TA Paris, 06/05/2024, n°2407771


REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Par une requête et trois mémoires, enregistrés le 5 avril 2024, le 12 avril 2024, le 18 avril 2024 et le 25 avril 2024, la société WORDLINE France et la société CAPGEMINI TECHNOLOGY SERVICES, représentées par la SELARL CABANES AVOCATS agissant par Me Christophe Cabanes et Me Vincent Michelin, demandent au juge des référés statuant en application de l'article L. 551-1 du code de justice administrative, dans le dernier état de leurs écritures :

1°) d'annuler la procédure lancée sous forme négociée par la Caisse nationale d'assurance maladie (CNAM) pour l'attribution de l'accord-cadre mono-attributaire ayant pour objet " Mon Espace Santé - Dossier Médical Partagé (MES-DMP) " ;

2°) de mettre à la charge de la Caisse nationale d'assurance maladie la somme de 5 000 euros à leur verser à chacune sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elles soutiennent que :

- la CNAM a méconnu les principes de transparence, de liberté d'accès à la commande publique et d'égalité de traitement entre candidats, les dispositions de l'article R. 2132-6 du code de la commande publique et les stipulations de l'article 11 du règlement de la consultation, en s'abstenant de répondre à douze des soixante-neuf questions qu'elles ont posées au cours de la procédure de négociation, alors que ces renseignements complémentaires sur les documents de la consultation avaient été demandés en temps utile, n'étaient pas dénués de pertinence, étaient nécessaires pour la remise d'une offre technique compétitive et visaient à corriger l'asymétrie d'information entre elles et la société concurrente Atos, titulaire sortant du marché Mon espace santé, ainsi qu'en omettant de communiquer l'annexe " Plan assurance qualité - Mon espace santé " et en refusant d'organiser un second atelier de négociation sur le thème " produit/innovation " ;

- la CNAM a méconnu le délai fixé à l'article 11 du règlement de la consultation en ne répondant que quatre jours calendaires (deux jours ouvrés) soit moins de six jours avant la date limite de remise des offres à une question des requérantes sur la liste des composants du connecteur développé par la société Beezim, utilisé par la messagerie de " Mon espace santé ", et leur réversibilité ;

- la CNAM a méconnu ses obligations de publicité et de mise en concurrence et l'article R. 2151-4 2° du code de la commande publique en apportant des modifications substantielles aux documents de la consultation dans la V4 du dossier de consultation transmis aux candidats le 9 février 2024 sans prolonger le délai de réception des offres de manière proportionnée à l'importance de ces modifications ;

- il ressort des stipulations de l'article 10.3.2 du règlement de la consultation que la CNAM avait prévu de mettre en œuvre une simulation de commandes sur la partie à prix unitaires de l'accord-cadre pour la notation des offres des soumissionnaires sur le critère " coût du projet sur quatre ans " ; il lui appartiendra de transmettre dans le cadre de l'instance la simulation de commandes mise en œuvre pour justifier que celle-ci est bien représentative des conditions réelles d'exécution de l'accord-cadre et qu'elle a été déterminée avant l'ouverture des offres.

Par un mémoire en défense, enregistré le 24 avril 2024, la CNAM, représentée par la SCP Foussard - Froger agissant par Me Régis Froger, conclut au rejet de la requête et à la mise à la charge, solidairement, des sociétés WORDLINE France et CAPGEMINI TECHNOLOGY SERVICES d'une somme de 5 000 euros chacune au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- les moyens soulevés par les requérantes ne sont pas fondés et sont inopérants ;

- la CNAM a publié quatre-vingt-treize réponses sur la plateforme Place et a intégré les réponses à treize questions dans les documents de la consultation ; elle n'a pas répondu aux questions qui ne portaient pas sur des renseignements complémentaires sur les documents de la consultation, soit que les réponses y figuraient déjà, soit que les questions étaient dépourvues de pertinence, soit qu'elles portaient sur les choix stratégiques des soumissionnaires dans la construction de leur offre ; l'annexe n°20 du cahier des clauses techniques particulières ne portait pas sur le plan assurance qualité du marché Mon espace santé ; ce plan est un document contractuel, protégé par le secret des affaires, et ne peut être réclamé par les candidats ; la feuille de route commune à Mon espace santé et au Dossier médical partagé a été communiquée simultanément aux deux groupements candidats le 16 novembre 2023 ; la demande d'organiser un second atelier " produit/innovation " ne porte pas sur un renseignement complémentaire au sens de l'article R. 2132-6 du code de la commande publique, mais sur une modification de l'organisation de la négociation prévue par l'acheteur public ; les requérantes n'établissent pas que le défaut de réponse de la CNAM à certaines de leurs questions aurait été susceptible de les léser ni de modifier le classement des offres ;

