TA de Montpellier, 12 octobre 2023, n°2201876

 

REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
 

 

Vu la procédure suivante :

Par une requête enregistrée le 13 avril 2022 et des mémoires enregistrés les 3 juillet et 8 août 2023, la commune de Boisseron, représentée par Me Margall, doit être regardée comme demandant au tribunal :

1°) de condamner la société Epicure à lui verser la somme de 154 077,18 euros TTC au titre des dommages affectant le barriérage en bois de la carrière, assortie des intérêts au taux légal à compter du 28 octobre 2019 et capitalisation desdits intérêts à compter de la même date, ainsi qu'à chaque échéance annuelle à compter de cette date ;

2°) de mettre à la charge de la société Epicure la somme de 3 000 euros, sur le fondement des dispositions l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- la commune de Boisseron a fait réaliser un barriérage en bois pour sécuriser l'ancienne carrière située sur son territoire ;

- les travaux ont été confiés à la société Epicure, ces travaux ont été réceptionnés sans réserve le 7 août 2015 ;

- le 11 août 2017, constatant la dégradation rapide de l'ouvrage, elle a sollicité auprès de l'entreprise Epicure des travaux de reprise, laquelle a refusé d'intervenir ;

- la responsabilité décennale de la société Epicure doit être engagée dès lors que l'ouvrage s'est révélé impropre à destination à raison du pourrissement du bois utilisé, phénomène non détectable avant sa réception, comme l'a relevé l'expert désigné, le 8 octobre 2019, par la présidente du Tribunal ;

- la société Epicure sera condamnée au paiement de la remise en l'état de l'ouvrage évalué à 154 077,18 euros.

Une mise en demeure a été adressée le 24 mai 2023 à la société AXA France IARD, assureur de la société Epicure.

Par trois mémoires, enregistrés le 25 mai et 7 septembre 2022 et le 27 juillet 2023, la société Epicure, représentée par Me Monamy, conclut à titre principal au rejet de la requête et à titre subsidiaire à la condamnation de la société Green Park à l'intégralité des condamnations qui seraient prononcées à son encontre et en tout état de cause de mettre à la charge de la commune de Boisseron la somme de 3 000 euros au titre de l'article L.761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- la requête est irrecevable, faute pour la commune d'avoir produit la délibération du conseil municipal autorisant le maire à ester en justice ;

- la garantie décennale ne peut être engagée dès lors que les désordres étaient apparents au moment de la réception de l'ouvrage ;

- la commune de Boisseron a commis une imprudence coupable en réceptionnant les ouvrages sans réserves ;

- la société Green Park doit être attrait à la présente instance ;

- cette dernière doit la garantir des condamnations qui seraient prononcées à son encontre car sa responsabilité est de 100%, conformément au rapport d'expertise.

Par un mémoire en défense enregistré le 20 juillet 2022, la SMABTP, représentée par

Me Gasq, conclut à ce que la juridiction de céans juge qu'aucune demande n'est formulée à son encontre et qu'en tout état de cause sa responsabilité n'est pas acquise et qu'il soit mis à la charge de la société Epicure une somme de 1 000 euros au titre de l'article L.761-1 du code de justice administrative.

Une mise en demeure a été adressée le 24 mai 2023 à la société Green Park.

Par lettre reçue le 7 juin 2023, le tribunal a été informé de la dissolution de la société Green Park par jugement du tribunal de commerce de Lille en date du 27 juin 2022.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- le code civil ;

- le code général des collectivités territoriales ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Souteyrand ;

- les conclusions de M. Lauranson, rapporteur public ;

- et les observations de Me Télès pour la requérante, de Me Monamy pour la société Epicure et de Me Gasq pour la société SMABTP.

Considérant ce qui suit :

1. La commune de Boisseron dispose d'une carrière non exploitée aux pentes abruptes dont le site présente une situation de dangerosité. Pour sécuriser ce site, elle a mandaté, dans le cadre de la passation d'un marché public, la société Epicure pour la réalisation de travaux portant sur l'installation d'un barriérage en bois dont il est constant qu'ils ont été réceptionnés sans réserve le 7 août 2015.

