Cour Administrative d'Appel de Nancy, 22/09/2022, n°21NC02970
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
Le centre hospitalier régional de Metz-Thionville a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg de prescrire une expertise économique en vue de déterminer le préjudice qu'il aurait supporté dans le cadre de la construction du nouvel hôpital de Metz (marché de conception-réalisation passé en 2006), du fait de pratiques anticoncurrentielles ayant pris la forme d'une entente illicite entre les sociétés Gerflor, Forbo Sarlino, Tarkett France, dans le secteur de la fabrication et de la commercialisation des produits de revêtements de sols.
Par une ordonnance n° 2103396 du 2 novembre 2021, le juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg a fait droit à sa demande.
Procédure devant la Cour :
I. Par une requête, enregistrée le 16 novembre 2021 sous le n° 21NC02970, la société Tarkett France, représentée par le cabinet d'avocats Linklaters LLP, demande à la cour :
1°) d'annuler l'ordonnance du 2 novembre 2021 du juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg ;
2°) de rejeter la requête en référé expertise présentée par le centre hospitalier régional de Metz-Thionville.
Elle soutient que :
- l'expertise sollicitée ne présente pas un caractère utile dans la mesure où le centre hospitalier régional de Metz-Thionville ne démontre pas l'existence de son prétendu préjudice ;
- le premier juge n'a pas répondu à son moyen tiré de l'absence d'un préjudice, même éventuel ;
- la technicité de l'analyse économique demandée ne suffit pas à démontrer l'utilité de l'expertise ;
- le centre hospitalier régional de Metz-Thionville dispose de tous les éléments pour procéder lui-même, le cas échéant aidé d'un expert économique désigné par ses soins, à l'analyse qu'il sollicite.
Par un mémoire en défense, enregistré le 29 décembre 2021, le centre hospitalier régional de Metz-Thionville, représenté par Me Olszak, demande à la cour :
1°) de rejeter la requête de la société Tarkett France ;
2°) de mettre à la charge de la société Tarkett France la somme de 3 500 euros à lui verser au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que :
- les sociétés Tarkett France, Forbo Sarlino et Gerflor ont été condamnées par l'autorité de la concurrence pour avoir participé à une entente concurrentielle dans le secteur de la fabrication et de la commercialisation des produits de revêtements des sols résilients en France pour la période allant du 8 octobre 2001 au 22 septembre 2011 ;
- le préjudice de surcoût, dont il sollicite l'évaluation dans le cadre du marché public de conception réalisation pour la construction du nouvel hôpital de Metz, ne peut être regardé comme manifestement dépourvu du lien de causalité avec l'entente fautive sanctionnée par l'autorité de la concurrence ;
- il justifie l'existence d'un préjudice d'un surcoût imputable au cartel pour les achats de produits PVC Tarkett réalisés dans le cadre du marché public de 2006, dont l'évaluation nécessite la réalisation d'une expertise économique préalable ;
- il ne dispose pas des compétences techniques nécessaires à la mise en œuvre des différentes méthodes permettant une analyse économique de haute technicité du litige ;
- la détermination de la répercussion du surcoût litigieux implique d'avoir accès aux documents contractuels conclus entre le titulaire du marché public, ses sous-traitants et la société Tarkett, lesquels ne pourront être obtenus que dans le cadre de l'expertise contradictoire sollicitée.
II. Par une requête, enregistrée le 17 novembre 2021 sous le n° 21NC02975, et des mémoires complémentaires enregistrés les 14 janvier, 10 mai et 5 juillet 2022, la société Gerflor, représentée par le cabinet d'avocats Peltier, Juvigny, Marpeau et associés, demande à la cour :
1°) d'annuler l'ordonnance du 2 novembre 2021 du juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg ;
2°) de rejeter la requête en référé expertise présentée par le centre hospitalier régional de Metz-Thionville.