- la réponse donnée le 16 février 2024 à la question des requérantes sur les composants du connecteur développé par la société Beezim ne portait pas sur des compléments nécessaires à l'établissement de l'offre au sens de l'article 11 du règlement de la consultation ; cette question est parfaitement étrangère aux motifs de rejet de l'offre des requérantes comme au choix de l'offre de l'attributaire ;

- la CNAM n'a apporté aucune modification substantielle, ni même importante aux documents de la consultation qui aurait requis une prolongation du délai de réception des offres ; alors que le calendrier de la négociation avait été transmis aux candidats au début de la procédure, les requérantes n'ont pas formé de demande de report de la date limite de réception des offres ; les modifications apportées aux documents de la consultation n'ont pas été susceptibles d'avoir lésé les requérantes, faute d'avoir une incidence sur le classement final des offres ;

- les requérantes, qui ont obtenu la note maximale, supérieure à celle de l'attributaire, sur le critère du prix sont insusceptibles d'avoir été lésées par une éventuelle irrégularité de la méthode de notation de ce critère ; le moyen tiré de l'irrégularité de la simulation de commandes est inopérant ; il est en tout état de cause infondé.

Par un mémoire en défense, enregistré le 24 avril 2024, la société Atos France, la société Eviden France et la société Octo Technology, représentées par Baker et McKenzie AARPI agissant par Me Arnaud Cabanes et Me Michaël Perche, concluent au rejet de la requête et à la mise à la charge des sociétés WORDLINE France et CAPGEMINI TECHNOLOGY SERVICES d'une somme de 10 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elles soutiennent que :

- les moyens soulevés par les requérantes ne sont pas fondés et sont inopérants ;

- les questions des requérantes, auxquelles la CNAM n'aurait pas répondu, soit ne portaient pas sur des renseignements complémentaires sur les documents de la consultation, mais sur des éléments déjà transmis aux soumissionnaires ou qui ne pouvaient l'être, soit n'étaient ni pertinentes, ni susceptibles d'avoir un quelconque impact sur la formulation de leur offre, soit tendaient en réalité à demander à la CNAM de se prononcer sur les propositions technico-commerciales à formuler par les soumissionnaires ; les requérantes n'établissent pas avoir été lésées par le manquement qu'elles allèguent ;

- le connecteur Zimbra S3/CEPH n'a pas été transmis aux soumissionnaires car il est propriété de la société Beezim ; toutefois, les soumissionnaires n'étaient pas tenus d'avoir recours à ce connecteur pour répondre au besoin de la CNAM ;

- les modifications apportées au dossier de consultation n'étaient pas substantielles et pouvaient parfaitement être utilement analysées et répercutées dans les offres respectives des soumissionnaires dans le délai imparti ; les requérantes n'ont pas sollicité de report de la date de remise des offres alors qu'il leur était loisible de le proposer ;

- la méthode de notation du critère du prix, mise en œuvre par la CNAM, n'était pas irrégulière et n'a pu léser les requérantes qui ont obtenu la note maximale sur ce critère.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code de la commande publique ;

- le code de justice administrative.

Le président du tribunal a désigné Mme Laure Marcus pour statuer sur les demandes de référé.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Au cours de l'audience publique tenue le 25 avril 2024 à 11 h, en présence de M. Fadel, greffier d'audience, Mme A a lu son rapport et entendu :

- les observations de Me Cabanes et Me Michelin, pour les sociétés WORDLINE France et CAPGEMINI TECHNOLOGY SERVICES, qui maintiennent leurs conclusions et développent les moyens soulevés dans leurs écritures ; Me Michelin précise que la CNAM a reconnu en défense ne pas avoir répondu à toutes les questions des requérantes, que les questions laissées sans réponse portaient toutes sur des points du cahier des clauses techniques particulières de l'accord-cadre et visaient à corriger l'asymétrie d'information avec la société Atos ; Me Cabanes ajoute que la CNAM n'a répondu que tardivement aux requérantes sur la liste des composants du connecteur fourni par la société Beezim et leur réversibilité alors que la possibilité de reprendre ce connecteur était déterminante pour la construction d'une offre compétitive, que la CNAM a créé une tranche optionnelle pour le traitement des incidents et anomalies 24 h/24 et 7 j/7 seulement onze jours avant la date de remise des offres finales, sans décaler celle-ci, et modifié le bordereau des prix unitaires pour permettre à la société Atos de présenter une offre de prix plus concurrentielle ;

