TA Dijon, 07/12/2022, n°2202129

Vu la procédure suivante :

Par un jugement du 12 mai 2022, le tribunal administratif de Dijon a transmis au Conseil d'Etat, en application de l'article R. 351-2 du code de justice administrative, la requête présentée par M. E C B sous le no 2100720.

Par une décision n° 464011 du 2 août 2022, le président de la 7ème chambre de la section du contentieux du Conseil d'Etat a attribué le jugement de cette requête au tribunal administratif de Dijon, qui l'a enregistrée le 8 août 2022, sous le n° 2202129.

Par la requête visée ci-dessus et un mémoire enregistrés les 15 mars 2021 et 24 mars 2022, M. C B, représenté par l'AARPI Themis, demande au Tribunal :

1°) la décision implicite de rejet résultant du silence gardé par le directeur du centre de détention de Joux-la-Ville sur sa demande du 29 décembre 2020 tendant à la modification des tarifs du catalogue de cantine de l'établissement en tant qu'il méconnait les tarifs fixés au niveau national par le ministre de la justice ;

2°) d'enjoindre au directeur du centre de détention de Joux-la-Ville, dans un délai de quinze jours à compter de la notification du présent jugement et sous astreinte de 100 euros par jour de retard, de procéder à la modification des tarifs du catalogue de cantine de l'établissement conformément aux tarifs fixés au niveau national par le ministre de la justice ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat le versement à son conseil de la somme de 1 500 euros en application des dispositions combinées de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique.

M. C B soutient que :

- la décision attaquée méconnaît les prix de cantine fixés pour 286 produits par l'accord- cadre national mis en place au sein des établissements en gestion publique dès lors que les tarifs pratiqués au centre détention de Joux-la-Ville, en gestion déléguée, sont supérieurs ;

- la décision attaquée méconnait, d'une part, les stipulations de l'article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ainsi que celles de l'article 1er de son protocole additionnel et, d'autre part, le principe général d'égalité des usagers devant le service public ;

- le ministre, qui ne peut se prévaloir d'aucun intérêt public lié à la nécessité de poursuivre les contrats " de délégation de service public " dès lors que ces contrats pourraient être résiliés à tout moment pour motif d'intérêt général, ne démontre pas l'absence de disparités tarifaires entre établissements pénitentiaires.

Par décision du 26 avril 2021, M. C B a été admis au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale.

Par un mémoire en défense, enregistré le 8 avril 2022, le garde des sceaux, ministre de la justice conclut au rejet de la requête.

Le ministre soutient :

- à titre principal, que la requête est irrecevable dès lors que, d'une part, la décision attaquée ne fait pas grief et, d'autre part, il appartenait au requérant de saisir le juge du contrat ;

- à titre subsidiaire, que la tarification des cantines au sein de l'établissement étant encadrée par des stipulations contractuelles issues d'un marché public, le directeur d'établissement ne peut pas procéder de manière unilatérale à la modification des tarifs du catalogue de cantines ;

- et que les moyens invoqués par M. C B ne sont pas fondés.

Par une ordonnance du 9 août 2022 la clôture de l'instruction a été fixée au 15 septembre 2022.

Par courrier du 31 octobre 2022, les parties ont été invitées à indiquer au tribunal quelles seraient les conséquences d'une annulation rétroactive de la décision attaquée.

Par un mémoire, enregistré le 8 novembre 2022, le garde des sceaux, ministre de la justice expose qu'une annulation rétroactive emporterait des conséquences excessives.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et le premier protocole additionnel à cette convention ;

- le code pénitentiaire ;

- le code de procédure pénale ;

- la loi n° 87-432 du 22 juin 1987 relative au service public pénitentiaire ;

- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique ;

- la décision n° 463996 du Conseil d'Etat du 27 juillet 2022 ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme A,

- les conclusions de M. D,

- et les observations de Me Hebmann, représentant M. C B.

Le 25 novembre 2022, le garde des sceaux, ministre de la justice a produit une note en délibéré.

Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article 25 du " règlement intérieur type des établissements pénitentiaires " annexé à l'article R. 57-6-18 du code de procédure pénale alors en vigueur, dont les dispositions sont désormais reprises à l'article R. 332-33 du code pénitentiaire : " Les personnes détenues ont la possibilité d'acquérir par l'intermédiaire de la cantine divers objets, denrées ou prestations de service en supplément de ceux qui leur sont fournis gratuitement. Cette faculté s'exerce sous le contrôle du chef d'établissement. () / Les prix pratiqués à la cantine sont portés à la connaissance des personnes détenues () ". Aux termes de l'article D. 344 du code de procédure pénale, repris à l'article D. 332-34 du code pénitentiaire : " Ces prix sont fixés périodiquement par le chef d'établissement. / Sauf en ce qui concerne le tabac, ils doivent tenir compte des frais exposés par l'administration pour la manutention et la préparation () ".