3°) de mettre à la charge du centre hospitalier régional de Metz-Thionville la somme de 5 000 euros à lui verser au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- le premier juge a omis de statuer sur le moyen qu'elle avait soulevé tiré de l'irrecevabilité de la requête en référé expertise présentée par le centre hospitalier régional de Metz-Thionville ;
- l'expert désigné sera nécessairement amené à trancher des questions de droit ;
- la mesure d'expertise sollicitée ne présente pas d'utilité ;
- le litige à venir est voué à l'échec ;
- le centre hospitalier régional de Metz-Thionville ne peut se prévaloir de l'existence d'une perspective contentieuse recevable ;
- elle est parfaitement étrangère aux faits exposés par le centre hospitalier régional de Metz-Thionville ;
- la directive dommages et intérêts n'est pas d'application directe et, telle qu'elle est transposée dans le code du commerce, n'est pas transposable à l'action en responsabilité que le centre hospitalier régional envisage d'introduire ;
- le produit posé en 2005 est en réalité un produit sur mesure, spécifiquement développé par la société Tarkett à la demande du centre hospitalier ;
- le centre hospitalier a volontairement nourri la confusion entre les produits effectivement posés et le prix total payé ;
- les faits tels que décrits par le centre hospitalier régional de Metz-Thionville concernent exclusivement ses rapports contractuels avec des sociétés tierces ;
- le centre hospitalier est en mesure d'obtenir par ses propres moyens les éléments lui permettant de déterminer son prétendu préjudice ;
- le juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg a donné à l'ordonnance attaquée une interprétation qui justifie à plus forte raison son annulation.
Par des mémoires en défense enregistré le 29 décembre 2021 et les 28 janvier et 25 mai 2022, le centre hospitalier régional de Metz-Thionville, représenté par Me Olszak, demande à la cour :
1°) de rejeter la requête de la société Gerflor ;
2°) de mettre à la charge de la société Gerflor la somme de 3 500 euros à lui verser au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que :
- les sociétés Tarkett France, Forbo Sarlino et Gerflor ont été condamnées par l'autorité de la concurrence pour avoir participé à une entente concurrentielle dans le secteur de la fabrication et de la commercialisation des produits de revêtements des sols résilients en France pour la période allant du 8 octobre 2001 au 22 septembre 2011 ;
- le préjudice de surcoût, dont il sollicite l'évaluation dans le cadre du marché public de conception réalisation pour la construction du nouvel hôpital de Metz, ne peut être regardé comme manifestement dépourvu du lien de causalité avec l'entente fautive sanctionnée par l'autorité de la concurrence ;
- le premier juge a relevé expressément que les missions confiées à l'expert relevaient de questions de fait ;
- le premier juge a répondu au moyen d'incompétence en considérant que la mesure d'expertise sollicitée relevait du champ d'application de l'article R. 532-1 du code de justice administrative ;
- la mission d'expertise visant à déterminer l'existence et le montant de surcoût entre le prix payé par l'acheteur public et celui qui aurait résulté des conditions normales de concurrence ne conduit pas l'expert à trancher des questions de droit ;
- il a été jugé que l'expertise tendant à la détermination de l'existence et du montant du préjudice de surcoût résultant d'une entente anticoncurrentielle relevait du champ d'application de l'article R. 532-1 du code de justice administrative ;
- la mission confiée à l'expert a pour objet de fournir au tribunal les éléments de fait permettant à la juridiction elle-même de qualifier le montant non sérieusement contestable du préjudice qu'il a subi ;
- l'action en réparation des pratiques anticoncurrentielles prévues par l'article L. 420-1 du code de commerce est très largement antérieur à l'adoption de la directive n° 2014/104/UE du 26 novembre 2014 et à l'ordonnance du 9 mars 2017 ;
- le droit à réparation intégrale des préjudices causés par une infraction au droit de la concurrence a été consacré de manière prétorienne tant par la jurisprudence européenne que par celle du Conseil d'Etat sur le fondement de la responsabilité quasi-délictuelle de droit commun ;
- la personne publique victime peut demander la condamnation solidaire de l'ensemble des entreprises impliquées dans la pratique qui a eu pour effet d'augmenter le prix du marché ;
- la décision devenue définitive d'une autorité de la concurrence sanctionnant la participation d'une société à une pratique anti-concurrentielle suffit à établir l'existence d'une faute de nature à engager sa responsabilité ;
- il ne dispose pas des compétences techniques nécessaires à la mise en œuvre des différentes méthodes préconisées par le guide de la commission européenne pour évaluer son préjudice.
III. Par une requête, enregistrée le 17 novembre 2021 sous le n° 21NC02977, et un mémoire enregistré le 2 juin 2022, la société Forbo Sarlino, représentée par Me Vogel, demande à la cour :
1°) d'annuler l'ordonnance du 2 novembre 2021 du juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg ;
2°) de rejeter la requête en référé expertise présentée par le centre hospitalier régional de Metz-Thionville.
