TA Bordeaux, 15/02/2023, n°2300440

Vu la procédure suivante :

Par une requête enregistrée le 27 janvier 2023, un mémoire enregistré le 30 janvier 2023 tendant à l'application de l'article R. 412-2-1 du code de justice administrative, un mémoire enregistré le 9 février 2023 et deux mémoires enregistrés le 13 février 2023, la société Travel Planet, représentée par Me Seno, demande au juge des référés, saisi sur le fondement de l'article L. 551-1 du code précité :

1°) d'enjoindre à l'établissement public Bordeaux Métropole de reprendre, au stade de l'analyse des offres, la procédure qu'il a lancée en vue de la passation d'un accord-cadre portant sur l'acquisition de prestations d'agence de voyage pour ses agents et élus ainsi que pour les agents et élus de la commune de Bordeaux et de son centre d'action sociale ;

2°) à défaut, d'annuler la procédure de passation de l'accord-cadre et l'ensemble des décisions y afférentes ;

3°) de mettre à la charge de l'établissement public Bordeaux Métropole une somme de 5 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

La société Travel Planet soutient que :

- par lettre du 7 septembre 2022, l'établissement public l'a informée que l'offre qu'elle avait remise était susceptible de constituer une offre anormalement basse et lui a demandé de produire tout justificatif de nature à lever le doute quant au bas niveau du prix et de s'assurer que les prix proposés étaient économiquement viables ;

- malgré les réponses apportées sur sa stratégie, son approche directe atypique des fournisseurs, l'existence d'un service d'achat dédié, la solution technologique adoptée et l'absence de facturation de frais auprès des clients, l'établissement public a sollicité davantage de précisions par un courrier du 13 octobre 2022 portant sur les modalités de rémunération de la société et le détail des coûts notamment, auquel elle a répondu en fournissant les indications utiles sur la plateforme qu'elle utilise, les motifs de la gratuité de l'émission des billets de train électroniques et la couverture des frais ;

- pour autant, son offre a été rejetée par décision du 19 janvier 2023, comme étant anormalement basse au sens des articles L. 2152-1 et R. 2152-4 du code de la commande publique ;

- ainsi qu'il résulte des pièces transmises par son mémoire distinct en application de l'article R. 412-2-1 du code de justice administrative, enregistré le 30 janvier 2022, l'offre qu'elle a remise pour le marché en litige est plus avantageuse encore que celle présentée en 2019, qui avait été alors retenue ;

- la décision en cause repose sur une erreur manifeste d'appréciation dès lors que, comme elle l'a exposé à l'établissement public, elle peut proposer des prix plus bas que ceux de ses concurrents grâce, en premier lieu, à l'absence de frais de redevance à un éditeur tiers puisqu'elle a développé sa propre plateforme de réservation, en deuxième lieu, à la limitation des frais intermédiaires, par l'utilisation d'un service d'achat dédié et de connexions directes avec les fournisseurs, en troisième lieu, à la limitation des frais de personnels, par l'automatisation de nombreuses tâches, en quatrième lieu, à la limitation des frais de maintenance et d'exploitation, en utilisant un outil unique, et, en cinquième lieu, à la gratuité de l'émission de certains billets, du fait de contrats très avantageux avec les fournisseurs ;

- c'est la rémunération qu'elle tire directement des fournisseurs par le biais d'un pourcentage sur le volume d'achats total réalisé auprès d'eux qui lui permet notamment de proposer des prix bas ;

- alors qu'elle était titulaire du précédent marché, l'établissement public a pu constater que sa compétitivité ne faisait pas obstacle à la bonne exécution du contrat ;

- affectant la régularité de la procédure de passation, l'erreur manifeste ainsi commise conduit à l'attribution du marché en méconnaissance des principes d'égalité de traitement et de mise en concurrence ;

- ses choix de développer des liaisons directes avec les fournisseurs, d'une part, de s'exonérer du " global distribution system " (GDS), d'autre part, font la différence de prix avec l'attributaire du marché, la société Globéo Travel ;