2. A la suite de la constatation par huissier de l'apparition de désordres évidents sur ces barrières par procès-verbal établi le 22 novembre 2017, la requérante a demandé au tribunal administratif la désignation d'un expert afin que ce dernier se prononce sur les désordres affectant le barriérage en bois. Ce dernier a déposé son rapport le 11 février 2022. Sur le fondement de la garantie décennale, la requérante demande la condamnation de la société Epicure à l'indemniser des préjudices qu'elles estiment en lien avec les désordres affectant ces barrières en bois à hauteur de 154 077,18 euros. La société Epicure, mise en cause, présente un appel en garantie à l'encontre de la société Green Park, fournisseur.

Sur la fin de non-recevoir opposée en défense :

3. Si la société Epicure oppose une fin de non-recevoir tenant à l'absence d'autorisation d'ester en justice accordée au maire par le conseil municipal de la commune requérante, il ressort des pièces du dossier que par la délibération n° 2021-42 du 23 septembre 2021, le conseil municipal de la commune de Boisseron a autorisé le maire d'intenter au nom de la commune les actions en justice ou de défendre la commune dans les actions intentées contre elle. Ainsi la fin de non-recevoir opposée doit être écartée.

Sur l'engagement de la responsabilité décennale de la société Epicure :

3. Aux termes de l'article 1792 du code civil : " Tout constructeur d'un ouvrage est responsable de plein droit, envers le maître ou l'acquéreur de l'ouvrage, des dommages, même résultant d'un vice du sol, qui compromettent la solidité de l'ouvrage ou qui, l'affectant dans l'un de ses éléments constitutifs ou l'un de ses éléments d'équipement, le rendent impropre à sa destination. Une telle responsabilité n'a point lieu si le constructeur prouve que les dommages proviennent d'une cause étrangère ". L'article 1792-2 du même code prévoit que : " La présomption de responsabilité établie par l'article 1792 s'étend également aux dommages qui affectent la solidité des éléments d'équipement d'un ouvrage, mais seulement lorsque ceux-ci font indissociablement corps avec les ouvrages de viabilité, de fondation, d'ossature, de clos ou de couvert. Un élément d'équipement est considéré comme formant indissociablement corps avec l'un des ouvrages de viabilité, de fondation, d'ossature, de clos ou de couvert lorsque sa dépose, son démontage ou son remplacement ne peut s'effectuer sans détérioration ou enlèvement de matière de cet ouvrage ".

4. Le constructeur dont la responsabilité est recherchée sur le fondement de la garantie décennale ne peut en être exonéré, outre les cas de force majeure et de faute du maître d'ouvrage, que lorsque, eu égard aux missions qui lui étaient confiées, il n'apparaît pas que les désordres lui soient en quelque manière imputables. La responsabilité décennale des constructeurs ne peut être engagée que si les désordres procèdent de vices qui n'étaient pas connus du maître d'ouvrage lors de la réception.

5. Il ressort du rapport d'expertise en date du 1er février 2021, non contesté, que les barrières en bois sont affectées de désordres qui consistent en un pourrissement des bois, de nombreuses déformations, éclatement du bois des poteaux ce qui a pour conséquence que près de 50% de ces dernières sont disloquées.

6. Il résulte de ce qui précède que ces désordres, qui n'étaient pas connus de la commune de Boisseron avant la réception sans réserve de l'ouvrage, le 7 août 2015, sont de nature à constituer un danger pour les usagers de la carrière. Ils rendent le barriérage en bois impropre à sa destination et sont, dès lors, susceptibles d'engager la responsabilité décennale des constructeurs.

7. La société Epicure était liée par un contrat de louage d'ouvrage avec la commune de Boisseron avec pour mission de sécuriser la carrière par l'intermédiaire d'un dispositif de barrières en bois traité en classe IV résistant aux intempéries et aux dégradations diverses.

8. D'une part, il ressort du rapport d'expertise que le bois utilisé dans la confection des barrières n'était pas traité en classe IV conformément à ce qui avait été acté avec le maître d'ouvrage. D'autre part, la société Epicure a manqué à son devoir de conseil en ne vérifiant pas que le bois sélectionné répondait aux conditions édictées par le maître d'ouvrage. Dès lors, la société Epicure n'a pas valablement rempli les missions de direction et de suivi du chantier qui lui étaient confiées.