3°) de mettre à la charge du centre hospitalier régional de Metz-Thionville la somme de 5 000 euros à lui verser au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- la requête du centre hospitalier régional de Metz-Thionville devant le juge des référés était irrecevable en raison de l'absence de justification d'une habilitation du représentant légal de l'établissement pour le saisir ;
- la mesure d'expertise sollicitée ne présente pas d'utilité ;
- les motifs retenus par le premier juge pour accorder la mesure d'expertise sont hautement contestables ;
- il appartient au centre hospitalier régional de Metz-Thionville d'établir le caractère distinct de l'utilité de la mesure d'expertise sollicitée en référé par rapport à celle pouvant être ordonnée par le juge du fond ;
- le centre hospitalier régional de Metz-Thionville dispose de tous les éléments lui permettant de faire la preuve de ses prétentions indemnitaires ;
- le juge des référés ne peut statuer sur l'existence d'un préjudice ;
- le premier juge a fait droit à une demande d'expertise qui heurte le principe selon lequel un expert judiciaire ne peut statuer sur des questions de droit ;
- le juge administratif doit statuer sur la requête et l'intention du requérant sans les dénaturer ;
- l'ordonnance d'extension du 6 mai 2022, procède d'une interprétation erronée de l'ordonnance initiale du 2 novembre 2021.
Par des mémoires en défense, enregistrés les 3 janvier et 21 juin 2022, le centre hospitalier régional de Metz-Thionville, représenté par Me Olszak, demande à la cour :
1°) de rejeter la requête de la société Forbo Sarlino ;
2°) de mettre à la charge de la société Forbo Sarlino la somme de 3 500 euros à lui verser au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que :
- l'article L. 6143-7 du code de la santé publique confère au directeur d'un établissement public de santé le pouvoir d'agir en justice au nom de l'établissement ;
- le droit à réparation intégrale des préjudices causés par une infraction au droit de la concurrence a été consacré de manière prétorienne tant par la jurisprudence européenne que par celle du Conseil d'Etat sur le fondement de la responsabilité quasi-délictuelle de droit commun ;
- l'article L. 482-1 du code de commerce trouve à s'appliquer depuis l'entrée en vigueur de l'ordonnance du 9 mars 2017 ;
- la décision devenue définitive d'une autorité de la concurrence sanctionnant la participation d'une société à une pratique anti-concurrentielle suffit à établir l'existence d'une faute de nature à engager sa responsabilité ;
- l'existence d'un préjudice de surcoût est généralement déduite de la nature même de l'entente et des énonciations de la décision rendue par l'autorité de la concurrence ;
- le litige auquel se rattache la mesure d'expertise relève bien de la compétence du juge administratif ;
- il justifie de l'existence d'un préjudice lié au surcoût imputable au cartel pour les achats de produits PVC Tarkett réalisés dans le cadre du marché public de 2006, dont l'évaluation nécessite la réalisation d'une expertise économique préalable relevant d'une analyse économique complexe ;
- l'évaluation d'un tel préjudice, dans le cas d'un acheteur public indirect n'ayant pas contracté avec les auteurs de l'infraction, suppose également que soit déterminée la part du surcoût répercuté par l'acheteur direct des membres du cartel, sur le pouvoir adjudicateur ;
- la mission d'expertise visant à déterminer l'existence et le montant d'un surcoût entre le prix payé par l'acheteur public et celui qui aurait résulté des conditions normales de concurrence ne conduit pas l'expert à trancher des questions de droit ;
- le moyen tiré de ce que l'ordonnance du 2 novembre 2021, telle qu'interprétée à la lumière de l'ordonnance du 6 mai 2022, statuerait au-delà de ses intentions n'est pas fondé.
IV. Par une requête enregistrée le 20 mai 2022 sous le n° 22NC01313, la société Tarkett France, représentée par le cabinet d'avocats Linklaters LLP, demande à la cour :
1°) d'annuler l'ordonnance du 6 mai 2022 par laquelle le juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg a fait partiellement droit à la demande de l'expert ordonnant l'extension des opérations d'expertise à la société Banghi ;
2°) de rejeter cette demande d'extension des opérations d'expertise demandée par l'expert au-delà de la période du 8 octobre 2001 au 22 septembre 2011.
Elle soutient que :
- le juge des référés n'a pas fait directement droit aux conclusions de l'expert tendant à étendre les opérations d'expertise à toute période utile, mais a interprété l'ordonnance initiale du 2 novembre 2021 dans un sens qui excédait la demande formulée par le centre hospitalier.
