TA Grenoble, 16/04/2024, n°2102329


REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Par une requête et des mémoires enregistrés les 12 avril 2021, 28 juillet 2022, 12 janvier 2023, 26 février 2023 et 3 mars 2023, la société Next D, représentée par Me Py, demande au tribunal dans le dernier état de ses écritures :

1°) d'annuler le lot n°2 Sol sportif et équipements du marché de travaux d'aménagement attribué par délibération du conseil municipal de la commune d'Artas du 9 octobre 2020 à la société ST Group ;

2°) à titre subsidiaire de prononcer la résiliation ;

3°) de condamner la commune d'Artas au paiement d'une somme de 31 459,37 euros en réparation des préjudices subis ;

4°) de mettre à la charge de la commune d'Artas une somme de 3 100 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;

La société soutient dans le dernier état de ses écritures que :

- l'offre de la société ST Group qui a été retenue par la commune devait être écartée comme irrégulière, au motif que le revêtement de sol proposé ne respecte pas la norme d'absorption des chocs NF 14808 ;

- le montant du marché ne correspond pas au montant figurant dans l'acte d'engagement de la société ST Group ;

- la candidature de la société ST Group était incomplète et donc irrégulière en l'absence de l'attestation sur l'honneur justifiant que la société n'entrait dans aucun des cas d'interdiction de soumissionner prévu à la case F1 du formulaire DC1 ;

- la commune a commis une erreur manifeste d'appréciation dans l'appréciation des offres et a méconnu les principes d'égalité de traitement des candidats et de transparence des procédures dans le jugement des offres ;

- elle a engagé des moyens humains, techniques et matériels pour répondre à la consultation et demande leur indemnisation à hauteur de 6 980 euros ;

- elle avait une chance sérieuse de remporter le marché, son offre étant la seule à répondre aux normes techniques et est en droit d'obtenir l'indemnisation de son manque à gagner évalué à 21 479,37 euros HT ;

- elle a subi un préjudice moral résultant de son éviction évalué à 3 000 euros.

Par des mémoires en défense enregistrés les 29 décembre 2021 et 20 décembre 2022, la commune d'Artas, représenté par Me Tissot conclut au rejet de la requête et à ce qu'il soit mis à la charge de la société Next D la somme de 3 000 euros au titre des dispositions de l'article

L. 761-1 du code de justice administrative.

La commune d'Artas soutient que :

- l'offre de la société ST Group n'est pas irrégulière : cette dernière s'étant engagée à respecter les normes énumérées au CCTP et l'analyse des offres réalisée par le maître d'œuvre ayant conclu à la conformité de l'offre ;

- aucune stipulation du dossier de consultation ne mentionne la norme NF 14808 qui reste d'application volontaire et non obligatoire ;

- le détail quantitatif estimatif (DQE) mentionnait par erreur deux buts de basket alors que le besoin était de quatre, les offres ont été analysées sur la base du DQE initial et l'acte d'engagement a été ensuite modifié afin d'ajouter les deux buts de baskets manquant sans que cette modification n'impacte le classement des offres ;

- l'attestation sur l'honneur de la société ST Group a bien été produite ;

- le rapport d'analyse des offres démontre l'appréciation complète réalisée par la commune conformément aux critères et sous-critères arrêtés ;

- la société Next D ayant été classée en 3ème position, elle ne peut être regardée comme ayant une chance sérieuse de se voir attribuer le marché ;

- la somme demandée au titre de la participation à la consultation n'est accompagnée d'aucune justification ;

- elle n'établit pas avoir subi un préjudice moral, ce poste de préjudice n'étant au surplus pas indemnisable ;

- par la production d'une attestation comptable la société Next D n'établit pas le chiffrage de 21 479,37 euros HT.

Vu la demande préalable indemnitaire ;

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code de la commande publique ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Doulat,

- les conclusions de M. Villard, rapporteur public ;

- les observations de Me Py, représentant la société Next D ;

- et les observations de Me Tissot, représentant la commune d'Artas.

Considérant ce qui suit :

1. La commune d'Artas a souhaité réaliser un espace multi-activités au sein d'un complexe sportif existant. Par une délibération du 9 octobre 2020, le conseil municipal a attribué le lot n°2 " sol sportif et équipements " de ce marché de travaux à la société ST Group pour un montant de 87 836,30 euros HT. Par courrier du 16 octobre 2020, la commune a informé la société Next D de son classement en troisième position et du rejet de son offre. Après avoir adressé le 13 décembre 2020 une demande indemnitaire préalable et une contestation de la validité du marché, qui ont été rejetées le 11 février 2021, la société Next D demande au tribunal d'une part d'annuler le lot n°2 Sol sportif et équipements du marché de travaux d'aménagement d'un terrain multi activité et d'autre part de condamner la commune d'Artas à lui verser la somme globale de 31 459,37 euros en réparation du préjudice correspondant aux frais de présentation de l'offre, au manque à gagner dû à leur éviction irrégulière et à son préjudice moral.