- les observations de Me Froger, pour la Caisse nationale d'assurance maladie, qui maintient ses conclusions et développe les arguments présentés en défense dans ses écritures ; Me Froger précise que la procédure de négociation implique par hypothèse des itérations, que les candidats ont reçu toutes les informations nécessaires à l'élaboration de leurs offres au cours de cette procédure, que les requérantes n'établissent pas, ni même ne soutiennent, qu'elles n'ont pas pu remettre l'offre qu'elles souhaitaient en raison de l'absence de réponse à certaines de leurs questions, que la liste des composants du connecteur fourni par Beezim figurait dans la V3 du dossier de consultation publiée le 15 décembre 2023 et les informations sur leur réversibilité dans la V3 bis publiée le 26 janvier 2024, de sorte que les requérantes disposaient déjà des réponses à leurs questions avant la réponse de la CNAM du 16 février 2024, que les modifications apportées par la V4 du dossier de consultation publiée le 9 février 2024 n'ont pas pu surprendre les candidats, car elles résultent des négociations, que l'ajout de la tranche optionnelle n'a pas créé de nouvelles prestations, mais a seulement modifié les modalités de commande par la CNAM de prestations de maintenance informatique en cas d'incident et d'anomalie déjà prévues dans les versions antérieures du dossier de consultation ;

- et les observations de Me Perche, pour les sociétés Atos France, Eviden France et Octo Technology, qui maintiennent leurs conclusions et développent les arguments présentés en défense dans leurs écritures ; Me Perche précise que la société WORDLINE France est le titulaire sortant du marché Dossier médical partagé, que la fusion de Mon espace santé et du Dossier médical partagé ne se fait pas à périmètre constant en raison de l'évolution du besoin de la CNAM, de sorte que l'avantage concurrentiel de la société Atos n'est pas démontré, que l'utilisation du connecteur développé par la société Beezim n'était pas indispensable pour répondre au besoin de la CNAM, que les requérantes n'ont envisagé que tardivement de reprendre le connecteur de Beezim et ne peuvent se plaindre d'une réaction tardive de la CNAM, qu'elles ont disposé d'un temps suffisant pour présenter une offre compétitive après la publication de la V4 du dossier de consultation et que les modifications apportées par celles-ci ont été sans incidence sur le classement des offres.

La clôture de l'instruction a été reportée en dernier lieu au lundi 29 avril 2024 à 15 h.

Un mémoire en défense a été enregistré le 26 avril 2024 pour la Caisse nationale d'assurance maladie, qui maintient ses conclusions et ses moyens ; la CNAM fait valoir que :

- la première version du dossier de consultation, publiée le 30 juin 2023, mentionnait l'utilisation du serveur de messagerie Zimbra par la messagerie sécurisée de Mon espace santé, de sorte que les requérantes, sociétés spécialisées dans le domaine informatique, pouvaient dès cette date identifier la nécessité d'intégrer à Zimbra un connecteur spécifique pour le stockage, que la V2 du dossier de consultation, publiée le 21 septembre 2023, indiquait le principal composant du connecteur développé par la société Beezim, utilisé par la messagerie sécurisée de Mon espace santé, que la V3, publiée le 15 décembre 2023, comportait à son annexe 09-08 la liste de tous les composants techniques du connecteur Beezim, que les requérantes n'ont interrogé la CNAM sur la réversibilité des composants du connecteur Beezim que lors de l'atelier de négociation du 18 janvier 2024, que la V3 bis du dossier de consultation, publiée le 26 janvier 2024, précisait que le connecteur Beezim était bien transférable à l'attributaire du contrat, de sorte que la réponse de la CNAM du 16 février 2024 ne contenait aucun élément nouveau ;

- l'ajout de la tranche optionnelle 2 n'a pas pu surprendre les candidats, et s'inscrivait dans la suite de leurs échanges et des négociations avec la CNAM ; la V2 et la V3 du cahier des clauses techniques particulières prévoyaient le traitement des incidents et vulnérabilités non avérées bloquants 24 h/24 et 7 j/7 ; pour répondre aux inquiétudes des candidats sur une augmentation du prix de leurs offres pour répondre à cette exigence, la CNAM a décidé de définir une tranche optionnelle sur le traitement des incidents et vulnérabilités non avérées 24 h/24 et 7 j /7, pouvant être affermie après un préavis de trois mois pour une durée inférieure à douze mois.