- si la mise en place du système de connexion directe proposé par la SNCF induit un coût d'implémentation, celui-ci a déjà été réglé et amorti, l'utilisation de la connexion directe étant dorénavant moins couteuse ;

- le coût du système de connexion directe par trajet est extrêmement faible, outre que ce système présente l'avantage qualitatif de permettre l'accès à l'intégralité des offres de la SNCF, contrairement au " global distribution system " ;

- par ailleurs, elle bénéficie non seulement de la commission de base de 3 %, mais en plus d'une commission différenciée qui peut atteindre 2 %, ainsi que de la rémunération de l'accord bilatéral conclu avec la SNCF, dénommé " contrat régional ", qui peut atteindre 1,5 % en fonction des critères négociés, soit un total moyen de 4,5 %, ce qui lui permet d'être plus performante que la société attributaire qui ne perçoit que la commission de base ;

- dès lors qu'elle utilise un outil unique, le coût de développement et le coût de maintenance corrective du fait des évolutions des outils technologiques sont relativement faibles, d'autant qu'elle emploie la même technologie pour la vente de l'offre SNCF à l'ensemble des agences de voyages européennes sous une autre enseigne ;

- le caractère compétitif de son système se vérifie également sur les autres prestations ;

- son offre, qui repose sur des prix bas parce que maîtrisés, n'est pas susceptible de compromettre l'exécution du marché, l'établissement public l'ayant d'ailleurs sollicité pour une prolongation du précédent marché pendant une période de quatre mois ;

- du fait de la rémunération qu'elle tire notamment des commissions perçues de la SNCF, elle peut se permettre de proposer la gratuité de certaines prestations ;

- l'équipe qu'elle doit être en place pour les prestations " off line " gère aussi d'autres clients, outre que l'expérience montre que la demande ne représente qu'un demi équivalent temps plein ;

- la gratuité des prestations de formation ne caractérise pas davantage une offre anormalement basse ;

- l'erreur commise par l'établissement public a eu nécessairement pour effet de léser ses intérêts.

Par mémoires en défense enregistrés le 6 février 2023 et le 9 février 2023, la société par actions simplifiée (SAS) Globéo Travel, représentée par son directeur général, conclut au rejet de la requête en faisant valoir que les moyens ne sont pas fondés.

Par mémoires en défense enregistrés les 10 février 2023 et 14 février 2023, l'établissement public Bordeaux Métropole, représenté par Me Cabanes, conclut au rejet de la requête et à la mise à la charge de la société Travel Planet de la somme de 4 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

L'établissement public Bordeaux Métropole fait valoir que les moyens soulevés par la société Travel Planet ne sont pas fondés.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code de la commande publique ;

- le code de justice administrative.

La présidente du tribunal a désigné M. Bayle, vice-président, pour statuer sur les demandes de référé.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Au cours de l'audience publique du 14 février 2023 à 14h30, ont été entendus :

- le rapport de M. Bayle, juge des référés ;

- les observations de Me Elshoud, représentant la société Travel Planet, qui a développé les moyens soulevés dans les écritures de cette société ;

- les observations de Me Cabanes, représentant Bordeaux Métropole, qui a repris les moyens invoqués en défense par cet établissement public et soutenu, en outre, que l'offre de la société Travel Planet était entachée d'irrégularité faute pour cette dernière d'avoir entièrement rempli le bordereau des prix unitaires.

La clôture de l'instruction a été prononcée à l'issue de l'audience.

Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article L. 551-1 du code de justice administrative : " Le président du tribunal administratif, ou le magistrat qu'il délègue, peut être saisi en cas de manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles est soumise la passation par les pouvoirs adjudicateurs de contrats administratifs ayant pour objet l'exécution de travaux, la livraison de fournitures ou la prestation de services, avec une contrepartie économique constituée par un prix ou un droit d'exploitation, la délégation d'un service public ou la sélection d'un actionnaire opérateur économique d'une société d'économie mixte à opération unique (). / () Le juge est saisi avant la conclusion du contrat ". Aux termes de l'article L. 551-2 du même code : " Le juge peut ordonner à l'auteur du manquement de se conformer à ses obligations et suspendre l'exécution de toute décision qui se rapporte à la passation du contrat, sauf s'il estime, en considération de l'ensemble des intérêts susceptibles d'être lésés et notamment de l'intérêt public, que les conséquences négatives de ces mesures pourraient l'emporter sur leurs avantages. / Il peut, en outre, annuler les décisions qui se rapportent à la passation du contrat et supprimer les clauses ou prescriptions destinées à figurer dans le contrat et qui méconnaissent lesdites obligations ".