Sur la prétendue faute du maître d'ouvrage :

9. Si la société Epicure fait valoir que la commune de Boisseron avait connaissance des désordres au moment de la réception de l'ouvrage le 7 août 2015 au motif qu'ils sont similaires à ceux pour lesquels les travaux de reprise du 29 et 30 juillet 2015 avaient été réalisés, cela ne ressort pas de l'instruction, notamment pas du rapport d'expertise, l'expert attribuant les désordres en cause au pourrissement du bois utilisé par la société Epicure. Par suite, la commune n'ayant pas agi de manière imprudente en réceptionnant l'ouvrage sans réserve le 7 août 2015, la société Epicure ne peut utilement soutenir qu'une faute de la commune est de nature à l'exonérer de tout ou partie de sa responsabilité.

10. Il résulte de tout ce qui précède que l'ensemble des désordres en litige sont imputables à la société Epicure.

Sur la réparation des préjudices subis par la commune de Boisseron :

S'agissant des modalités de la réparation :

11. La responsabilité contractuelle des entrepreneurs en raison des malfaçons constatées dans les travaux peut trouver sa sanction dans l'obligation d'exécuter eux-mêmes les réparations, néanmoins cette demande de réparation ne peut être faite que par le maître d'ouvrage et non par l'entreprise condamnée, dès lors il n'y a pas lieu de faire droit à la demande de la société Epicure de réparation en nature des désordres établis.

S'agissant des travaux de réfection :

12. Le montant du préjudice dont le maître d'ouvrage est fondé à demander la réparation aux constructeurs à raison des désordres affectant l'ouvrage qu'ils ont réalisé correspond aux frais qu'il doit engager pour les travaux de réfection. Il résulte de l'instruction, et notamment du rapport d'expertise, que les travaux de réparation, consistant en la reprise du barriérage en bois affecté de pourrissement de la carrière de Boisseron s'élèvent à 83 449,95 euros. Il y a lieu de condamner la société Epicure au paiement de cette somme, sans qu'il soit besoin d'actualiser cette somme au regard de l'évolution du cours du bois dès lors que la commune ne produit aucune pièce faisant état d'une quelconque évolution.

S'agissant des mesures de sécurisation provisoire :

13. Il résulte de l'instruction que, sur les conseils de l'expert, la commune de Boisseron, qui a mis en place des mesures de sécurisation provisoire du site, sollicite, à ce titre, une somme de 39 478,09 euros, correspondant aux frais engagés. La commune a versé au débat l'ensemble des factures d'un prestataire ayant fourni des barrières de protection sur la période de janvier 2021 à février 2022 ainsi qu'une convention de location de matériel avec la communauté de communes du Pays de Lunel détaillant le prix des barrières de sécurité. Au surplus, la commune a versé au débat un certificat administratif du maire de Boisseron en date du 4 avril 2022 qui fait état des dépenses effectuées pour la sécurisation de la carrière. Ces pièces ainsi produites permettent d'apprécier la réalité des dépenses effectuées par la commune de Boisseron tendant à mettre en œuvre les mesures préconisées par l'expert. Dès lors, il y a lieu de faire droit à sa demande et de condamner la société Epicure au paiement de la somme de 39 478,09 euros.

Sur les intérêts et la capitalisation des intérêts :

14. Les sommes de 83 449,95 euros et de 39 478,09 euros, soit 122 928,04 euros au total, doivent être augmentées des intérêts au taux légal à compter du 13 avril 2022, date d'enregistrement de la requête présentée par la commune de Boisseron, et de la capitalisation des intérêts à compter du 13 avril 2023, ainsi qu'à chaque échéance annuelle à compter de cette date.

Sur l'appel en garantie :

15. Le litige né de l'exécution d'un marché de travaux publics et opposant des participants à l'exécution de ces travaux relève de la compétence de la juridiction administrative, sauf si les parties en cause sont unies par un contrat de droit privé. En outre, en vertu de l'article 1792-4 du code civil, le fabricant, bien que n'ayant pas de liens contractuels avec le maître d'ouvrage, peut voir sa responsabilité solidairement engagée avec les constructeurs sur le fondement de la garantie décennale à la condition que ce fabricant, mis en cause à ce titre, ait conçu ou produit un ouvrage, une partie d'ouvrage ou un élément d'équipement afin de satisfaire, en état de service, à des exigences précises et déterminées à l'avance.