2. L'article 2 de la loi n° 87-432 du 22 juin 1987, alors en vigueur, et dont les dispositions ont été reprises à l'article L. 111-3 du code pénitentiaire, prévoit que : " Dans les établissements pénitentiaires, les fonctions autres que celles de direction, de greffe et de surveillance peuvent être confiées à des personnes de droit public ou de droit privé habilitées ".

3. Le 5 octobre 2015, le ministre de la justice a décidé de confier à un prestataire privé l'exécution du lot A3 du marché public national multiservice MGD-2015A, prorogé par avenant du 24 décembre 2021, en vue d'assurer le fonctionnement courant de sept établissements pénitentiaires en gestion déléguée, parmi lesquels figure le centre de détention de Joux-la-Ville. Ce marché public comprend notamment les services à la personne (SAP) et en particulier le service de cantine (SAP-4). L'article 16.1.5.1 du CCTP du marché MGD-2015A, relatif aux modalités de fixation des prix du catalogue de cantine, stipule que : " () Au moment de la validation du catalogue cantine ordinaire, chaque produit ou service devra figurer de manière identique (même code-barres EAN ou même marque, même gamme et même conditionnement) dans au moins l'un des deux Hypermarchés (établissement de vente au détail qui réalise plus du tiers de ses ventes en alimentation et dont la surface de vente est supérieure ou égale à 2500 m²) de référence. Les deux Hypermarchés de référence déterminés librement par le Titulaire devront être situés dans le département du siège de la Direction Interrégionale des Services Pénitentiaires (DISP) dont dépend l'établissement et seront soumis à visa préalable de l'Etat. Ce catalogue interrégional sera validé au niveau de la DISP. En tout état de cause, le prix de vente TTC proposé par le Titulaire ne devra pas être supérieur au prix TTC le plus bas constaté parmi ces deux Hypermarchés pour le produit ou service en question () ". L'article 16.1.3 du même CCTP, relatif au contenu des catalogues, stipule que : " () Pour toute modification du catalogue relative au prix ou à la liste des produits (ajouts ou suppressions) le Titulaire soumet la modification à l'Etat. Cette modification doit être communiquée à l'Etat un mois avant chaque changement, et est intégrée après accord du Chef d'établissement () ".

4. Le 29 décembre 2020, M. C B, détenu au centre de détention de Joux-la-Ville, a saisi le directeur de ce centre d'une demande tendant à la modification des prix du catalogue de cantine de l'établissement en tant que ces prix sont supérieurs à ceux fixés pour 286 produits par un accord cadre national d'approvisionnement des établissements en gestion directe par l'administration pénitentiaire. M. C B demande l'annulation de la décision implicite de rejet née du silence gardé sur cette demande.

Sur le cadre du litige :

5. Par une décision n° 464011 du 2 août 2022, le président de la 7ème chambre de la section du contentieux du Conseil d'Etat, se référant à la décision n° 463996 du 27 juillet 2022, a attribué au tribunal administratif de Dijon le jugement de la requête de M. C B au motif que la fixation des prix des produits proposés par la cantine d'un établissement pénitentiaire relevait de la seule compétence du chef de cet établissement et que, par conséquent, la demande d'annulation du refus de modifier le tarif de la cantine du centre pénitentiaire de Joux-la-Ville ne pouvait pas être regardée comme dirigée contre un acte règlementaire du ministre au sens du 2° de l'article R. 311-1 du code de justice administrative.

6. Il résulte de la décision mentionnée au point 5 que le chef d'un établissement pénitentiaire a ainsi nécessairement la compétence non seulement pour fixer et modifier, le cas échéant, le prix des produits proposés dans le catalogue de cantine lorsque la gestion du service public des cantines est assurée en régie directe mais aussi lorsque, quelles qu'en soient les clauses, la gestion de ce service a été déléguée à un prestataire privé par un marché national.

