TA Grenoble, 15/05/2024, n°2101898


REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire, enregistrés les 24 mars 2021 et 7 février 2022, la société Colas France, représentée par l'AARPI Loiré-Henochsberg, demande au tribunal :

1°) d'annuler le marché public de réhabilitation de la rue du Pommarin, située dans le parc d'activités économiques de Centr'Alp à Moirans, conclu entre la communauté d'agglomération du Pays Voironnais et la société Care TP, ou à défaut de prononcer sa résiliation ;

2°) de condamner la communauté d'agglomération du Pays Voironnais à lui verser une somme de 12 099,50 euros en réparation de son préjudice, assortie des intérêts de retard au taux légal à compter du 24 décembre 2020 avec capitalisation ;

3°) de mettre à la charge de la communauté d'agglomération du Pays Voironnais une somme de 5 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- elle est recevable à former un recours en sa qualité de candidate évincée ; son recours gracieux formé dans le délai de deux mois à compter de l'accomplissement des mesures de publicité a interrompu le délai de recours contentieux ;

- la communauté d'agglomération n'a pas procédé préalablement à l'attribution à une analyse des capacités des candidats, alors que la société Care TP, attributaire du marché, ne réunissait pas les conditions pour être admise ;

- le principe d'égalité de traitement des candidats a été méconnu lors de la phase de négociation, dès lors que la société Care TP, attributaire, a modifié son offre sur les prix unitaires, les quantités et la méthodologie, alors que le courrier du 28 août 2020 adressé aux candidats indiquait que seule l'approche technique et les prix des produits bitumineux devaient être justifiés et qu'il n'était pas " envisageable de modifier tout autre aspect de [leur] proposition " ;

- la société Care TP a modifié le détail quantitatif estimatif (DQE) du marché faussant la comparaison entre les offres ; sur la base du DQE appliqué par l'attributaire, c'est l'offre de la requérante qui aurait été retenue ;

- la communauté d'agglomération n'a pas procédé à la vérification des attestations de fin de procédure ;

- ces manquements l'ont privée d'une chance sérieuse de remporter le marché et elle a droit à l'indemnisation de la marge nette qu'elle aurait réalisée en exécution des travaux, soit une somme de 12 099,50 euros HT, représentant 3,3 % du montant de son offre.

Par un mémoire en défense, enregistré le 18 octobre 2021, la communauté d'agglomération du Pays Voironnais conclut au rejet de la requête et demande de mettre à la charge de la société Colas France une somme de 2 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- la requête est tardive : le recours gracieux contre la décision de rejet n'est pas de nature à conserver le délai de recours contentieux qui coure à compter de la publication de l'avis d'attribution, soit en l'espèce le 2 novembre 2020 ; au demeurant, introduit le 24 décembre 2020, ce recours gracieux contre la décision de rejet de l'offre reçue le 16 octobre 2020 est lui-même tardif ;

- les candidatures ont toutes été analysées et la requérante n'apporte aucun élément de nature à justifier que la société Care TP aurait dû être écartée ;

- la négociation était prévue par l'article 8-3 du règlement de la consultation qui permettait qu'il porte sur tout élément y compris le prix et le courriel envoyé pour initier la renégociation avec les trois candidats retenus leur permettait explicitement de " confirmer, ou ajuster [leur] prix ", même si ces modifications devaient concerner uniquement les produits bitumineux ;

- en l'absence de tout manquement, les prétentions indemnitaires de la requérante doivent être rejetées.

Par lettre du 30 août 2022, les parties ont été informées qu'en application des dispositions de l'article R. 611-11-1 du code de justice administrative l'instruction est susceptible d'être close à compter du 3 octobre 2022, par l'émission d'une ordonnance de clôture ou d'un avis d'audience, sans information préalable.

Par ordonnance du 3 juillet 2023, la clôture d'instruction a été fixée au même jour.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code des marchés publics ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Callot, rapporteur,

- les conclusions de M. Villard, rapporteur public,

- et les observations de Me Bontemps-Hesdin, représentant la communauté d'agglomération du Pays Voironnais.