V. Par une requête enregistrée le 20 mai 2022 sous le n° 22NC1314, la société Forbo Sarlino, représentée par Me Vogel, demande à la cour d'annuler l'ordonnance du 6 mai 2022 par laquelle le juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg a, à la demande de l'expert, appelé en la cause la société Banghi avec toutes conséquences de droit.
Elle soutient que :
- le juge des référés a dénaturé la requête du centre hospitalier ;
- la requête initiale du centre hospitalier ne visait que le premier grief de la décision n° 17-D-20 de l'Autorité de la concurrence relatif à la période du 8 octobre 2001 au 22 septembre 2011, contrairement à ce que mentionne l'ordonnance attaquée ;
- l'ordonnance attaquée doit être réformée en ce qu'elle porte sur des périodes différentes de celle mentionnée par le centre hospitalier.
VI. Par une requête enregistrée le 23 mai 2022 sous le n° 22NC01336, la société Gerflor, représentée par représentée par le cabinet d'avocats Peltier, Juvigny, Marpeau et associés, demande à la cour :
1°) de réformer l'ordonnance du 6 mai 2022 du juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg en ce qu'elle a considéré que les opérations d'expertise prescrites initialement n'étaient pas limitées à la période du 8 octobre 2001 au 22 septembre 2011 ;
2°) de rejeter la demande d'extension de l'expert.
Elle soutient que :
- le libellé de l'ordonnance attaquée autorise l'extension des opérations d'expertise au-delà des pratiques reprochées par l'Autorité de la concurrence ;
- l'ordonnance du 2 novembre 2021 prescrivant l'expertise a très clairement défini les missions confiées à l'expert d'un point de vue matériel et temporel ;
- les préjudices dont se prévaut le centre hospitalier sont clairement circonscrits à une période précisément déterminée ;
- le juge des référés, a opéré une lecture gravement erronée de l'ordonnance du 2 novembre 2021, et a, de ce fait, outrepassé ses pouvoirs et modifié les droits et obligations des parties ;
- cette redéfinition des missions de l'expert est de nature à lui permettre de trancher des questions de droit.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la directive 2014/104/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 novembre 2014 ;
- l'ordonnance n° 2017-303 du 9 mars 2017 relative aux actions en dommages et intérêts du fait de pratiques anticoncurrentielles ;
- le code civil ;
- le code de commerce :
- le code de justice administrative.
Considérant ce qui suit :
1. Par une décision n° 17-D-20 du 18 octobre 2017 devenue définitive, l'Autorité de la concurrence a condamné les sociétés Tarkett France, Forbo Sarlino et Gerflor pour avoir participé à une entente anticoncurrentielle dans le secteur de la fabrication et de la commercialisation des produits de revêtements de sols résilients en France, sur la période du 8 octobre 2001 au 22 septembre 2011. Cette Autorité a expressément relevé que ces pratiques illicites ont fait obstacle, sur la période de l'entente et dans le secteur considéré, à la libre fixation des prix, en permettant à leurs auteurs d'appliquer une politique tarifaire différente de celle qui aurait résulté du fonctionnement concurrentiel du marché. Le centre hospitalier régional de Metz-Thionville a conclu, le 29 juin 2006, un marché public de conception-réalisation pour la construction d'un nouvel hôpital à Metz, comprenant un lot n° 26 " sols souples ", qui incluait la fourniture et la pose de produits Tarkett. Envisageant de rechercher la responsabilité des sociétés Tarkett France, Forbo Sarlino et Gerflor afin d'être indemnisé du préjudice financier qu'il impute à l'entente, il a saisi le juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg d'une demande tendant à prescrire une expertise économique en vue de déterminer le préjudice pouvant résulter du surcoût, supporté dans le cadre de ce marché, du fait de ces pratiques anticoncurrentielles. Par une ordonnance n° 2103396 du 2 novembre 2021, il a été fait droit à cette demande. Les sociétés Tarkett France, Gerflor et Forbo Sarlino interjettent appel de cette ordonnance ainsi que de l'ordonnance du 6 mai 2022 par laquelle le juge des référés a partiellement fait droit à une demande d'extension des opérations d'expertise présentée par l'expert. Les requêtes présentées par chacune des trois sociétés contre chacune des deux ordonnances ont trait à la même demande d'expertise et peuvent donc être jointes pour qu'il y soit statué par une même décision.