Sur les conclusions à fin d'annulation du contrat :

En ce qui concerne le cadre juridique du litige :

2. Tout tiers à un contrat administratif susceptible d'être lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par sa passation ou ses clauses est recevable à former devant le juge du contrat un recours de pleine juridiction contestant la validité du contrat ou de certaines de ses clauses non réglementaires qui en sont divisibles. Un concurrent évincé ne peut invoquer que les manquements aux règles applicables à la passation de ce contrat qui sont en rapport direct avec son éviction ou les vices d'ordre public dont serait entaché le contrat.

3. Il appartient au juge du contrat lorsqu'il constate l'existence de vices entachant la validité du contrat, d'en apprécier l'importance et les conséquences. Ainsi, il lui revient, après avoir pris en considération la nature de ces vices, soit de décider que la poursuite de l'exécution du contrat est possible, soit d'inviter les parties à prendre des mesures de régularisation dans un délai qu'il fixe, sauf à résilier ou résoudre le contrat. En présence d'irrégularités qui ne peuvent être couvertes par une mesure de régularisation et qui ne permettent pas la poursuite de l'exécution du contrat, il lui revient de prononcer, le cas échéant avec un effet différé, après avoir vérifié que sa décision ne portera pas une atteinte excessive à l'intérêt général, soit la résiliation du contrat, soit, si le contrat a un contenu illicite ou s'il se trouve affecté d'un vice de consentement ou de tout autre vice d'une particulière gravité que le juge doit ainsi relever d'office, l'annulation totale ou partielle de celui-ci.

En ce qui concerne la validité du contrat :

Quant à la régularité de la procédure de passation :

4. D'une part, aux termes des dispositions de l'article L. 2152-1 du code de la commande publique : " L'acheteur écarte les offres irrégulières, inacceptables ou inappropriées. ". Aux termes des dispositions de l'article L. 2152-2 du même code : " Une offre irrégulière est une offre qui ne respecte pas les exigences formulées dans les documents de la consultation (). ". Aux termes des dispositions de l'article R. 2132-1 du même code : " Les documents de la consultation sont l'ensemble des documents fournis par l'acheteur ou auxquels il se réfère afin de définir son besoin et de décrire les modalités de la procédure de passation, y compris l'avis d'appel à la concurrence. Les informations fournies sont suffisamment précises pour permettre aux opérateurs économiques de déterminer la nature et l'étendue du besoin et de décider de demander ou non à participer à la procédure. ". Aux termes des dispositions de l'article R. 2152-1 du même code : " Dans les procédures adaptées sans négociation et les procédures d'appel d'offres, les offres irrégulières, inappropriées ou inacceptables sont éliminées. / Dans les autres procédures, les offres inappropriées sont éliminées. Les offres irrégulières ou inacceptables peuvent devenir régulières ou acceptables au cours de la négociation ou du dialogue, à condition qu'elles ne soient pas anormalement basses. Lorsque la négociation ou le dialogue a pris fin, les offres qui demeurent irrégulières ou inacceptables sont éliminées. ".

5. D'autre part, aux termes de l'article R. 2111-11 du code de la commande publique : " Lorsque l'acheteur formule une spécification technique par référence à une norme ou à un document équivalent, il ne peut pas rejeter une offre au motif que celle-ci n'est pas conforme à cette norme ou à ce document si le soumissionnaire prouve, par tout moyen approprié, que les solutions qu'il propose satisfont de manière équivalente aux exigences définies par cette norme ou ce document. Lorsque l'acheteur formule une spécification technique en termes de performances ou d'exigences fonctionnelles, il ne peut pas rejeter une offre si celle-ci est conforme à une norme ou à un document équivalent correspondant à ces performances ou exigences fonctionnelles. Le soumissionnaire prouve, par tout moyen approprié, que cette norme ou ce document équivalent correspond aux performances ou exigences fonctionnelles définies par l'acheteur ".

6. Le règlement de la consultation d'un marché est obligatoire dans toutes ses mentions. L'administration ne peut, dès lors, attribuer le marché à un candidat qui ne respecterait pas une des prescriptions imposées par ce règlement.

7. Le cahier des clauses techniques particulières (CCTP) indique dans son article 5 que " les ouvrages sont soumis à l'ensemble des règlements en vigueur et en particulier : / NORMES FRANÇAISES homologuées éditées par l'A.F.N.O.R. () " et dans son article 35 que " Les aménagements seront conformes en tout point aux normes en vigueur ". La rédaction générale ainsi adoptée par la commune d'Artas ne se limite pas aux seules normes spécifiées dans le CCTP ou aux normes obligatoires, mais inclut l'ensemble des normes en vigueur homologuées et éditées par l'AFNOR, ce qui est le cas de la norme NF 14808, relative à l'absorption des chocs. Les offres classées en première et deuxième position à l'issue de la procédure d'attribution ne respectaient pas la norme précitée, en méconnaissance des prescriptions du CCTP, contrairement à l'offre de la société Next D. Dès lors la société Next D est fondée à soutenir que l'offre de la société attributaire était irrégulière et aurait dû être écartée.

