CAA de Bordeaux, 11 janvier 2024, n° 23BX02469
Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
La société à responsabilité limitée (SARL) Victoria - Faure Evènement a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Pau, sur le fondement des dispositions de l'article R. 541-1 du code de justice administrative, de condamner la commune d'Anglet à lui verser une provision d'un montant de 30 000 euros au titre d'une facture impayée n° 1469 émise en exécution du contrat de cession des droits d'exploitation de l'évènement " Les sables Moovants " conclu le 9 février 2022.
Par une ordonnance n° 2300323 du 8 septembre 2023, le juge des référés du tribunal administratif de Pau a rejeté sa demande.
Procédure devant la cour :
Par une requête enregistrée le 22 septembre 2023, la société Victoria - Faure-Evènement, représentée par Me Taboui, demande à la cour :
1°) d'annuler ou à tout le moins de réformer cette ordonnance du 22 septembre 2023 ;
2°) de condamner la commune d'Anglet à lui verser une indemnité provisionnelle d'un montant de 30 000 euros, assortie des intérêts légaux à compter de sa réclamation du 21 décembre 2022, avec capitalisation ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- seul le caractère illicite du contenu du contrat ou un vice d'une particulière gravité permettent et imposent au juge d'écarter l'application d'un contrat dans un litige relatif à son application ; or le juge des référés du tribunal administratif n'a pas vérifié si les illégalités invoquées par la commune pouvaient caractériser le caractère illicite du contrat ou un voce d'une particulière gravité :
- si la société s'est présentée comme producteur, le code de la propriété intellectuelle n'est pas applicable à la production d'un spectacle vivant, dont le contrat relève de la liberté des parties ; la qualité de producteur figurant dans le contrat est une qualification générique non assortie d'obligations juridiques, et la société s'est clairement et seulement engagée à donner une représentation du spectacle ; elle ne s'est jamais prévalue d'une quelconque détention de droits d'exclusivité permanents sur les concerts du groupe Ofenbach ; en revanche elle détenait bien un droit exclusif de représentation du spectacle du 2 septembre 2022 sur la commune d'Anglet puisqu'il lui avait été cédé par la société Allo Floride Productions en vertu d'un contrat du 7 février 2022 ; sa présentation comme " producteur " ne relève donc aucunement d'une fraude rendant illicite le contrat conclu ;
- le marché pouvait être passé de gré à gré sans mise en concurrence en application de l'article R. 2122-3 du code de la commande publique ;
- en tout état de cause la négociation d'un marché de gré à gré sur le fondement de l'article R. 2122-3 ne constitue pas pour la jurisprudence un vice d'une particulière gravité ;
- ainsi l'application du contrat pour fonder le principe des obligations entre les parties n'est pas sérieusement contestable ; en vertu de ce contrat, la commune est redevable de la somme demandée.
Par un mémoire enregistré le 29 novembre 2023, la commune d'Anglet, représentée par son maire en exercice et ayant pour avocat Mes Gauci et Senadsch, conclut au rejet de la requête ou, subsidiairement, de la demande de première instance, et à ce que soit mise à la charge de la société Victoria - Faure Evènement une somme de 3 500 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- le juge des référés a justement considéré que le vice de consentement entachant le contrat constituait un vice d'une particulière gravité permettant d'en écarter l'application ;
- la société Victoria admet qu'elle n'était qu'un simple diffuseur et non le producteur du spectacle ; la pratique juridique constante désigne comme producteur d'un spectacle celui qui en a acquis les droits patrimoniaux auprès de l'auteur ; dans la mesure où tout diffuseur dispose de la possibilité d'obtenir de l'auteur le droit de représentation du spectacle, la commune ne pouvait conclure un contrat de gré à gré avec un diffuseur ne détenant pas un droit de propriété exclusif ; la dénomination erronée en tant que producteur a donc induit le maire d'Anglet en erreur et l'a conduit à attribuer le marché sans publicité ni mise en concurrence préalable ; le contrat ne stipulait d'ailleurs aucune obligation concernant l'organisation du spectacle proprement dite, cette charge étant laissée à la commune ;