Considérant ce qui suit :

1. Par un avis d'appel public à la concurrence publié le 2 juin 2020, la communauté d'agglomération du Pays Voironnais (CAPV) a lancé un marché à procédure adaptée pour la réhabilitation de la rue du Pommarin, voie interne au parc d'activités économiques de Centr'Alp à Moirans (Isère). Le règlement de consultation prévoyait que le pouvoir adjudicateur avait la possibilité d'engager des négociations sur les aspects techniques et financiers des offres. Les trois entreprises admises à négocier, parmi lesquelles figurait la société Colas France, ont été destinataires d'un courrier daté du 28 août 2020 précisant le cadre de la négociation. Par courrier du 12 octobre 2020, reçu le 16 octobre 2020, la société Colas France a été informée du rejet de son offre et informée qu'elle avait été classée 2e, avec une note de 89,75 contre 93,24 pour la société Care TP, attributaire. La société Colas France a sollicité des informations complémentaires le 21 octobre 2020. Un avis d'attribution a été publié sur le profil acheteur de la CAPV le 2 novembre 2020. La société Colas France a adressé à la collectivité un recours gracieux reçu le 24 décembre 2020 mettant en demeure la collectivité de lui communiquer des pièces, d'annuler le marché et de l'indemniser de son préjudice. Par un courrier du 19 février 2021, la CAPV a rejeté ledit recours. La société Colas a alors introduit la présente requête en contestation de validité du marché en cause le 24 mars 2021.

Sur la fin de non-recevoir opposée en défense :

2. La communauté d'agglomération du Pays Voironnais soutient que la requête en date du 24 mars 2021 serait tardive, d'une part parce que le recours gracieux du 24 décembre 2020 qui ne pourrait être exercé que contre la décision de rejet de son offre reçue le 16 octobre 2020 était lui-même tardif, et d'autre part, parce que ce recours gracieux n'aurait pas eu pour effet d'interrompre le délai de recours en annulation ouvert aux candidats évincés, qui doit être exercé dans un délai de deux mois à compter de l'accomplissement des mesures de publicité appropriées, soit en l'espèce à compter de la publication de l'avis d'attribution sur le profil acheteur de la CAPV le 2 novembre 2021.

3. Toutefois, le recours de pleine juridiction dont dispose tout tiers à un contrat administratif doit être exercé, y compris si le contrat contesté est relatif à des travaux publics, dans un délai de deux mois à compter de l'accomplissement des mesures de publicité appropriées, notamment au moyen d'un avis mentionnant à la fois la conclusion du contrat et les modalités de sa consultation dans le respect des secrets protégés par la loi. Si un candidat forme un recours gracieux dans le délai de deux mois à compter de l'accomplissement des mesures de publicité appropriées, l'exercice de ce recours gracieux interrompt le délai de recours contentieux, qui recommence à courir à compter du rejet explicite ou implicite du pouvoir adjudicateur.

4. En l'espèce, un recours gracieux portant sur le même objet que la requête a été introduit le 23 décembre 2020, moins de deux mois après la publication de l'avis d'attribution du contrat litigieux le 2 novembre 2020. Il a eu pour effet d'interrompre le délai de recours contentieux jusqu'à la décision expresse de rejet du 19 février 2021. Par suite, la requête introduite le 24 mars 2021 n'était pas tardive et la fin de non-recevoir doit être écartée.

Sur la validité du contrat :

5. Le règlement de la consultation en litige prévoit dans ses articles 5 et 6 la transmission par les candidats d'un " détail quantitatif estimatif " (DQE), destiné à appliquer aux prix unitaires indiqués dans les bordereaux, les quantités estimées par le pouvoir adjudicateur pour les besoins du marché afin d'évaluer le critère prix pour chacun des candidats. Toutefois, le marché en litige prévoit dans la rubrique " prix " de l'acte d'engagement que " les prestations seront rémunérées par application aux quantités réellement exécutées des prix unitaires fixés dans le bordereau des prix " et qu'ainsi, seuls les prix unitaires ont une valeur contractuelle et s'imposent au titulaire pendant toute la durée d'exécution des prestations. Par suite, les montants issus du DQE ne représentent pas le prix effectivement acquitté par le pouvoir adjudicateur lors de l'exécution du marché, qui dépend des quantités effectivement utilisées, mais une méthode d'évaluation du critère prix des offres utilisée lorsque les quantités ne peuvent être entièrement définies à l'avance par l'acheteur public. Il en résulte qu'afin de respecter l'égalité entre les candidats, la mise en œuvre de ces modalités d'appréciation des offres nécessitait que les quantités mentionnées dans les DQE, bien que purement estimatives, soient les mêmes pour tous les candidats.