2. Par avis public à la concurrence envoyé à la publication au bulletin officiel des annonces des marchés publics le 27 juin 2022, l'établissement public Bordeaux Métropole a, en qualité de coordonnateur d'un groupement de commandes composé également de la commune de Bordeaux et de son centre d'action sociale, lancé une procédure d'appel d'offres ouvert en vue de la passation d'un accord-cadre aux fins d'acquisition de prestations d'agence de voyage pour les agents et les élus des membres de ce groupement. La société Travel Planet, qui exerce une activité d'organisation des déplacements professionnels et qui était titulaire du précédent marché, a déposé une offre. Toutefois, après avoir sollicité de la société, par courriers des 7 septembre et 13 octobre 2022 des précisions et au vu des réponses de cette dernière, l'établissement public Bordeaux Métropole a décidé, le 19 janvier 2023, d'écarter l'offre de la société comme étant anormalement basse. Par la présente requête, la société Travel Planet demande au juge des référés, saisi sur le fondement des dispositions précitées, à titre principal, d'enjoindre au pouvoir adjudicateur de reprendre la procédure de passation au stade de l'analyse des offres, à titre subsidiaire, d'annuler la procédure et toutes les décisions subséquentes.

3. Aux termes de l'article L. 2152-5 du code de la commande publique : " Une offre anormalement basse est une offre dont le prix est manifestement sous-évalué et de nature à compromettre la bonne exécution du marché " et aux termes de l'article L. 2152-6 de ce code : " L'acheteur met en œuvre tous moyens lui permettant de détecter les offres anormalement basses. / Lorsque une offre semble anormalement basse, l'acheteur exige que l'opérateur économique fournisse des précisions et justifications sur le montant de son offre. / Si, après vérification des justifications fournies par l'opérateur économique, l'acheteur établit que l'offre est anormalement basse, il la rejette dans des conditions prévues par décret en Conseil d'Etat ". Aux termes de l'article R. 2152-3 du même code : " L'acheteur exige que le soumissionnaire justifie le prix ou les coûts proposés dans son offre lorsque celle-ci semble anormalement basse eu égard aux travaux, fournitures ou services, y compris pour la part du marché qu'il envisage de sous-traiter. / Peuvent être prises en considération des justifications tenant notamment aux aspects suivants : / 1° Le mode de fabrication des produits, les modalités de la prestation des services, le procédé de construction ; / 2° Les solutions techniques adoptées ou les conditions exceptionnellement favorables dont dispose le soumissionnaire pour fournir les produits ou les services ou pour exécuter les travaux ; / 3° L'originalité de l'offre ; () ". Enfin, l'article R. 2152-4 dudit code dispose que " L'acheteur rejette l'offre comme anormalement basse dans les cas suivants : / 1° Lorsque les éléments fournis par le soumissionnaire ne justifient pas de manière satisfaisante le bas niveau du prix ou des coûts proposés ; () ".

4. Il résulte de l'instruction et il n'est pas contesté que le montant de l'offre de la société Travel Planet, qui s'élevait à 4 020 euros, était inférieur de 67,63 % au montant prévisionnel du marché, estimé à 12 420 euros, et à 78,67 % de la moyenne des offres recevables. Dans ces circonstances, l'établissement public était fondé à demander à la société Travel Planet, comme il l'a fait par les courriers des 7 septembre et 13 octobre 2022, toutes précisions et justifications de nature à expliquer le prix proposé.