Sur l'ordonnance du 2 novembre 2021 :
En ce qui concerne la régularité de l'ordonnance :
2. La société Tarkett France soutient que la première juge n'a pas répondu au moyen qu'elle invoquait, tiré de l'absence de préjudice dont pourrait se prévaloir le centre hospitalier. Toutefois, l'ordonnance du 2 novembre 2021 se réfère dans son point 3, relatif à la recevabilité de l'action, à la notion de " conditions de prix désavantageuses " et à celle de " préjudice () résultant de la différence éventuelle entre les termes du marché effectivement conclu et ceux auxquels il aurait dû l'être ", et en son point 4, à celles de " prix contrefactuel " et de " surcoût qui pourrait résulter de l'entente anticoncurrentielle ", soit autant de termes qui se rapportent à l'existence d'un préjudice, que l'expertise aurait pour objet d'évaluer. Le moyen ainsi invoqué doit, en conséquence, être écarté.
3. La société Gerflor soutient, quant à elle, que la juge de première instance aurait omis de statuer sur le moyen qu'elle avait développé, tiré de l'irrecevabilité de la requête en référé expertise en ce que celle-ci concernait des questions de fond qui excéderaient la compétence du juge des référés. Cependant, en estimant dans le point 5 de son ordonnance que les missions sollicitées portaient sur des questions de droit et non de fait et qu'elles ne préjugeaient pas des conséquences juridiques des constatations de fait qu'opèrerait l'expert, et notamment pas de la question de la responsabilité des intervenants mis en cause par le requérant, et qu'elles étaient de celles qu'un juge peut confier à un expert, la juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg a, contrairement à ce qui est soutenu, expressément répondu au moyen.
En ce qui concerne la recevabilité de la demande de première instance :
4. Mme A, directrice générale du centre hospitalier régional de Metz-Thionville, qui, en vertu de l'article L. 6143-7 du code de la santé publique, avait légalement qualité pour agir en justice au nom de l'établissement, pouvait, sans autre décision autorisation ou habilitation, saisir le tribunal de la demande d'expertise ayant donné lieu à l'ordonnance dont il est fait appel. Le moyen tiré de l'irrecevabilité de la demande de première instance en raison de l'absence de production d'une telle habilitation invoqué par la société Forbo Sarlino, doit, dès lors, être écarté.
En ce qui concerne la demande d'expertise :
5. Aux termes de l'article R. 532-1 du code de justice administrative : " Le juge des référés peut, sur simple demande et même en l'absence de décision administrative préalable, prescrire toute mesure utile d'expertise ou d'instruction. () ". L'utilité d'une mesure d'instruction ou d'expertise qu'il est demandé au juge des référés d'ordonner sur le fondement de ces dispositions doit être appréciée, d'une part, au regard des éléments dont le demandeur dispose ou peut disposer par d'autres moyens et, d'autre part, bien que ce juge ne soit pas saisi du principal, au regard de l'intérêt que la mesure présente dans la perspective d'un litige principal, actuel ou éventuel, auquel elle est susceptible de se rattacher. A ce dernier titre, il ne peut faire droit à une demande d'expertise lorsque, en particulier, elle est formulée à l'appui de prétentions qui ne relèvent manifestement pas de la compétence de la juridiction administrative, qui sont irrecevables ou qui se heurtent à la prescription.
6. En premier lieu, lorsqu'une personne publique est victime, à l'occasion de la passation d'un marché public, de pratiques anticoncurrentielles, il lui est loisible de mettre en cause la responsabilité quasi-délictuelle non seulement de l'entreprise avec laquelle elle a contracté, mais aussi des entreprises dont l'implication dans de telles pratiques a affecté la procédure de passation de ce marché, et de demander au juge administratif leur condamnation solidaire. Elle peut, le cas échéant, faire précéder cette recherche de responsabilité, qui relève de la compétence du juge administratif statuant au fond, d'une demande d'expertise, notamment, comme en l'espèce, pour évaluer le préjudice qu'elle est susceptible d'avoir subi.