Un mémoire a été enregistré le 29 avril 2024 pour les sociétés WORDLINE France et CAPGEMINI TECHNOLOGY SERVICES, qui maintiennent leurs conclusions et leurs moyens ; les sociétés font valoir que :

- la question posée le 26 janvier 2024 portait non seulement sur la liste des composants du connecteur Beezim, mais aussi sur leur réversibilité et les modalités de cette réversibilité ; la liste des composants techniques du connecteur Beezim dans la V3 du dossier de consultation est inexploitable, elle ne fournit pas d'informations sur la fonction de ces éléments logiciels ni sur les conditions de leur réutilisation par un repreneur ; la CNAM n'a répondu que le 19 février 2024, soit la veille de la date de remise des offres finales, sur la transférabilité des licences liées à Beezim ;

- la V2 du dossier de consultation faisait une distinction entre les incidents et vulnérabilités non avérées bloquants, qui devaient être traités 24 h /24 et 7 j /7, et les incidents et vulnérabilités non avérées gênants et graves, qui devaient être traités de 8 h à 19 h du lundi au vendredi (hors jour férié) ; or la tranche optionnelle 2, introduite dans la V4, prévoit le traitement 24 h / 24 et 7 j/7 de l'ensemble des incidents et vulnérabilités non avérées, quelle que soit leur gravité (bloquants, gênants ou graves) ; une telle modification influe significativement sur l'élaboration de l'offre.

Un mémoire en défense a été enregistré le 29 avril 2024, à 14 h 55, pour la Caisse nationale d'assurance maladie, et n'a pas été communiqué.

Une note en délibéré a été enregistrée le 30 avril 2024 pour les sociétés WORDLINE France et CAPGEMINI TECHNOLOGY SERVICES et n'a pas été communiquée.

Considérant ce qui suit :

1. Par un avis d'appel public à la concurrence, publié le 30 juin 2023 au Bulletin officiel des annonces des marchés publics et au Journal officiel de l'Union européenne, la Caisse nationale d'assurance maladie (CNAM) a lancé une consultation pour la conclusion d'un accord-cadre mono-attributaire ayant pour objet le système informatique " Mon Espace Santé - Dossier Médical Partagé (MESDMP) ", suivant la procédure avec négociation prévue aux articles L. 2124-3 et R. 2124-3 du code de la commande publique. L'accord avait pour objet le maintien, l'évolution et la convergence des systèmes MES (Mon Espace Santé) et DMP (Dossier Médical Partagé), qui faisaient l'objet de deux marchés distincts dont les titulaires sortants étaient la société Atos France pour le système MES et la société WORDLINE France pour le système DMP, ainsi que la mise en œuvre du bouquet de services aux professionnels de santé et du secteur médico-social. La date limite de remise des candidatures a été fixée au 16 août 2023. Le groupement constitué de la société WORDLINE France, mandataire, et de la société CAPGEMINI TECHNOLOGY SERVICES et celui constitué de la société Atos France, mandataire, et des sociétés Eviden France et Octo Technology ont été invités à concourir à la phase " offre " de la procédure avec négociation. La date de remise de l'offre finale a été fixée au 20 février 2024. Par un courrier du 27 mars 2024, la CNAM a informé la société WORDLINE France du rejet de l'offre du groupement dont elle est le mandataire et de l'attribution de l'accord-cadre au groupement des sociétés Atos France, Eviden France et Octo Technology. Par la présente requête, les sociétés WORDLINE France et CAPGEMINI TECHNOLOGY SERVICES demandent l'annulation de la procédure de consultation pour la conclusion de l'accord-cadre.

