TA Poitiers, 21/05/2024, n°2401010


REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Par une requête enregistrée le 19 avril 2024, la société Kéolis Santé Nouvelle Aquitaine Nord représentée par Me de Moustier demande au juge des référés sur le fondement de l'article L. 551-1 du code de justice administrative :

1°) de suspendre la procédure d'appel d'offres lancée le 5 mars 2024 par le centre hospitalier d'Angoulême, établissement support du groupement hospitalier de territoire de Charente, pour la passation du marché public n°2023-E-87 ayant pour objet la " prise en charge des transports médicalisés primaires et secondaires induits par l'activité SMUR " au sein du centre hospitalier de Ruffec et du centre hospitalier de Confolens et d'annuler toutes décisions qui s'y rapportent ;

2°) le cas échéant d'enjoindre au centre hospitalier d'Angoulême, établissement support du groupement hospitalier de territoire de Charente, s'il entend conclure ce marché, de relancer une nouvelle procédure de passation ;

3°) de mettre à la charge du centre hospitalier d'Angoulême, établissement support du groupement hospitalier de territoire de Charente, la somme de 3 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- le centre hospitalier d'Angoulême a méconnu les principes de libre accès à la commande publique et de transparence des procédures dans le cadre de la passation de ce marché en ne répondant pas à ses demandes de renseignements complémentaires, ce qui ne lui a pas permis de disposer des informations essentielles et suffisantes pour présenter une offre régulière et satisfaisante alors que les documents de la consultation présentaient un certain nombre d'ambigüités sur les modalités financières du marché, sur les pièces à remettre dans l'offre et sur certains aspects techniques des prestations attendues, ambigüités ne permettant pas aux candidats de déposer, en l'état, une offre technique et financière adéquate ;

- en ne répondant pas aux questions qu'elle lui a posées, le centre hospitalier d'Angoulême n'a pas respecté le règlement de la consultation et les règles qu'il s'est fixées, alors que les questions posées portent sur des informations nécessaires aux candidats pour pouvoir présenter une offre satisfaisante et régulière ;

- elle a été lésée dès lors qu'elle avait la volonté réelle de participer à la procédure d'appel d'offres et pouvait le faire avec une chance raisonnable de l'emporter.

Par un mémoire en défense, enregistré le 6 mai 2024, le centre hospitalier d'Angoulême établissement support du groupement hospitalier de territoire de Charente, représenté par Me Souet conclut au rejet de la requête et ce qu'une somme de 5 000 euros soit mise à la charge de la société Kéolis Santé Nouvelle Aquitaine Nord.

Il soutient que les moyens ne sont pas fondés en ce qu'il n'y a pas eu manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence ; les manquements dont se prévaut la société requérante ne sont pas susceptibles de l'avoir lésée.

Par un nouveau mémoire enregistré le 7 mai 2024 à 13h00, la société Kéolis Santé Nouvelle Aquitaine Nord maintient ses conclusions et ses moyens.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code de la commande publique ;

- le code de justice administrative.

Le président du tribunal a désigné M. A en application de l'article

L. 551-1 du code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique qui s'est tenue en présence de Mme Bompas, greffière d'audience :

- le rapport de M. A,

- les observations de Me Strbik représentant la société Kéolis Santé Nouvelle Aquitaine Nord qui reprend les conclusions et moyens de la requête et fait plus particulièrement valoir que : la société Kéolis a souhaité candidater mais elle s'est rendue compte d'incohérences dans le règlement de consultation ; elle avait la possibilité de poser des questions jusqu'au 30 mars selon le règlement de consultation, mais aucune réponse ne lui est parvenue bien qu'elle ait interrogé dans les délais le centre hospitalier ce qui constitue un manquement aux règles de publicité et de mise en concurrence ; les réponses attendues étaient essentielles pour lui permettre de finaliser son offre dès lors que ces précisions manquaient dans le règlement de consultation ; l'absence de ces informations ne lui a pas permis d'améliorer son offre ni de reprendre son offre s'il y avait eu des erreurs ; elle ignorait ainsi que le certificat de visite n'était qu'une pièce facultative ; elle n'a pas eu d'informations sur l'organisation de visites du centre hospitalier de Confolens ; il lui était difficile sans cette visite de dimensionner son offre ; l'article 6.1 du CCAP mentionne que le marché est rémunéré à la fois par des prix forfaitaires et par des prix unitaires, sans toutefois qu'il soit possible de déterminer précisément ce qu'il en est pour chacun de ces prix ; l'article 7.2 du règlement de consultation renvoie à un document de détail quantitatif estimatif en lien avec le bordereau de prix unitaire ; ce détail quantitatif estimatif doit être utilisé par le centre hospitalier pour déterminer la note du critère " prix " mais ce document, pourtant essentiel aussi à l'établissement des tarifs de prestations, n'est pas joint au dossier de consultation ; outre, ces incohérences concernant les modalités financières, elle a relevé un certain nombre d'autres ambiguïtés s'agissant de la structure du prix, de la clause des pénalités, de la prestation de maintenance qui ne permettaient pas aux candidats de présenter une offre complète ; elle ne connaît pas le centre hospitalier de Confolens ;