6. Or, à l'occasion de la phase de négociation, l'attributaire du marché, la société Care TP, a unilatéralement ramené à 0 les quantités communiquées par le pouvoir adjudicateur pour plusieurs lignes du DQE, notamment les lignes 2.7 (chapitre 2), 20.1 (chapitre 4) et 20.2 (chapitre 4). Il a également divisé par 5 les quantités de la ligne 20.5.3 (chapitre 4). En faisant sien le calcul du prix ainsi élaboré par un candidat, sur des bases différentes de celles imposées par le règlement à tous les candidats, le pouvoir adjudicateur a méconnu l'égalité de traitement.

7. La circonstance que ces quantités aient été réduites par un changement du mode opératoire retenu par la société Care TP pendant la phase de négociation est sans incidence sur l'atteinte à l'égalité entre les candidats, dès lors que les autres candidats n'en ont pas été informés et n'ont pas été en mesure pour leur part de procéder à de telles modifications.

8. Par suite la société Colas France est fondée à soutenir que la procédure au terme de laquelle a été conclue le marché en litige est entachée d'irrégularité.

Sur les conséquences de l'illégalité du contrat :

9. Il appartient au juge du contrat, lorsqu'il constate l'existence de vices entachant la validité du contrat, d'en apprécier l'importance et les conséquences. Ainsi, il lui revient, après avoir pris en considération la nature de ces vices, soit de décider que la poursuite de l'exécution du contrat est possible, soit d'inviter les parties à prendre des mesures de régularisation dans un délai qu'il fixe, sauf à résilier ou résoudre le contrat. En présence d'irrégularités qui ne peuvent être couvertes par une mesure de régularisation et qui ne permettent pas la poursuite de l'exécution du contrat, il lui revient de prononcer, le cas échéant avec un effet différé, après avoir vérifié que sa décision ne portera pas une atteinte excessive à l'intérêt général, soit la résiliation du contrat, soit, si le contrat a un contenu illicite ou s'il se trouve affecté d'un vice de consentement ou de tout autre vice d'une particulière gravité que le juge doit ainsi relever d'office, l'annulation totale ou partielle de celui-ci. Il peut enfin, s'il en est saisi, faire droit, y compris lorsqu'il invite les parties à prendre des mesures de régularisation, à des conclusions tendant à l'indemnisation du préjudice découlant de l'atteinte à des droits lésés.

10. Le vice entachant le marché en litige et tiré de l'absence d'égalité entre les candidats du fait de la modification unilatérale par l'attributaire du document ayant permis l'appréciation du critère du prix a affecté gravement la régularité de la mise en concurrence et la légalité du choix du délégataire. Toutefois, cette illégalité, en l'absence de toutes circonstances particulières révélant notamment une volonté de la personne publique de favoriser un candidat, ne justifie pas que soit recherchée une résolution du marché. Les conclusions visant à l'annulation du marché doivent être rejetées.

11. Si, à titre subsidiaire, la requérante sollicite également la résiliation du marché en litige, il résulte toutefois de l'instruction que les travaux ont été entièrement exécutés. Par suite, ces conclusions doivent également être rejetées.

