CAA de Bordeaux, 22 décembre 2023, n° 21BX03321


REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
 

 

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La société Clean Garden a demandé au tribunal administratif de la Martinique, à titre principal, de condamner l'établissement public Martinique Transport à lui verser la somme totale de 274 406,72 euros, assortie des intérêts moratoires au taux d'intérêt appliqué par la Banque centrale européenne majoré de huit points, en paiement des huit factures qu'elle a émises en vue du paiement des prestations réalisées en exécution du lot n° 1 " points d'arrêts du réseau de transport urbain de la CACEM " du marché à bons de commandes d'entretien des équipements communautaires de la communauté d'agglomération du centre de la Martinique (CACEM), à titre subsidiaire, de condamner l'établissement public Martinique Transport à lui verser les sommes de 274 407,90 euros sur le fondement de l'enrichissement sans cause, et de 9 367,04 euros sur le fondement de la responsabilité quasi-délictuelle, assorties des intérêts au taux légal.

Par un jugement n° 2000452 du 17 mai 2021, le tribunal administratif de la Martinique a condamné l'établissement public Martinique Transport à verser à la société Clean Garden la somme de 274 406,72 euros toutes taxes comprises au titre de l'exécution du lot n° 1 " points d'arrêts du réseau de transport urbain de la CACEM " du marché à bons de commande d'entretien des équipements communautaires, assortie des intérêts moratoires à compter du 4 septembre 2019, et a mis à la charge de l'établissement public Martinique Transport une somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Procédure devant la cour :

Par une requête enregistrée le 2 août 2021, l'établissement public Martinique Transport, représenté par Me Mbouhou, demande à la cour :

1°) d'annuler ce jugement du 17 mai 2021 du tribunal administratif de la Martinique ;

2°) de rejeter la demande présentée par la société Clean Garden devant le tribunal administratif de la Martinique ;

3°) de mettre à la charge de la société Clean Garden la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

- le jugement attaqué est irrégulier ; il ne vise pas le courrier par lequel le tribunal a informé les parties de ce que sa décision était susceptible d'être fondée sur un moyen relevé d'office ; ses observations du 16 avril 2021 sur ce courrier, indument qualifiées de mémoire complémentaire, n'ont pas été communiquées ; le tribunal n'a pas répondu à son moyen tiré de l'incompétence de Martinique transport pour conclure un marché relatif à l'entretien d'équipements communautaires, qui constitue un vice d'une particulière gravité devant être relevé d'office par le juge ;

- seule la compétence obligatoire d'organisation du transport lui a été transférée ; il ne saurait se substituer à la CACEM dans le paiement de prestations d'un marché ne relevant pas de sa compétence ; le fait qu'il ait à tort signé un avenant n'a pas pour effet d'élargir la compétence transférée ;

- les prestations dont le paiement est demandé n'ayant pas fait l'objet de bons de commande prévus par le CCAP, elles ne peuvent être regardées comme ayant été réalisées pour l'exécution du marché, ni par suite donner lieu à un paiement sur le fondement de ce marché ; c'est ainsi à tort que le tribunal a estimé que la société pouvait être payée sur le fondement du contrat ;

- contrairement à ce qu'a retenu le tribunal, la réalisation des prestations de nettoyage n'est pas démontrée par la seule production de constats réalisés un mois après la prétendue réalisation de ces prestations, dans un contexte de pluviométrie abondante ; le tribunal, qui fait état du caractère établi d'une partie seulement des prestations, a pourtant accordé à la société le paiement de la totalité des prestations qu'elle affirmait avoir réalisées ; le tribunal ne pouvait davantage déduire de son silence qu'il aurait accepté les prestations ; la non opposition de l'administration à une demande informelle demeurée sans réponse ne vaut pas acquiescement ;

- le tribunal aurait dû écarter le contrat, entaché d'un vice d'une particulière gravité, et ne pouvait donc pas régler le litige sur le terrain contractuel ; il ne pouvait pas davantage se fonder sur l'enrichissement sans cause, de sorte qu'il devait rejeter la demande de la société Clean Garden.

