à Rouen, le 10 août 2022.
La juge des référés
A. A
La République mande et ordonne au préfet de la Seine-Maritime en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

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