- l'acquisition du droit exclusif doit conduire à ce que titulaire soit la seule personne susceptible de réaliser le marché considéré ; elle doit précéder largement la signature du marché et ne pas résulter d'une simple tentative d'esquiver la publicité et la mise en concurrence ; le contrat conclu en l'espèce entre la société Victoria et la société Wake Up Prod ne répond pas à ces critères ;
- le spectacle considéré ne remplissait pas les conditions d'une prestation unique relevant de l'exception prévue à l'article R. 2122-3 du code de la commande publique puisqu'il a été donné environ 140 fois ;
- le vice de consentement résultant d'une présentation frauduleuse de la nature des droits de propriété intellectuelle détenus sur le spectacle caractérise un vice de consentement constitutif d'un vice d'une gravité suffisante pour permettre la résiliation du contrat, et la méconnaissance des règles de passation qui en découle, à savoir l'attribution du marché dans publicité ni mise en concurrence, caractérise également un vice d'une gravité suffisante ;
- à titre subsidiaire, la requête de première instance doit être regardée comme irrecevable car en application de la jurisprudence " Commune de Béziers " le titulaire d'un marché ayant fait l'objet d'une décision de résiliation dispose de la possibilité d'exercer un recours de pleine juridiction contre cette décision ; l'exercice d'un recours préalable n'a pas pour effet d'interrompre le délai de recours contentieux contre ce type de décision ; dans l'hypothèse où le titulaire du marché formule une demande indemnitaire la jurisprudence considère que les dispositions de l'article R. 421-1 du code de justice administrative s'appliquent ; or en l'espèce la société requérante avait formulé une demande indemnitaire dès le 12 juillet 2022 et une décision explicite de refus lui a été opposée le 22 août 2022 ; la décision de rejet du 9 février 2023 était donc purement confirmative et la requête formée le 8 février 2023 devant le tribunal était tardive.
Le président de la cour a désigné M. B A comme juge des référés en application des dispositions du livre V du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code de la commande publique ;
- le code des relations entre le public et l'administration ;
- le code de justice administrative.
Considérant ce qui suit :
1. La société à responsabilité limitée Victoria - Faure Evènement relève appel de l'ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Pau du 8 septembre 2023 ayant rejeté sa demande, formée sur le fondement des dispositions de l'article R. 541-1 du code de justice administrative, de condamnation de la commune d'Anglet à lui verser une provision d'un montant de 30 000 euros au titre de l'exécution partielle d'un contrat de prestations de services conclu le 9 février 2022.
Sur la recevabilité de la demande de première instance :
2. Aux termes de l'article R. 421-1 du code de justice administrative : " La juridiction ne peut être saisie que par voie de recours formé contre une décision, et ce, dans les deux mois à partir de la notification ou de la publication de la décision attaquée. / Lorsque la requête tend au paiement d'une somme d'argent, elle n'est recevable qu'après l'intervention de la décision prise par l'administration sur une demande préalablement formée devant elle. / Le délai prévu au premier alinéa n'est pas applicable à la contestation des mesures prises pour l'exécution d'un contrat ". Aux termes de l'article R. 421-5 du même code': " Les délais de recours contre une décision administrative ne sont opposables qu'à la condition d'avoir été mentionnés, ainsi que les voies de recours, dans la notification de la décision ". Par ailleurs, selon l'article L. 112-3 du code des relations entre le public et l'administration : " Toute demande adressée à l'administration fait l'objet d'un accusé de réception. / () ", et selon l'article L. 112-6 de ce code : " Les délais de recours ne sont pas opposables à l'auteur d'une demande lorsque l'accusé de réception ne lui a pas été transmis ou ne comporte pas les indications exigées par la réglementation. / () ".
3. D'une part, si le recours de plein contentieux contestant la validité de la résiliation d'un contrat et tendant à la reprise des relations contractuelles doit être formé dans un délai de deux mois à compter de la date à laquelle il a été informé de la mesure de résiliation, la présentation de conclusions indemnitaires par le titulaire du contrat résilié n'est pas soumise à ce délai de deux mois, applicable aux seules conclusions tendant à la reprise des relations contractuelles.