Sur le cadre juridique :

2. Aux termes de l'article L. 551-1 du code de justice administrative : " Le président du tribunal administratif, ou le magistrat qu'il délègue, peut être saisi en cas de manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles est soumise la passation par les pouvoirs adjudicateurs de contrats administratifs ayant pour objet l'exécution de travaux, la livraison de fournitures ou la prestation de services, avec une contrepartie économique constituée par un prix ou un droit d'exploitation, la délégation d'un service public ou la sélection d'un actionnaire opérateur économique d'une société d'économie mixte à opération unique. / () ". Aux termes du I de l'article L. 551-2 du code précité : " Le juge peut ordonner à l'auteur du manquement de se conformer à ses obligations et suspendre l'exécution de toute décision qui se rapporte à la passation du contrat, sauf s'il estime, en considération de l'ensemble des intérêts susceptibles d'être lésés et notamment de l'intérêt public, que les conséquences négatives de ces mesures pourraient l'emporter sur leurs avantages. Il peut, en outre, annuler les décisions qui se rapportent à la passation du contrat et supprimer les clauses ou prescriptions destinées à figurer dans le contrat et qui méconnaissent lesdites obligations. / () ". Enfin, l'article L. 551-10 du même code dispose que : " Les personnes habilitées à engager les recours prévus aux articles L. 551-1 et L. 551-5 sont celles qui ont un intérêt à conclure le contrat () et qui sont susceptibles d'être lésées par le manquement invoqué () ".

3. Il appartient au juge administratif, saisi en application de l'article L. 551-1 du code de justice administrative, de se prononcer sur le respect des obligations de publicité et de mise en concurrence incombant à l'administration. En vertu de cet article, les personnes habilitées à agir pour mettre fin aux manquements du pouvoir adjudicateur à ses obligations de publicité et de mise en concurrence sont celles qui sont susceptibles d'être lésées par de tels manquements. Il appartient, dès lors, au juge des référés précontractuels de rechercher si l'opérateur économique qui le saisit se prévaut de manquements qui, eu égard à leur portée et au stade de la procédure auquel ils se rapportent, sont susceptibles de l'avoir lésé ou risquent de le léser, fût-ce de façon indirecte en avantageant un opérateur économique concurrent.

Sur les conclusions à fin d'annulation de la procédure de passation :

4. En premier lieu, d'une part, aux termes de l'article L. 2111-1 du code de la commande publique, " La nature et l'étendue des besoins à satisfaire sont déterminées avec précision avant le lancement de la consultation en prenant en compte des objectifs de développement durable dans leurs dimensions économique, sociale et environnementale. ", de l'article R. 2132-1 du même code : " Les documents de la consultation sont l'ensemble des documents fournis par l'acheteur ou auxquels il se réfère afin de définir son besoin et de décrire les modalités de la procédure de passation, y compris l'avis d'appel à la concurrence. Les informations fournies sont suffisamment précises pour permettre aux opérateurs économiques de déterminer la nature et l'étendue du besoin et de décider de demander ou non à participer à la procédure. " et de l'article R. 2132-6 : " En cas de procédure formalisée, les renseignements complémentaires sur les documents de la consultation sont envoyés aux opérateurs économiques six jours au plus tard avant la date limite fixée pour la réception des offres, pour autant qu'ils en aient fait la demande en temps utile. /Lorsque le délai de réception des offres est réduit pour cause d'urgence en application des dispositions du titre VI, ce délai est de quatre jours. ". D'autre part, l'article 11 du règlement de la consultation prévoit à l'alinéa 1er que " Jusqu'au dixième jour franc précédant la date limite de réception des dossiers figurant à l'article 6.2 du présent document ou sur la lettre d'invitation considérée, les candidats peuvent demander toutes les précisions qu'ils jugent utiles à l'établissement de leur dossier par le biais de la plateforme de dématérialisation. " et à son alinéa 3 que " Conformément à l'article R. 2132-6 du code de la commande publique, une réponse commune est adressée au plus tard six (6) jours avant la date limite fixée pour la réception des dossiers à tous les candidats s'il s'agit de compléments nécessaires à l'établissement de leurs dossiers. "