7. En deuxième lieu, aux termes de l'article L. 481-1 du code de commerce, dans sa rédaction issue de l'ordonnance susvisée du 9 mars 2017 relative aux actions en dommages et intérêts des pratiques anti concurrentielles transposant la directive 2014/104/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 novembre 2014 relative à certaines règles régissant les actions en dommages et intérêts en droit national pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence des Etats membres et de l'Union européenne : " Toute personne physique ou morale formant une entreprise ou un organisme mentionné à l'article L. 464-2 est responsable du dommage qu'elle a causé du fait de la commission d'une pratique anticoncurrentielle définie aux articles L. 420-1, L. 420-2, L. 420-2-1, L. 420-2-2 et L. 420-5 ainsi qu'aux articles 101 et 102 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne. ". Aux termes de l'article L. 482-1 du même code : L'action en dommages et intérêts fondée sur l'article L. 481-1 se prescrit à l'expiration d'un délai de cinq ans. Ce délai commence à courir du jour où le demandeur a connu ou aurait dû connaître de façon cumulative : 1° Les actes ou faits imputés à l'une des personnes physiques ou morales mentionnées à l'article L. 481-1 et le fait qu'ils constituent une pratique anticoncurrentielle ; 2° Le fait que cette pratique lui cause un dommage ; 3° L'identité de l'un des auteurs de cette pratique. / Toutefois, la prescription ne court pas tant que la pratique anticoncurrentielle n'a pas cessé. /Elle ne court pas à l'égard des victimes du bénéficiaire d'une exonération totale de sanction pécuniaire en application d'une procédure de clémence tant qu'elles n'ont pas été en mesure d'agir à l'encontre des auteurs de la pratique anticoncurrentielle autres que ce bénéficiaire. ".
8. Le centre hospitalier régional de Metz-Thionville n'a pu avoir connaissance des faits en cause, de leur qualification de pratiques anticoncurrentielles, des auteurs de ces pratiques et de l'existence d'un préjudice possiblement subi par lui, qu'à la date de la décision n° 17-D-20, devenue définitive, de l'Autorité de la concurrence, le 18 octobre 2017. La prescription de cinq ans de l'article L. 481-1 du code de commerce cité au point 7 a ainsi couru à compter de cette date. L'action n'était donc pas prescrite le 11 mai 2021, date à laquelle le centre hospitalier a saisi le juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg d'une demande d'expertise dans la perspective d'un litige en lien avec la recherche de la responsabilité quasi-délictuelle des entreprises ayant participé aux pratiques anti-concurrentielles ainsi relevées par l'Autorité de la concurrence.
9. En troisième lieu, le centre hospitalier régional de Metz-Thionville qui a conclu, le 29 juin 2006, un marché public de conception-réalisation pour la construction d'un nouvel hôpital dont l'un des lots " sols souples " était sous-traité par le groupement constitué par les sociétés Les peintures réunies - Lagarde Meregnani, a indirectement acquis, par l'intermédiaire du groupement titulaire, des produits de revêtement de sols auprès de la société Tarkett France. Il est donc susceptible, au cas de surcoût portant sur le prix d'acquisition de ces produits, et ainsi qu'il l'a été rappelé au point 6 de la présente ordonnance, de rechercher devant le tribunal administratif la responsabilité quasi-délictuelle des trois sociétés auteures des pratiques anti-concurrentielles commises entre le 8 octobre 2001 et le 22 septembre 2011.
10. En quatrième lieu, les missions sollicitées par le centre hospitalier régional consistent à déterminer tous les éléments permettant de déterminer le montant du préjudice économique qu'il aurait subi dans le cadre de la procédure de passation du marché litigieux, de déterminer le prix des produits de revêtement de sol qu'il aurait payé dans des conditions normales de concurrence et de donner un avis et transmettre tous les éléments utiles au tribunal sur un éventuel surcoût des prix effectivement payés. De telles questions ne portent, contrairement en ce qu'il est soutenu, que sur des questions de fait sur la base desquelles le juge du fond forgera sa décision et ne conduisent pas l'expert à trancher des questions de droit.
11. En dernier lieu, les seuls éléments en possession du centre hospitalier régional ne peuvent permettre d'établir avec une précision suffisante la réalité du surcoût allégué et le montant du préjudice en découlant, lequel n'a pas pris fin lorsque les pratiques anticoncurrentielles relevées dans le cadre du grief n° 1 sanctionné par l'autorité de la concurrence ont cessé, mais s'est étendu depuis la date d'acquisition par l'établissement public des produits Tarkett jusqu'à la cessation, non des pratiques dommageables, mais des dommages eux-mêmes. Leur évaluation exacte, ainsi que l'individualisation des pratiques tarifaires des sociétés ayant participé à l'entente, implique la mise en œuvre d'une analyse de haute technicité requérant des compétences particulières. Alors même que le centre hospitalier régional aurait la possibilité de missionner lui-même un expert, sa demande d'expertise présente compte tenu des particularités du litige et de l'intérêt lié à la mise en œuvre d'une procédure contradictoire, un caractère utile au sens des dispositions précitées de l'article R. 532-1 du code de justice administrative tel que défini au point 5.