5. Par son premier courrier, l'établissement public Bordeaux Métropole a demandé à la société Travel Planet de justifier les prix annoncés en fournissant toute justification sur notamment les modes de fabrication, les procédés d'exécution des prestations, les conditions d'exécution exceptionnellement favorables dont elle disposerait, l'originalité de son offre, l'obtention éventuelle d'une aide de l'Etat et les sous-détails des prix, conformément à l'article R. 2152-3 du code de la commande publique. En réponse, la société s'est bornée à faire valoir sa " stratégie d'indépendante technologique " grâce au développement de sa propre plateforme de réservation " dans un objectif d'automatisation des processus " permettant d'épargner le versement d'une redevance à un éditeur tiers, la disposition d'un service d'achat dédié ainsi qu'une "croissance" et "une approche atypique particulièrement prisée des fournisseurs", telle la connexion directe avec la SNCF qui permettrait la conclusion de contrats "très avantageux" et, en définitive, une rémunération comprise entre 4 et 4,5 % annuellement sur le volume total des achats réalisés du fait de la suppression du recours au " global distribution system ". Et de préciser que " Le modèle économique s'appuie ainsi sur des coûts essentiellement fixes et des revenus variables permettant une rapide couverture des frais ", avant de vanter " les développements réalisés grâce à l'accès direct aux systèmes de réservation des fournisseurs " par une automatisation qui limite le besoin d'interventions humaines aux seules urgences ou demandes d'informations. Peu satisfait par cette réponse aux allures de plaquette publicitaire, non dépourvue d'ailleurs de généralités applicables dans de nombreux contextes, et qui, surtout, ne démontrait pas le bien-fondé du coût spécialement bas de l'offre, l'établissement public a réitéré, en la précisant, sa demande de justifications, qui a porté sur la date de mise en œuvre de la plateforme dédiée, la gratuité de l'émission des billets de train par internet, le chiffrage des prestations " off line " et les moyens pour la société de se rémunérer. L'établissement public a également demandé à la société d'établir un sous-détail des prix intégrant tous les coûts : énergie, personnel et rémunération notamment. En retour, la société a développé sa précédente argumentation, sans apporter de commencement de preuve à l'appui de ses allégations. En particulier, la société n'a pas fourni les contrats " très avantageux " que lui aurait concédés la SNCF, ni les " accords " avec son fournisseur de réservation hôtelière ou les loueurs d'automobile. Elle n'a pas non plus fourni le sous-détail des prix alors que, au regard du bordereau des prix unitaires de l'offre, un nombre significatif de prestations, dont certaines nécessitent une intervention humaine, sont soit gracieuses, soit non renseignées. Il résulte de l'ensemble de ces éléments que l'établissement public Bordeaux Métropole n'a pas, en écartant l'offre de la société Travel Planet comme anormalement basse, commis une erreur manifeste d'appréciation.

6. Il suit de ce qui précède que les conclusions de la société Travel Planet aux fins d'injonction à la reprise de la procédure au stade de l'analyse des offres comme celles tendant à l'annulation de la procédure ne peuvent qu'être rejetées.

Sur les conclusions relatives aux frais de l'instance :

7. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de l'établissement public Bordeaux Métropole, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, la somme dont la société Travel Planet demande le paiement au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. En revanche, dans les circonstances de l'affaire, il y a lieu de mettre à la charge de cette société, sur ce fondement, le versement d'une somme de 3 000 euros à l'établissement public Bordeaux Métropole.

ORDONNE :

Article 1er : La requête n° 2300440 de la société Travel Planet est rejetée.

Article 2 : La société Travel Planet versera une somme de 3 000 euros à l'établissement public Bordeaux Métropole en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : La présente ordonnance sera notifiée à la société Travel Planet, à l'établissement public Bordeaux Métropole et à la société par actions simplifiée Globéo Travel.

Fait à Bordeaux, le 15 février 2023.

Le juge des référés,

J-M. BAYLE La greffière,

H. MALO

La République mande et ordonne au préfet de la Gironde en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente ordonnance.

Pour expédition conforme,

La greffière,

2300440