5. Les sociétés requérantes soutiennent que la CNAM a omis de répondre à douze de leurs questions, ne leur a pas communiqué le plan assurance qualité du marché Mon espace santé, et a refusé d'organiser un second atelier de négociation sur le thème " produit/innovation ", en méconnaissance des dispositions précitées du code de la commande publique, de l'article 11 du règlement de la consultation et des principes de transparence, de liberté d'accès à la commande publique et d'égalité de traitement entre candidats. En l'espère, la procédure de passation de l'accord cadre a été organisée en deux phases, une phase " candidature ", à l'issue de laquelle les candidatures des requérantes et celle des sociétés attributaires ont été retenues, et une phase " offres ", comportant trois tours de négociations, au cours de laquelle neuf ateliers de négociation ont été organisés en novembre 2023 et quatre en janvier et février 2024, les dossiers de consultation ont été modifiés et complétés, suite aux échanges entre la CNAM et les candidats, à quatre reprises (V2 le 21 septembre 2023, V3 le 15 décembre 2023, V3 bis le 26 janvier 2024 et V4 le 9 février 2024) et ceux-ci ont été invités à présenter une offre initiale pour le 26 octobre 2023, puis une offre améliorée pour le 8 janvier 2024 et enfin une offre finale pour le 20 février 2024. En outre, la CNAM fait valoir, sans être utilement contredite, qu'elle a publié sur la plate-forme dématérialisée quatre-vingt-treize réponses communes aux questions des candidats et modifié les documents de la consultation pour leur incorporer les réponses à treize autres questions. Il ne résulte pas de l'instruction que les documents de la consultation, complétés par les échanges des candidats avec la CNAM lors des ateliers de négociation et les réponses publiées par la caisse sur la plate-forme dématérialisée, auraient été insuffisants pour permettre aux candidats de formuler leur offre dans des conditions conformes aux principes de libre accès à la commande publique, de transparence et d'égalité de traitement. Par suite, nonobstant la circonstance que la CNAM n'a pas répondu à certaine des questions des requérantes, dont il n'est au demeurant pas établi qu'elles portaient sur des renseignements complémentaires sur les documents de la consultation, celles-ci ne sont pas fondées à soutenir que les informations données aux candidats étaient insuffisantes pour leur permettre d'élaborer une offre satisfaisante. Le moyen doit être écarté.

6. En deuxième lieu, les sociétés requérantes soutiennent que la CNAM n'a répondu que tardivement à leurs questions sur le connecteur développé par la société Beezim en méconnaissance du délai fixé par les dispositions précitées de l'alinéa 3 de l'article 11 du règlement de la consultation. En l'espèce, lors de l'atelier du 18 janvier 2024, les requérantes ont interrogé la CNAM sur les connecteurs et composants Beezim réversibles. Elles ont formalisé et précisé leurs questions le 26 janvier 2024 en demandant à la CNAM de leur " fournir la liste des composants Beezim utilisés sur la messagerie MES " et de " préciser pour chacun d'entre eux s'il est réversible et dans quelles conditions (non soumis à licence / licence fournie par la CNAM/ licence à acquérir par le titulaire) ". La CNAM leur a répondu le 16 février 2024, soit moins de six jours avant la date limite de remise des offres finales, en listant les extensions développées par Beezim, installées sur chaque VM Zimbra, et leurs fonctions et en précisant que " ces extensions sont transférables à la CNAM et donc au repreneur ". Les requérantes ont demandé le même jour à la CNAM si les licences liées à Beezim étaient fournies par celle-ci ou devaient être incluses dans l'offre du soumissionnaire. La CNAM a répondu le 19 février 2024, soit la veille de la remise des offres, que " seules les extensions sont transférables à la CNAM. Si des licences et/ou contrat de support sont nécessaires concernant l'usage ou l'évolution de ces extensions, il revient au soumissionnaire de l'intégrer dans son offre. " Il résulte toutefois de l'instruction que la V1 du cahier des clauses techniques particulières, adressée aux candidats le 30 juin 2023, indiquait que la messagerie sécurisée de Mon espace santé, permettant aux patients d'échanger avec les professionnels de santé, repose sur le serveur de messagerie Zimbra et que celui-ci dispose d'un connecteur compatible avec le système de stockage Ceph. L'annexe " Plan de réversibilité de l'ENS relative aux outils matériels et logiciels ", figurant dans la V2 du dossier de consultation, transmise par la CNAM le 21 septembre 2023, mentionnait, outre le logiciel Zimbra (9.0.0. GA_5339), le principal composant de son connecteur, Beezim-prov (6.4.0.), le nom de l'éditeur/fournisseur, la société Beezim, et la circonstance qu'il faisait l'objet d'un contrat de support. L'annexe 9.8 de la V3 du dossier de consultation, publiée par la CNAM le 15 décembre 2023, comportait la liste de tous les composants du connecteur développé par Beezim. L'annexe 9.3 de la V3 bis du dossier de consultation, publiée le 26 janvier 2024, précisait, en réponse à l'interrogation formulée par les requérantes lors de l'atelier du 18 janvier 2024, que " le connecteur Zimbra/CEPH développé par Beezim est transférable à la CNAM comme le reste du patrimoine applicatif ". Par suite, par les réponses des 16 et 19 février 2024, la CNAM s'est bornée à récapituler et synthétiser les informations qui avaient déjà été transmises aux candidats dans les versions successives du dossier de consultation, sur les composants du connecteur développé par la société Beezim le 21 septembre 2023 et le 15 décembre 2023, sur leur transférabilité au repreneur le 26 janvier 2024 et sur l'existence d'un contrat de support avec la société Beezim le 21 septembre 2023. Il résulte par ailleurs de l'instruction que sans attendre les réponses de la CNAM des 16 et 19 février 2024, les requérantes avaient sollicité le 5 février 2024 la société Beezim pour que celle-ci leur établisse un devis pour l'utilisation du connecteur. Par suite, elles ne sont pas fondées à soutenir que la CNAM n'a pas respecté le délai fixé par l'article 11, alinéa 3 du règlement de la consultation. Le moyen doit être écarté.