16. En l'espèce, il résulte de l'instruction, et n'est pas contesté, que si la société Green Park a livré à la société Epicure des matériaux nécessaires à la confection des barriérages en bois, cette livraison est intervenue dans le cadre de relations commerciales entre ces deux entreprises, sans que la société Green Park n'ait conclu de contrat, dans le cadre des travaux en litige, avec la commune de Boisseron, maître d'ouvrage. De plus, les matériaux livrés correspondent à des barrières en bois classiques, qui ne sont pas spécifiques aux travaux en litige, et n'ont pas été produites ou conçues pour satisfaire à des exigences précises et déterminées à l'avance. Par suite, il n'appartient qu'aux juridictions de l'ordre judiciaire de connaître des conclusions d'appel en garantie de la société Epicure à l'encontre de la société Green Park.

Sur les frais d'expertise :

17. Aux termes de l'article R. 761-1 du code de justice administrative : " Les dépens comprennent les frais d'expertise, d'enquête et de toute autre mesure d'instruction dont les frais ne sont pas à la charge de l'Etat. Sous réserve de dispositions particulières, ils sont mis à la charge de toute partie perdante sauf si les circonstances particulières de l'affaire justifient qu'ils soient mis à la charge d'une autre partie ou partagés entre les parties ". L'article R. 621-13 du même code prévoit que : " () Dans le cas où les frais d'expertise mentionnés à l'alinéa précédent sont compris dans les dépens d'une instance principale, la formation de jugement statuant sur cette instance peut décider que la charge définitive de ces frais incombe à une partie autre que celle qui a été désignée par l'ordonnance mentionnée à l'alinéa précédent ou par le jugement rendu sur un recours dirigé contre cette ordonnance ".

18. Il y a lieu de mettre les frais d'expertise, taxés à la somme de 15 963,84 euros toutes taxes comprises, à la charge définitive de la société Epicure.

Sur les frais d'expertise non contradictoire :

19. Il résulte de l'instruction que la commune de Boisseron a dû engager des frais d'expertise non contradictoire, qui se sont avérés utiles à la résolution du litige, et pour lesquels elle s'est acquittée d'une somme de 300 euros auprès du laboratoire Abarco. Il y a lieu de condamner la société Epicure à lui rembourser, à ce titre, la somme de 300 euros.

Sur les frais liés au litige :

20. Il y a lieu de mettre à la charge de la société Epicure une somme de 2 000 euros à verser à la commune de Boisseron en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. La commune de Boisseron n'étant pas la partie perdante, il y a lieu de rejeter les conclusions de la Société Epicure au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens.

D E C I D E :

Article 1er : La société Epicure est condamnée à verser à la commune de Boisseron la somme de 123 228,04 euros TTC.

Article 2 : La somme de 123 228,04 euros portera intérêts au taux légal à compter du 13 avril 2022, et capitalisation des intérêts à compter du 13 avril 2023, ainsi qu'à chaque échéance annuelle à compter de cette date.

Article 3 : Les frais d'expertises, taxés à la somme de 15 963,84 euros, sont mis à la charge définitive de la société Epicure.

Article 4 : La société Epicure versera la somme de 2 000 euros au titre de l'article L.761-1 du code de justice administrative.

Article 5 : Les conclusions de la société Epicure en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 6 : Le présent jugement sera notifié à la commune de Boisseron, à la société Epicure, à la société SMABTP, à la société Axa France Iard et à la société Green Park.

Délibéré après l'audience du 28 septembre 2023, à laquelle siégeaient :

M. Souteyrand, président,

Mme Bayada, première conseillère,

Mme Lesimple, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 12 octobre 2023

Le président-rapporteur,

E. Souteyrand

L'assesseur le plus ancien,

A. Bayada

La greffière,

M-A. Barthélémy

La République mande et ordonne au préfet de l'Hérault en ce qui le concerne, ou à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Pour expédition conforme,

Montpellier le 12 octobre 2023.

La greffière,

M-A. Barthélémy