Quant aux conséquences de l'illégalité sur la validité du contrat :

8. D'une part, l'attribution du marché à une offre irrégulière ne révèle pas un vice du consentement de la personne publique et n'affecte pas les caractéristiques essentielles du contenu du contrat. En l'absence par ailleurs de toutes circonstances particulières révélant une volonté de la personne publique de favoriser un candidat, il n'est pas d'une gravité telle qu'il implique que soit prononcée l'annulation du contrat.

9. D'autre part, si la validité du marché en litige est affectée par les conditions de sa passation, sa résiliation n'a, en tout état de cause, plus d'objet dès lors qu'il résulte de l'instruction qu'à la date du présent jugement, les travaux objet du contrat ont été intégralement exécutés. Il n'y a donc pas lieu de prononcer la résiliation du contrat.

10. Il résulte de tout ce qui précède que les conclusions à fin d'annulation ou de résiliation du contrat doivent être rejetées.

Sur les conclusions indemnitaires

11. Lorsqu'un candidat à l'attribution d'un contrat public demande la réparation du préjudice né de son éviction irrégulière de ce contrat et qu'il existe un lien direct de causalité entre la faute résultant de l'irrégularité et les préjudices invoqués par le requérant à cause de son éviction, il appartient au juge de vérifier si le candidat était ou non dépourvu de toute chance de remporter le contrat. En l'absence de toute chance, il n'a droit à aucune indemnité. Dans le cas contraire, il a droit en principe au remboursement des frais qu'il a engagés pour présenter son offre. Il convient en outre de rechercher si le candidat irrégulièrement évincé avait des chances sérieuses d'emporter le contrat conclu avec un autre candidat. Si tel est le cas, il a droit à être indemnisé de son manque à gagner, incluant nécessairement, puisqu'ils ont été intégrés dans ses charges, les frais de présentation de l'offre, lesquels n'ont donc pas à faire l'objet, sauf stipulation contraire du contrat, d'une indemnisation spécifique. En revanche, le candidat ne peut prétendre à une indemnisation de ce manque à gagner si la personne publique renonce à conclure le contrat pour un motif d'intérêt général.

12. Ainsi qu'il a été dit, les deux offres classées première et deuxième étaient irrégulières, faute de respecter la prescription relative au respect de la norme NF 14808 relative à l'absorption des chocs. Dès lors, la société Next D, dont l'offre a été classée troisième, et dont le prix était au surplus inférieur à l'offre retenue, a été privée d'une chance sérieuse de remporter le contrat. Elle a donc droit à l'indemnisation de l'intégralité de son manque à gagner, qui doit être calculé en fonction du bénéfice net que lui aurait procuré le marché, si elle l'avait obtenu.

13. Pour justifier de son manque à gagner, la société Next D se borne à produire une attestation de son expert-comptable dépourvue de toute pièce justificative, alors même que cette carence est pointée en défense. Au regard du domaine d'activité de la société Next D et du fait que dans le cadre de son offre elle prévoyait l'achat des dalles de sol auprès d'un fournisseur et la sous-traitance de l'installation de ce sol, il sera fait une juste appréciation de son manque à gagner en le fixant à une somme de 7 000 euros, incluant les frais de présentation de l'offre.

14. Si la société Next D soutient qu'elle a subi un préjudice moral à hauteur de 3 000 euros en raison des tracas causés par cette procédure, elle n'établit pas la réalité de ce préjudice. Les conclusions sur ce chef de préjudice doivent par suite être rejetés.

Sur les frais du procès

15. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de la commune d'Artas le versement à la société Next D d'une somme de 1 500 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Ces dispositions font en revanche obstacle à ce que soit mise à la charge de la société Next D, qui n'est pas la partie perdante, la somme demandée par la commune d'Artas.

D E C I D E :

Article 1er : La commune d'Artas est condamnée à verser à la société Next D une somme de 7 000 euros.

Article 2 : La commune d'Artas versera à la société Next D la somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : Les conclusions de la commune d'Artas tendant au bénéfice de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 4 : Le présent jugement sera notifié à la société Next D, à la société ST Group et à la commune d'Artas.

Délibéré après l'audience du 14 mars 2024, à laquelle siégeaient

Mme Triolet, présidente,

M. Ban, premier conseiller,

M. Doulat, premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 16 avril 2024.

Le rapporteur,

F. DOULAT

La présidente,

A. TRIOLET

La greffière,

J. BONINO

La République mande et ordonne au préfet de l'Isère en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.