7. En troisième lieu, aux termes de l'article R. 2151-1 du code de la commande publique, " L'acheteur fixe les délais de réception des offres en tenant compte de la complexité du marché et du temps nécessaire aux opérateurs économiques pour préparer leur offre. " et de l'article R. 2151-4 du même code, " Le délai de réception des offres est prolongé dans les cas suivants : () 2° Lorsque des modifications importantes sont apportées aux documents de la consultation. / La durée de la prolongation est proportionnée à l'importance des () modifications apportées. " L'article R. 2161-19, applicable à la procédure avec négociation, prévoit que " Le pouvoir adjudicateur informe par écrit tous les soumissionnaires dont les offres n'ont pas été éliminées en application de l'article R. 2161-18 de tous les changements apportés aux spécifications techniques ou aux autres documents de la consultation, à l'exception de ceux qui définissent les exigences minimales. A la suite de ces changements, le pouvoir adjudicateur accorde aux soumissionnaires un délai suffisant et identique pour leur permettre de modifier leurs offres et, le cas échéant, de les présenter à nouveau. " Il résulte de ces dispositions, rappelées par l'article 9.2 du règlement de la consultation, qu'une personne publique ne peut apporter de modifications au dossier de consultation remis aux candidats à un appel d'offres que dans des conditions garantissant l'égalité des candidats et leur permettant de disposer d'un délai suffisant, avant la date limite fixée pour la réception des offres, pour prendre connaissance de ces modifications et adapter leur offre en conséquence.

8. Les sociétés requérantes soutiennent que la CNAM a apporté des modifications importantes aux documents de la consultation dans la V4 du dossier de consultation, transmise aux candidats le 9 février 2024, sans prolonger le délai de réception des offres, fixé au 20 février 2024, en méconnaissance des dispositions précitées. Ces modifications portaient sur le régime des pénalités, l'ajout d'une tranche optionnelle (To2) pour le traitement des incidents et anomalies 24 h/24 et 7 j/7 et le bordereau de prix unitaires. D'une part, le régime des pénalités a été fixé dans la V3 bis du cahier des clauses administratives particulières, transmise aux candidats le 26 janvier 2024, soit vingt-cinq jours avant la date de remise des offres. La V4 du cahier des clauses administratives particulières, transmise aux candidats le 9 février 2024, soit onze jours avant la date de remise des offres, n'a modifié que le calcul du montant des pénalités pour non-respect du taux de disponibilité, de celles pour non-respect du délai de traitement des incidents de sécurité et de celles relatives au nombre d'incidents de sécurité. La CNAM a donc laissé aux candidats un délai suffisant pour prendre connaissance de ces modifications et adapter leur offre en conséquence. D'autre part, la V4 du cahier des clauses techniques particulières a ajouté une tranche optionnelle portant sur le traitement par le titulaire du contrat des incidents et anomalies, quelle que soit leur gravité, 24 h/24 et 7 j/7, alors que la V2 et la V3 prévoyaient le traitement des incidents et anomalies gênants et graves entre 8 h et 19 h du lundi au vendredi (hors jour férié) et celui des incidents et anomalies bloquants 24 h/24 et 7 j/7. La modification introduite par la V4 du cahier des clauses techniques particulières n'a pas porté seulement sur la transformation en prestations optionnelles de prestations fermes de maintenance en condition opérationnelle (MCO) et de maintenance en condition de sécurité (MCS), mais également sur l'extension de la plage horaire de traitement des incidents et anomalies gênants et graves dans le cadre de la tranche optionnelle. Toutefois, à supposer que les requérantes n'aient pas disposé d'un délai suffisant pour adapter leur offre, cette modification n'est pas susceptible de les avoir lésées. Il ressort du courrier adressé par la CNAM à la société WORDLINE France le 11 avril 2024, pour répondre à sa demande de précision sur les motifs de rejet de l'offre du groupement, dont elle était le mandataire, que les requérantes ont obtenu la note de 2/4 sur l'item 1.6.2 " MCO/MCS " du sous-critère 1.6 " Qualité et pertinence des dispositifs proposés pour le RUN et le MCO/MCS ". Compte-tenu de la pondération de ce sous-critère dans l'appréciation du critère " Valeur technique de l'offre " (10%) et de l'écart entre les notes des requérantes et de l'attributaire sur le critère technique (4, 28), l'obtention par les requérantes de la note maximale de 4 sur l'item 1.6.2 " MCO/MCS " n'aurait pas pu modifier le classement des offres. Enfin, la V4 du dossier de consultation a modifié le bordereau des prix unitaires, à renseigner par les candidats dans leurs offres, en introduisant une distinction, lorsque la prestation est réalisée sur le site titulaire, entre le coût unitaire en France métropolitaine et celui hors France métropolitaine. Toutefois, la modification du bordereau de prix unitaires, onze jours avant la remise des offres finales, n'est pas susceptible d'avoir lésé les requérantes, qui ont obtenu la note maximale sur le critère " Coût du projet sur quatre ans " et dont l'offre a été classée en seconde position en raison de l'écart de note avec l'offre de l'attributaire sur le critère " Valeur technique de l'offre ". Par suite, le moyen doit être écarté en ses différentes branches.