4. D'autre part, il résulte de l'instruction que le maire de la commune d'Anglet a notifié le 19 juillet 2022 à la société Victoria - Faure Evènement la résiliation unilatérale du " contrat de cession de l'évènement les Sables Moovants ". Cette société a adressé en conséquence à la commune une demande d'indemnisation en date du 21 décembre 2022, reçue le lendemain. Cette première demande postérieure à la résiliation du contrat ne saurait être regardée comme une simple réitération de la mise en demeure de régler la facture du 9 février 2022 adressée par le titulaire du marché à la commune le 9 juin 2022, qui n'a reçu aucune réponse et dont il n'a d'ailleurs pas été accusé réception. A supposer que la seconde mise en demeure adressée le 12 juillet 2022 à la commune, que celle-ci a explicitement rejetée par un courrier du 22 août 2022, puisse être regardée comme ayant partiellement le même objet que la demande indemnitaire du 21 décembre 2022, il est constant que ce courrier de rejet ne comportait en tout état de cause aucune mention des voies et délais de recours, ainsi que l'a relevé le premier juge. Par ailleurs, le courrier du maire d'Anglet du 19 juillet 2022 portant résiliation unilatérale du contrat ne peut être considéré comme valant décision de rejet des mises en demeure de payer antérieures, la mention des voies et délais de recours n'évoquant d'ailleurs que la mesure de résiliation et aucun justificatif de la date de notification de ce courrier n'étant au demeurant produit. Dans ces conditions, la demande de première instance introduite le 8 février 2023, formée contre la décision de rejet de la demande indemnitaire du 21 décembre 2022, n'était pas tardive, contrairement à ce que soutient la commune d'Anglet.
Sur les conclusions à fin de provision :
5. Aux termes de l'article R. 541-1 du code de justice administrative : " Le juge des référés peut, même en l'absence d'une demande au fond, accorder une provision au créancier qui l'a saisi lorsque l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable. Il peut, même d'office, subordonner le versement de la provision à la constitution d'une garantie. "
6. Il résulte de ces dispositions qu'il appartient au juge des référés, dans le cadre de cette procédure qu'elles instituent, de rechercher si, en l'état du dossier qui lui est soumis, l'obligation du débiteur éventuel de la provision est ou n'est pas sérieusement contestable sans avoir à trancher ni de questions de droit se rapportant au bien-fondé de cette obligation ni de questions de fait soulevant des difficultés sérieuses et qui ne pourraient être tranchées que par le juge du fond éventuellement saisi.
7. Le juge du contrat, saisi par une partie d'un litige relatif à une mesure d'exécution d'un contrat, peut seulement, en principe, rechercher si cette mesure est intervenue dans des conditions de nature à ouvrir droit à indemnité. Toutefois, une partie à un contrat administratif peut, eu égard à la portée d'une telle mesure d'exécution, former devant le juge du contrat un recours de plein contentieux contestant la validité de la résiliation de ce contrat et tendant à la reprise des relations contractuelles, dans un délai de deux mois à compter de la date à laquelle elle a été informée de la mesure de résiliation. En l'absence de conclusions tendant à la reprise des relations contractuelles, il appartient au juge de rechercher si la résiliation est intervenue dans des conditions de nature à ouvrir droit à indemnité.
8. Il résulte de l'instruction que la commune d'Anglet a conclu le 9 février 2022 avec la société Victoria - Faure Evènement un contrat de cession de droits d'exploitation pour un concert du groupe Ofenbach programmé le 2 septembre 2022 sur la plage des Sables d'Or dans le cadre du festival " Les Sables Moovants ", pour un montant de 60 000 euros toutes taxes comprises (TTC). En application des articles 4 et 5 du contrat, la société Victoria - Faure Evènement a émis le même jour une facture d'acompte d'un montant de 30 000 euros TTC, le solde devant être réglé au plus tard le 12 août 2022. La commune d'Anglet n'a jamais réglé cet acompte et, par un courrier de son maire en date du 19 juillet 2022, a fait savoir à la société qu'elle entendait résilier unilatéralement le contrat du 9 février 2022 aux frais et torts de la société Victoria - Faure Evènements.