Sur les fins de non-recevoir opposées en défense :

7. D'une part, compte tenu de ce qui vient être dit aux points 4 à 6, le requérant ne peut être regardé comme ayant demandé l'annulation d'un acte détachable au contrat analysé au point 3 ni d'ailleurs comme contestant la validité de ce contrat, mais comme demandant au tribunal d'annuler, pour excès de pouvoir, la décision du chef d'établissement de Joux-la-Ville de refuser la modification des prix du catalogue de cantine.

8. D'autre part, une telle décision, prise sur le fondement de l'article D. 344 du code de procédure pénale, présente le caractère d'un acte réglementaire dont les usagers du service peuvent demander au juge de l'excès de pouvoir l'annulation.

9. Il résulte de ce qui précède que les fins de non-recevoir opposées par le garde des sceaux, ministre de la justice tirées, de " l'exception de recours parallèle " et de ce que la décision attaquée ne fait pas grief, doivent par suite être écartées.

Sur les conclusions à fin d'annulation :

En ce qui concerne la légalité de la décision :

10. Le requérant soutient que la décision refusant de modifier les prix des produits proposés dans le catalogue de cantine du centre de détention de Joux-la-Ville méconnaît le principe d'égalité des usagers devant le service public dès lors qu'elle a pour effet de maintenir dans cet établissement des prix supérieurs à ceux proposés dans les établissements en gestion directe pour les 286 produits concernés.

11. La fixation de tarifs différents applicables, pour un même service rendu, à diverses catégories d'usagers d'un service public implique, à moins qu'elle ne soit la conséquence nécessaire d'une loi, soit qu'il existe entre les usagers des différences de situation appréciables, soit qu'une nécessité d'intérêt général en rapport avec les conditions d'exploitation du service commande cette mesure.

12. En premier lieu, dans les services de cantine des établissements en gestion directe, un accord-cadre national d'approvisionnement a permis d'harmoniser les tarifs des 286 produits les plus consommés en détention que l'Etat a ainsi entendu préserver des fluctuations du marché économique tandis que, dans le centre de détention de Joux-la-Ville, qui fait l'objet d'une gestion déléguée, ces tarifs harmonisés ne sont pas applicables. Or il ressort des pièces du dossier, et en particulier de l'analyse comparée des tarifs fixés par l'accord-cadre national et par le catalogue de cantine du centre de détention de Joux-la-Ville produits à l'instance, que même en se limitant à la liste de produits invoqués par le requérant, l'ensemble de ces produits, ramenés à des quantités égales et comparés sur des marques équivalentes voire identiques, est environ 68% plus cher que ceux proposés dans les établissements en gestion publique. Le garde des sceaux, ministre de la justice, qui se borne à invoquer quelques prix inférieurs dans le catalogue du centre de détention de Joux-la-Ville par rapport à ceux fixés dans les établissements en gestion publique, ne démontre pas que la surfacturation ainsi constatée ne se retrouverait pas pour la grande majorité des 286 produits pour lesquels il avait harmonisé les prix entre ces établissements. En outre, si ainsi que le fait valoir le ministre, s'agissant des 286 produits en cause, le catalogue de Joux-la-Ville propose un nombre significatif de produits de marque, il ne comporte pas systématiquement des produits de même nature à prix moindre, éventuellement dans la gamme " premier prix ", de sorte qu'il impose des produits plus onéreux du seul fait du mode de gestion choisi pour cet établissement et non à raison d'une situation objectivement différente des détenus.

13. En deuxième lieu, le ministre fait valoir que les prix pratiqués dans les établissements en gestion déléguée comprennent les coûts de commande, de livraison et de distribution des produits par le prestataire. Il n'a cependant, et alors que le choix de gestion n'est, par lui-même, pas opposable aux détenus, produit aucun élément de nature à démontrer que le service de cantine rendu par un prestataire privé serait substantiellement différent de celui rendu aux détenus incarcérés dans des établissements à gestion directe et qu'il justifierait une telle différence de traitement entre des personnes détenues placées dans une situation identique.

14. En troisième lieu, si le garde des sceaux se prévaut d'une harmonisation régionale au moyen du mécanisme de détermination des tarifs prévu par le marché national par référence aux prix pratiqués dans deux hypermarchés implantés dans le ressort de la direction interrégionale des services pénitentiaires et, d'ailleurs, choisis librement par le gestionnaire privé, ce dispositif ne permet pas pour autant de proposer des prix qui ne seraient pas supérieurs à ceux fixés pour les 286 produits en cause dans les établissements en gestion directe, alors que les détenus ne choisissent pas leur lieu d'incarcération.