Par des mémoires enregistrés les 7 décembre 2021, 12 juillet 2022 et 7 août 2022, la société Clean Garden, représentée par Me Bel, conclut, à titre principal, au rejet de la requête, à titre subsidiaire, à la condamnation de l'établissement public Martinique Transport à lui verser les sommes de 274 407,90 euros et 9 367,04 euros, avec intérêts au taux légal à compter du 30 janvier 2020, à titre infiniment subsidiaire, à la condamnation de la communauté d'agglomération du centre de la Martinique (CACEM), à lui verser les sommes de 274 407,90 euros et 9 367,04 euros, avec intérêts au taux légal à compter du 30 janvier 2020, et en tout état de cause à la mise à la charge de l'établissement public Martinique transport et de la CACEM d'une somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- le jugement n'est entaché d'aucune irrégularité ; le mémoire de l'établissement public Martinique transport du 16 avril 2021 ne se bornait pas à formuler des observations sur le moyen relevé d'office par le tribunal ; ce mémoire ayant été produit après la clôture de l'instruction, le tribunal n'était pas tenu de le communiquer et de l'analyser ; le jugement est suffisamment motivé , le tribunal ayant fait primer le principe de loyauté des relations contractuelles ;

- contrairement à ce qu'il soutient, l'établissement public Martinique transport s 'est vu transférer la compétence relative à l'entretien des abribus, correspondant aux prestations relevant du marché litigieux ; le jugement du tribunal administratif de la Martinique n°2100216 du 9 juin 2022 n'est pas définitif, et le tribunal n'avait pas tous les éléments utiles à son interprétation du champ du transfert de compétences à Martinique transport ; Martinique transport a lui-même entériné la prise en charge de ces prestations ; à supposer que les prestations d'entretien des équipements n'aient pas été transférées à l'établissement public, le principe de spécialité ne s'opposait pas à ce que Martinique transport développe des activités annexes constituant le complément de sa mission principale ;

- dans un marché à bons de commande conclu avec un montant minimum, le prestataire peut rapporter la preuve de l'accord du pouvoir adjudicateur sur les prestations à réaliser par tout moyen ; en l'espèce, le marché à bons de commande d'entretien des équipements communautaires a été conclu pour un montant minimum de 386.000 euros HT sur une durée de deux ans et elle établit que Martinique transport a donné son accord pour l'exécution des prestations à compter du transfert du marché ;

- elle était recevable à poursuivre le litige sur le terrain de la responsabilité quasi-contractuelle et de la responsabilité quasi-délictuelle de Martinique transport ;

- Martinique transport a commis une faute en signant un marché à bons de commande pour lequel elle s'estimait incompétente ; or, lorsque le contrat est écarté en raison d'une faute commise par l'administration, le titulaire peut prétendre à la réparation des dommages découlant de ces fautes sur le fondement de la responsabilité quasi-délictuelle ; en l'espèce, elle a ainsi droit, sur le fondement de la responsabilité quasi-délictuelle, au paiement de ses prestations ainsi qu'à l'indemnisation du préjudice subi du fait de la non application du contrat à compter d'août 2018 alors qu'il était conclu jusqu'au 31 décembre 2018 ;

- si la juridiction juge que l'établissement public était compétent pour les prestations relevant du marché en cause mais qu'il n'a pas émis de bons de commande, il devra alors constater que les prestations ont dépassé le champ des relations contractuelles existantes ; les prestations réalisées ont été utiles à Martinique transport dès lors qu'elles ont assuré la salubrité publique des points d'arrêt des voyageurs ;

- il y a lieu de mettre en cause la communauté d'agglomération du centre de la Martinique, à laquelle elle a adressé une réclamation indemnitaire.

Par ordonnance 16 août 2022, la clôture d'instruction a été fixée au 19 septembre 2022.

Par lettre du 23 octobre 2023, les parties ont été informées, en application de l'article R. 611-7 du code de justice administrative, de ce que l'arrêt était susceptible d'être fondé sur un moyen relevé d'office.

Un mémoire en observations a été présenté pour la société Clean Garden le 3 novembre 2023.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code général des collectivités territoriales ;

- le code des transports ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme Marie-Pierre Beuve Dupuy,

- et les observations de Me Mbouhou, représentant l'établissement public Martinique Transport, et de Me Lagarde, représentant la société Clean Garden.