9. En quatrième lieu, l'article 10.3.2 du règlement de la consultation prévoit que, pour l'appréciation du critère " Coût du projet sur 4 ans ", " la CNAM accorde la note de 20/20 à l'offre financièrement la plus basse calculée sur la base du montant global des prestations forfaitaires et d'une simulation de commandes ". Les sociétés requérantes soutiennent qu'à défaut de produire à l'instance la simulation de commandes utilisée, la CNAM n'établit pas que celle-ci était représentative des conditions réelles d'exécution de l'accord-cadre ni qu'elle a été déterminée avant l'ouverture des offres. Toutefois, la notation des offres sur le critère " Coût du projet sur 4 ans " n'est pas susceptible d'avoir lésé les requérantes, dès lors qu'elles ont obtenu la note maximale de 20 sur ce critère, l'attributaire obtenant la note de 18, 92, et que leur offre a en fin de compte été classée seconde en raison de l'écart entre leur note et celle de l'attributaire sur le critère " Valeur technique de l'offre ", pondéré à 60 % dans la notation des offres. Le moyen doit être écarté.

10. Il résulte de ce qui précède que les sociétés WORDLINE France et CAPGEMINI TECHNOLOGY SERVICES ne sont pas fondées à demander l'annulation de la procédure de passation de l'accord-cadre mono-attributaire ayant pour objet le système informatique " Mon Espace Santé - Dossier Médical Partagé (MESDMP) ".

Sur les frais liés au litige :

11. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à la charge de la CNAM, qui n'est pas la partie perdante, au titre des frais de l'instance.

12. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu, en revanche, de mettre à la charge des sociétés WORDLINE France et CAPGEMINI TECHNOLOGY SERVICES une somme de 1 500 euros, à verser à la CNAM, et une somme de 1 500 euros, à verser aux sociétés Atos France, Eviden France et Octo Technology, au titre de ces mêmes dispositions.

ORDONNE

Article 1er : La requête des sociétés WORDLINE France et CAPGEMINI TECHNOLOGY SERVICES est rejetée.

Article 2 : Les sociétés WORDLINE France et CAPGEMINI TECHNOLOGY SERVICES verseront une somme de 1 500 euros à la Caisse nationale d'assurance maladie et une somme de 1 500 euros aux sociétés Atos France, Eviden France et Octo Technology au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : La présente ordonnance sera notifiée aux sociétés WORDLINE France et CAPGEMINI TECHNOLOGY SERVICES, à la Caisse nationale d'assurance maladie et aux sociétés Atos France, Eviden France et Octo Technology.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 6 mai 2024.

La juge des référés,

L. A

La République mande et ordonne à la ministre du travail, de la santé et des solidarités et au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique de la France en ce qui les concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

N°2407771