12. Il résulte de ce qui précède que les sociétés Tarkett France, Gerflor et Forbo Sarlino ne sont pas fondées à soutenir que c'est à tort que, par l'ordonnance attaquée, le juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg a fait droit à la demande du centre hospitalier régional de Metz-Thionville.
13. Il résulte de ce qui précède que les conclusions des requérantes dirigées contre l'ordonnance du 2 novembre 2021, et, par voie de conséquence, leurs conclusions tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative dans le cadre de ces mêmes requêtes, doivent être rejetées. Il n'y a pas lieu, non plus, de faire droit aux conclusions du centre hospitalier régional de Metz-Thionville formulées au même titre.
Sur l'ordonnance du 6 mai 2022 :
14. Par un courriel du 24 mars 2022, l'expert a saisi le tribunal administratif de Strasbourg d'une demande d'éclaircissement du chef de mission n° 1 de l'ordonnance du 2 novembre 2021 et par un courriel du 30 mars suivant il a demandé l'extension des opérations d'expertise à d'autres parties. Par une unique ordonnance du 6 mai 2022, le juge des référés a fait droit à la demande d'extension en tant qu'elle concernait la société Banghi et rejeté le surplus des conclusions de l'expert. Les sociétés Tarkett France, Forbo Sarlino et Gerflor ne contestent pas l'extension de l'expertise à une autre entreprise, mais interjettent appel de cette ordonnance en faisant valoir qu'en mentionnant que les opérations d'expertise confiées à l'expert n'étaient pas limitées à la période allant du 8 octobre 2001 au 22 septembre 2011, mais avaient été prévues sur toute période utile, le juge des référés avait statué au-delà des conclusions dont l'avait saisi le centre hospitalier, qui ne s'était référé qu'au grief n° 1 et non aux deux autres griefs, portant sur des périodes plus longues.
15. Ainsi qu'il l'a été précisé au point 11 ci-dessus relatif à l'ordonnance initiale du 2 novembre 2021, le préjudice subi par le centre hospitalier régional s'est étendu depuis la date d'acquisition des sols souples concernés par l'entente illicite, jusqu'à la date de cessation des dommages, laquelle est indépendante de la durée des pratiques anticoncurrentielles sanctionnées. En incluant la précision contestée dans son ordonnance du 6 mai 2022, le président du tribunal administratif de Strasbourg, statuant en référé, n'a, contrairement à ce que soutiennent les sociétés requérantes, donc pas étendu la mission des experts. Les critiques qu'elles formulent à l'encontre de l'ordonnance du 6 mai 2022, et auxquelles il a déjà été répondu par la présente ordonnance dans le cadre des appels portant sur l'ordonnance d'expertise initiale, sont, dès lors, dépourvues d'objet. Il n'y a donc plus lieu de statuer sur les trois requêtes présentées à cette fin.
ORDONNE :
Article 1er : Les requêtes n° 21NC02970 de la société Tarkett France, n° 21NC02975 de la société Gerflor et n° 21NC02977 de la société Forbo Sarlino, ainsi que les conclusions du centre hospitalier régional de Metz-Thionville tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative formulées dans le cadre des mêmes requêtes, sont rejetées.
Article 2 : Il n'y a pas lieu de statuer sur les requêtes n° 22NC01313 de la société Tarkett France, n° 22NC01314 de la société Forbo Sarlino et n° 22NC01336 de la société Gerflor.
Article 3 : La présente ordonnance sera notifiée aux sociétés Tarkett France, Gerflor, Forbo Sarlino, Banghi, Bouygues bâtiment nord-est, Lagarde et Meregnani, et Les peintures réunies, et au centre hospitalier régional de Metz-Thionville.
Copie en sera adressée à MM. Sidoli et Laborde, experts, et au président du tribunal administratif de Strasbourg.
La présidente de la Cour
Signé : S. Favier
La République mande et ordonne au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente ordonnance.