15. En dernier lieu, le ministre, en faisant valoir que " le directeur d'établissement ne peut pas procéder de manière unilatérale à la modification des tarifs du catalogue des cantines " dès lors qu'il doit appliquer les stipulations du marché qui ont été citées au point 3, doit être regardé comme invoquant la situation de compétence liée dans laquelle se trouverait le chef d'établissement. Toutefois, ce moyen de défense doit être, en tout état de cause, écarté compte tenu de ce qui a été dit aux points 5 et 6.

16. Ainsi alors que la différence de traitement entre les personnes détenues en établissements en gestion directe et celles détenues en établissements en gestion déléguée, tels que le centre de détention de Joux-la-Ville, n'est pas la conséquence nécessaire d'une loi, il résulte de l'ensemble de ce qui a été dit aux points 11 à 15, qu'il n'existe pas entre ces usagers des différences de situation appréciables, pas plus qu'une nécessité d'intérêt général en rapport avec les conditions d'exploitation du service qui commanderait une telle différence de traitement.

17. Dès lors, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens de la requête, M. C B est fondé à soutenir que la décision attaquée méconnaît le principe d'égalité des usagers devant le service public et doit, pour ce motif, être annulée en tant qu'elle maintient des tarifs supérieurs à ceux des 286 produits dont les prix ont été harmonisés dans les établissements en gestion directe.

En ce qui concerne le report dans le temps des effets de l'annulation :

18. Le garde des sceaux, ministre de la justice fait valoir qu'une annulation rétroactive conduirait, dans les établissements en gestion déléguée, au remboursement des trop-perçus et au recouvrement des avantages indus, que la modification tarifaire induira un préjudice financier pour les gestionnaires privés dont l'étendue n'est pas déterminable, que les gestionnaires délégués pourraient bénéficier d'une rémunération indue et que le service de cantine des établissements pénitentiaires, jusqu'alors exploités en gestion déléguée, passerait en gestion publique nécessitant le délai d'une possible mise en concurrence.

19. Toutefois, il ne résulte pas des éléments invoqués ci-dessus que l'annulation rétroactive de la seule décision en litige serait de nature à emporter des conséquences manifestement excessives au regard de l'intérêt qui s'attache à la continuité du service, à la sauvegarde des finances publiques et à la stabilité des relations contractuelles.

Sur les conclusions à fin d'injonction :

20. Eu égard au motif d'annulation retenu ci-dessus, il y a lieu d'enjoindre au directeur du centre de détention de Joux-la-Ville de modifier le catalogue de cantine de l'établissement en tant qu'il propose des prix supérieurs à ceux des 286 produits dont les prix ont été harmonisés dans les établissements en gestion directe, dans un délai de trois mois à compter de la notification du présent jugement. Il n'y a pas lieu, en revanche, d'assortir cette injonction d'une astreinte.

Sur les frais liés au litige :

21. M. C B a obtenu le bénéfice de l'aide juridictionnelle totale. Par suite, son avocat peut se prévaloir des dispositions des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991. Dans les circonstances de l'espèce, il n'y a toutefois pas lieu de mettre à la charge de l'Etat le versement d'une somme au titre de ces dispositions.

D E C I D E :

Article 1er : La décision implicite, par laquelle le directeur du centre de détention de Joux-la-Ville a refusé de procéder à la modification du catalogue de cantine de l'établissement, est annulée en tant qu'elle maintient des tarifs supérieurs à ceux des 286 produits dont le prix a été harmonisé au sein des établissements en gestion directe.

Article 2 : Il est enjoint au directeur du centre de détention de Joux-la-Ville de modifier le catalogue de cantine de l'établissement, en tant qu'il propose des prix supérieurs à ceux des 286 produits dont les prix ont été harmonisés dans les établissements en gestion directe, dans un délai de trois mois à compter de la notification du présent jugement.

Article 3 : Le surplus des conclusions présentées par les parties est rejeté.

Article 4 : Le présent jugement sera notifié à M. E C B, au garde des sceaux, ministre de la justice et à l'AARPI Themis.

Délibéré après l'audience du 17 novembre 2022 à laquelle siégeaient :

- M. Boissy, président,

- M. Blacher, premier conseiller,

- Mme Hunault, conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 7 décembre 2022.

La rapporteure,

K. ALe président,

L. Boissy

La greffière,

E. Herique

La République mande et ordonne au garde des sceaux, ministre de la justice, en ce qui le concerne, ou à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Pour expédition,

Le greffier

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