9. La commune d'Anglet, qui se prévaut d'une illicéité du contrat faisant obstacle à sa mise en œuvre, fait valoir qu'alors que la société Victoria - Faure Evènement s'était présentée comme le producteur exclusif du groupe Ofenbach, elle a appris ultérieurement qu'il n'en était rien et qu'elle n'était qu'un simple diffuseur, ce qui ne permettait pas la signature d'un marché de gré à gré en application de l'article R. 2122-3 du code de la commande publique. Selon la commune, cette usurpation de qualité caractérise un vice du consentement.
10. Aux termes de l'article R. 2122-3 du code de la commande publique : " L'acheteur peut passer un marché sans publicité ni mise en concurrence préalables lorsque les travaux, fournitures ou services ne peuvent être fournis que par un opérateur économique déterminé, pour l'une des raisons suivantes : 1° Le marché a pour objet la création ou l'acquisition d'une œuvre d'art ou d'une performance artistique unique () 3° L'existence de droits d'exclusivité, notamment de droits de propriété intellectuelle. Le recours à un opérateur déterminé dans les cas mentionnés aux 2° et 3° n'est justifié que lorsqu'il n'existe aucune solution de remplacement raisonnable et que l'absence de concurrence ne résulte pas d'une restriction artificielle des caractéristiques du marché ". Pour recevoir légalement application, ces dispositions exigent non seulement des raisons techniques ou tenant à la protection de droits d'exclusivité, mais, en outre, que celles-ci rendent indispensable l'attribution du marché à un prestataire déterminé.
11. Il résulte de l'instruction que le 7 février 2022, soit antérieurement à la signature du contrat litigieux, la société Victoria - Faure Evènement a conclu avec la société Allo Floride Production un contrat par lequel cette dernière lui cédait les droits d'exploitation d'un concert d'Ofenbach pour l'évènement du 2 septembre 2022. La commune d'Anglet ne conteste pas que la société de production Allo Floride détenait à titre habituel l'exclusivité des droits de représentation du groupe Ofenbach, et rien ne faisait obstacle à ce que celle-ci les cédât pour une durée, voire une date, spécifique. Ainsi, à la date de conclusion du contrat du 9 février 2022, la société Victoria - Faure Evènement était seule détentrice des droits de production du concert prévu le 2 septembre 2022 à Anglet, lequel caractérisait une performance artistique unique au sens des dispositions précitées, sans qu'y fasse obstacle, contrairement à ce que soutient la commune, la brièveté du délai séparant la conclusion des deux contrats successifs.
12. Dans ces conditions, et alors que l'autre motif de résiliation unilatérale mentionné dans le courrier du 19 juillet 2022, tenant à ce que le contrat ne prévoyait pas la mise en place d'une billetterie au bénéfice de la commune, ne saurait justifier une telle résiliation, la société Victoria - Faure Evènement peut se prévaloir, à hauteur de l'indemnité de 30 000 euros sollicitée, d'une créance qui n'est pas sérieusement contestable au sens des dispositions de l'article R. 541-1 du code de justice administrative.
13. Il résulte de ce qui précède que la société Victoria - Faure Evènement est fondée à soutenir que c'est à tort que le juge des référés du tribunal administratif de Pau a rejeté sa demande, et à solliciter la condamnation de la commune d'Anglet à lui verser, à titre provisionnel, une indemnité de 30 000 euros.
14. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de mettre à la charge de la commune d'Anglet une somme de 1 500 euros à verser la société Victoria - Faure Evènement au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
ORDONNE :
Article 1er : L'ordonnance n° 2300323 du 8 septembre 2023 du juge des référés du tribunal administratif de Pau est annulée.
Article 2 : La commune d'Anglet est condamnée à verser à la société Victoria - Faure Evènement une indemnité provisionnelle de 30 000 euros.
Article 3 : La commune d'Anglet versera à la société Victoria - Faure Evènement une somme de 1 500 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La présente ordonnance sera notifiée à la société Victoria - Faure Evènement et à la commune d'Anglet.
Fait à Bordeaux, le 11 janvier 2024.
Le juge d'appel des référés,
B A
La République mande et ordonne au préfet des Pyrénées-Atlantiques en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente ordonnance.