Considérant ce qui suit :

1. Dans le cadre d'un marché à bons de commande relatif à l'entretien des équipements communautaires, la communauté d'agglomération du centre de la Martinique (CACEM) a, par un acte d'engagement du 1er juillet 2014 notifié le 25 septembre suivant, confié à la société Clean Garden l'exécution du lot n° 1 " points d'arrêts du réseau de transport urbain de la CACEM ". Ce contrat, conclu pour une durée de deux ans, du 1er janvier 2015 au 31 décembre 2016, a été tacitement renouvelé pour la période allant du 1er janvier 2017 au 31 décembre 2018. Par une délibération du 18 décembre 2014 portant instauration d'une autorité organisatrice de transports unique et d'un périmètre unique des transports, le conseil régional de Martinique a créé l'établissement public dénommé Martinique Transport. Par une délibération du 7 octobre 2015, la CACEM a approuvé ce transfert de compétences. Tirant les conséquences du transfert de compétences intervenu au profit de Martinique Transport, un avenant n° 61 au contrat conclu entre la société Clean Garden et la CACEM, signé par Martinique Transport et la société Clean Garden, a substitué Martinique Transport à la CACEM en qualité de pouvoir adjudicateur à compter du 1er janvier 2018. La société a formé le 30 janvier 2020 une réclamation auprès de Martinique Transport afin d'obtenir le paiement de huit factures émises entre le 8 mars 2018 et le 14 septembre 2018, correspondant à des prestations de nettoyage des points d'arrêt réalisées du 1er janvier au 22 août 2018. Cette réclamation ayant été implicitement rejetée, la société Clean Garden a demandé au tribunal administratif de condamner l'établissement public Martinique Transport à lui verser la somme totale de 274 406,72 euros, assortie des intérêts moratoires prévus par le contrat, au titre du paiement de ces huit factures ou, subsidiairement, de le condamner à lui verser les sommes de 274 407,90 euros et 9 367,04 euros, assorties des intérêts légaux, sur le fondement de la responsabilité quasi-contractuelle et de la responsabilité quasi-délictuelle.

2. Par un jugement du 17 mai 2021, le tribunal administratif de la Martinique, faisant droit aux conclusions présentées à titre principal par la société Clean Garden, a condamné Martinique Transport à verser à la société Clean Garden la somme de 274 406,72 euros toutes taxes comprises au titre de l'exécution du lot n° 1 " points d'arrêts du réseau de transport urbain de la CACEM " du marché à bons de commande d'entretien des équipements communautaires, assortie des intérêts moratoires à compter du 4 septembre 2019. L'établissement public Martinique Transport relève appel de ce jugement. La société Clean Garden conclut au rejet de la requête et, à titre subsidiaire, à la condamnation de Martinique Transport sur le fondement de la responsabilité quasi-contractuelle ou de la responsabilité quasi-délictuelle, à lui verser les sommes de 274 407,90 euros et 9 367,04 euros, avec intérêts au taux légal à compter du 30 janvier 2020, et à titre infiniment subsidiaire, à la condamnation de la CACEM à lui verser les mêmes sommes.

Sur la recevabilité des conclusions d'appel :

3. La demande de première instance de la société Clean Garden ne comportait pas de conclusions tendant à la condamnation de la CACEM. Si la société présente devant la cour, à titre subsidiaire, des conclusions tendant à la condamnation de la CACEM à l'indemniser, ces conclusions sont toutefois nouvelles en appel et, par suite, irrecevables.

Sur le bien-fondé du jugement attaqué :

En ce qui concerne la responsabilité contractuelle de Martinique Transport :

4. Lorsque les parties soumettent au juge un litige relatif à l'exécution du contrat qui les lie, il incombe en principe à celui-ci, eu égard à l'exigence de loyauté des relations contractuelles, de faire application du contrat. Toutefois, dans le cas seulement où il constate une irrégularité invoquée par une partie ou relevée d'office par lui, tenant au caractère illicite du contenu du contrat ou à un vice d'une particulière gravité relatif notamment aux conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement, il doit écarter le contrat et ne peut régler le litige sur le terrain contractuel.

5. Il résulte de l'instruction que par un jugement n° 2100216 du 9 juin 2022, le tribunal administratif de la Martinique, saisi par la CACEM d'un recours direct en interprétation, a déclaré que l'article 3 de la délibération du 18 décembre 2014 du conseil régional de Martinique portant instauration d'une autorité organisatrice de transports unique et d'un périmètre unique des transports, relatif au transfert de compétences en matière d'organisation des transports, ne mettait pas à la charge de Martinique Transport l'aménagement et l'entretien des abribus sur le territoire de la CACEM. Ce jugement, définitif, est passé en force de chose jugée.