Sur les conclusions indemnitaires :

12. Lorsqu'un candidat à l'attribution d'un contrat public demande la réparation du préjudice né de son éviction irrégulière de ce contrat et qu'il existe un lien direct de causalité entre la faute résultant de l'irrégularité et les préjudices invoqués par le requérant à cause de son éviction, il appartient au juge de vérifier si le candidat était ou non dépourvu de toute chance de remporter le contrat. En l'absence de toute chance, il n'a droit à aucune indemnité. Dans le cas contraire, il a droit en principe au remboursement des frais qu'il a engagés pour présenter son offre. Il convient en outre de rechercher si le candidat irrégulièrement évincé avait des chances sérieuses d'emporter le contrat conclu avec un autre candidat. Si tel est le cas, il a droit à être indemnisé de son manque à gagner, incluant nécessairement, puisqu'ils ont été intégrés dans ses charges, les frais de présentation de l'offre, lesquels n'ont donc pas à faire l'objet, sauf stipulation contraire du contrat, d'une indemnisation spécifique. En revanche, le candidat ne peut prétendre à une indemnisation de ce manque à gagner si la personne publique renonce à conclure le contrat pour un motif d'intérêt général.

13. Classée deuxième, la requérante a reçu les mêmes notes que l'attributaire sur le critère technique comptant pour 40 points. Ces deux candidates ont été départagées par le critère prix comptant pour 60 points. Le montant de l'offre de Care TP, attributaire, s'élevait à 358 457,20 euros et celle de Colas à 366 651,45, soit un différentiel de 8 194,25 euros en faveur de l'attributaire.

14. Or, la modification des quantités du DQE à laquelle a procédé Care TP a eu pour effet de ramener son prix sur les lignes en litige à 12 760 euros contre 114 164,20 pour la requérante, qui a pour sa part conservé les quantités mentionnées par le pouvoir adjudicateur. L'écart consécutif à la modification unilatérale du document de la consultation par la société Care TP est ainsi supérieur à l'écart total de prix entre les deux offres et la requérante est fondée à soutenir que, si l'égalité de traitement avait été respectée, elle disposait d'une chance sérieuse de remporter le marché.

15. Par suite, la société Colas France a droit à l'indemnisation de l'intégralité du manque à gagner en résultant, qu'elle estime, sans être contredite sur ce point, à un montant de 12 099,50 euros, correspondant au montant de sa marge nette, soit 3,3 %, appliqué au montant de son offre.

Sur les intérêts et leur capitalisation :

16. La requérante est fondée à demander des intérêts à compter du 24 décembre 2020, date de sa réclamation préalable. La capitalisation des intérêts peut être demandée à tout moment devant le juge du fond, même si, à cette date, les intérêts sont dus depuis moins d'une année. En ce cas, cette demande ne prend toutefois effet qu'à la date à laquelle, pour la première fois, les intérêts sont dus pour une année entière. La capitalisation des intérêts a été demandée le 24 mars 2021. Il y a lieu de faire droit à cette demande à compter du 24 décembre 2021, date à laquelle sont dus, pour la première fois, une année d'intérêts, ainsi qu'à chaque échéance annuelle à compter de cette date.

Sur les conclusions tendant à l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

17. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire application de ces dispositions et de mettre à la charge de la communauté d'agglomération du Pays Voironnais la somme de 1 500 euros au titre des frais exposés en cours d'instance et non compris dans les dépens. En revanche, ces dispositions font obstacle à ce qu'une somme quelconque soit mise à la charge de la société Colas France, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance.

D E C I D E :

Article 1er : La communauté d'agglomération du Pays Voironnais est condamnée à verser à la société Colas France la somme de 12 099,50 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du 24 décembre 2020 et de la capitalisation de ces intérêts à compter du 24 décembre 2021 et à chaque échéance annuelle.

Article 2 : La communauté d'agglomération du Pays Voironnais versera à la société Colas France une somme de 1 500 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : Le surplus des conclusions de la société Colas France est rejeté.

Article 4 : Les conclusions de la communauté d'agglomération du Pays Voironnais sont rejetées.

Article 5 : Le présent jugement sera notifié à la société Colas France, à la communauté d'agglomération du Pays Voironnais et à la société Care TP.

Délibéré après l'audience du 11 avril 2024, à laquelle siégeaient :

Mme Triolet, présidente,

M. Callot et M. A, premiers conseillers.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 15 mai 2024.

Le rapporteur,

A. Callot

La présidente,

A. Triolet

La greffière,

J. Bonino

La République mande et ordonne au préfet de l'Isère en ce qui le concerne et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.