6. L'avenant n° 61 au contrat conclu entre la société Clean Garden et la CACEM relatif à l'entretien des points d'arrêt du réseau de transport urbain de la CACEM a eu pour objet de substituer " de plein droit " Martinique Transport à la CACEM en qualité de pouvoir adjudicateur, entendant tirer les conséquences du transfert de compétences décidé par la délibération du conseil régional de la Martinique du 18 décembre 2014. Toutefois, et ainsi qu'il a été dit au point 5, cette délibération n'a pas eu pour effet de transférer à Martinique Transport l'entretien des abribus. Il s'ensuit que cet avenant, qui méconnaît l'étendue des compétences transférées à Martinique Transport, a un contenu illicite.

7. Le présent litige entre la société Clean Garden et Martinique Transport ne pouvant dès lors être réglé sur le terrain contractuel, c'est à tort que le tribunal administratif de la Martinique a, sur le fondement de la responsabilité contractuelle de Martinique Transport, condamné cet établissement à payer à la société Clean Garden des prestations réalisées en exécution du contrat d'entretien des points d'arrêts du réseau de transport urbain de la CACEM.

8. Il appartient toutefois à la cour, saisie de l'ensemble du litige par l'effet dévolutif de l'appel, d'examiner les autres moyens soulevés par la société Clean Garden à l'appui de ses conclusions tendant à la condamnation de Martinique Transport à l'indemniser, tirés de l'enrichissement sans cause que l'application du contrat frappé de nullité a apporté à l'établissement et de la faute consistant, pour cet établissement, à avoir passé un contrat nul.

En ce qui concerne la responsabilité quasi-contractuelle et la responsabilité quasi-délictuelle de Martinique Transport :

9. Il résulte de ce qui vient d'être dit que le litige relatif au paiement des prestations de nettoyage des abribus réalisées par la société Clean Garden relève de l'exécution du contrat conclu entre cette société et la CACEM, à laquelle Martinique Transport ne pouvait légalement être substituée en qualité de pouvoir adjudicateur. Ainsi, la société Clean Garden, qui est demeurée contractuellement liée la CACEM, ne peut exercer, en vue du paiement des prestations réalisées en exécution de ce contrat, d'autre action que celle procédant de ce contrat. Par suite, la société Clean Garden n'est pas fondée à rechercher, à titre subsidiaire, la responsabilité de Martinique Transport sur les terrains quasi-contractuel et quasi-délictuel. Ses conclusions présentées sur ces fondements ne peuvent ainsi, et en tout état de cause, qu'être rejetées.

10. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il soit besoin d'examiner la régularité du jugement attaqué, que Martinique Transport est fondé à soutenir que c'est à tort que, par ce jugement, le tribunal administratif de la Martinique l'a condamné à indemniser la société Clean Garden.

Sur les frais liés au litige :

11. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge de Martinique Transports, qui n'a pas, dans la présente instance, la qualité de partie perdante, le versement de quelque somme que ce soit. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire droit aux conclusions présentées par Martinique Transport sur le fondement des mêmes dispositions.

DÉCIDE :

Article 1er : Le jugement n° 2000452 du 17 mai 2021 du tribunal administratif de la Martinique est annulé.

Article 2 : Les demandes présentées par la société Clean Garden devant le tribunal administratif de la Martinique, ensemble ses conclusions d'appel, sont rejetées.

Article 3 : Les conclusions présentées par l'établissement Martinique Transport sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à l'établissement public Martinique Transport et à la société à responsabilité limitée Clean Garden.

Copie en sera adressée, pour information, à la communauté d'agglomération du centre de la Martinique.

Délibéré après l'audience du 19 décembre 2023 à laquelle siégeaient :

M. Laurent Pouget, président,

Mme Marie-Pierre Beuve Dupuy, présidente-assesseure,

M. Manuel Bourgeois, premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 22 décembre 2023.

La rapporteure,

Marie-Pierre Beuve Dupuy

Le président,

Laurent Pouget Le greffier,

Anthony Fernandez

La République mande et ordonne au préfet de la Martinique en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.