- les observations de Me Verger, représentant le centre hospitalier d'Angoulême, qui s'en remet aux observations et conclusions du mémoire en défense et indique que la société Kéolis est de mauvaise foi et a cherché avant tout à mettre le centre hospitalier en difficultés en déposant en toute fin de délai une liste de questions ; la société Kéolis est déjà titulaire du marché pour le centre hospitalier de Ruffec et les prestations attendues pour le nouveau marché sont similaires ; cependant, l'exécution de ce marché se passe mal et il y a un risque que la société Kéolis n'obtienne pas ce nouveau marché ; les prétendus manquements issus du silence du pouvoir adjudicateur ne posent en réalité aucune difficulté qu'il s'agisse de la question des prix forfaitaires ou unitaires, du détail quantitatif estimatif, de la visite des locaux et du dimensionnement de l'offre en terme de véhicules ; la société requérante connaît déjà le site ; les questions posées, outre qu'elles ne l'ont pas été dans un délai qui permettait au centre hospitalier d'y répondre, étaient ainsi inutiles ; les réponses se trouvaient dans le règlement de consultation ou relevaient du bon sens et le centre hospitalier a estimé qu'il n'avait pas à y répondre.

L'instruction a été close à l'issue de l'audience.

Considérant ce qui suit :

1. Le 5 mars 2024, le centre hospitalier d'Angoulême, établissement support du groupement hospitalier de territoire de Charente qui procède à la passation et à la signature des marchés pour le compte des établissements parties, a publié un avis d'appel à concurrence en vue de la passation d'un marché concernant la prise en charge des transports médicalisés primaires et secondaires afférents à l'activité SMUR pendant une durée initiale de 12 mois, reconductible tacitement pour 4 périodes de 12 mois, soit une durée maximale de 60 mois. La consultation est divisée en deux lots, lot n°1 " Transports médicalisés primaires et secondaires induits par l'activité SMUR au centre hospitalier de Ruffec ", et lot n°2 " Transports médicalisés primaires et secondaires induits par l'activité SMUR au centre hospitalier de Confolens ". La société Kéolis santé Nouvelle Aquitaine Nord, actuel titulaire du marché pour la prise en charge des transports en lien avec l'activité SMUR pour l'hôpital de Ruffec dont le terme a été prolongé par avenant jusqu'au 31 mai 2024, a retiré un dossier de consultation des entreprises en vue de remettre une offre pour les deux lots du marché. Par une requête enregistrée le 19 avril 2024, la société Kéolis santé Nouvelle Aquitaine Nord qui a finalement renoncé à déposer une offre pour chacun des deux lots du marché saisit le juge du référé précontractuel d'une demande tendant à suspendre la procédure d'appel d'offres, à annuler toutes les décisions qui s'y rapportent et à relancer une nouvelle procédure de passation du marché.

Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 551-1 du code de justice administrative :

2. Aux termes de l'article L. 551-1 du code de justice administrative : " Le président du tribunal administratif, ou le magistrat qu'il délègue, peut être saisi en cas de manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles est soumise la passation par les pouvoirs adjudicateurs de contrats administratifs ayant pour objet l'exécution de travaux, la livraison de fournitures ou la prestation de services, avec une contrepartie économique constituée par un prix ou un droit d'exploitation () / Le juge est saisi avant la conclusion du contrat ". Et, aux termes de l'article L. 551-2 de ce code : " I. Le juge peut ordonner à l'auteur du manquement de se conformer à ses obligations et suspendre l'exécution de toute décision qui se rapporte à la passation du contrat, sauf s'il estime, en considération de l'ensemble des intérêts susceptibles d'être lésés et notamment de l'intérêt public, que les conséquences négatives de ces mesures pourraient l'emporter sur leurs avantages. Il peut, en outre, annuler les décisions qui se rapportent à la passation du contrat et supprimer les clauses ou prescriptions destinées à figurer dans le contrat et qui méconnaissent lesdites obligations () ". Et, aux termes de l'article L. 551-10 du même code : " Les personnes habilitées à engager les recours prévus aux articles L. 551-1 et L. 551-5 sont celles qui ont un intérêt à conclure le contrat et qui sont susceptibles d'être lésées par le manquement invoqué () ".

3. Aux termes du point 8.1 du règlement de consultation du marché public en cause intitulé " renseignements complémentaires " " adresses supplémentaires et points de contact ": " Pour tout renseignement complémentaire concernant cette consultation, les candidats transmettent impérativement leur demande par l'intermédiaire du profil d'acheteur du pouvoir adjudicateur, dont l'adresse URL est la suivante : http://ch-angouleme.e-marchespublics.com Cette demande doit intervenir au plus tard 10 jours avant la date limite de remise des plis. Une réponse sera alors adressée, à toutes les entreprises ayant retiré le dossier ou l'ayant téléchargé après identification, 6 jours au plus tard avant la date limite de remise des plis "

4. Il résulte de l'instruction que la société Kéolis a adressé au centre hospitalier d'Angoulême, via la plateforme de dématérialisation, le 27 puis le 29 mars 2024 soit plus de 10 jours avant la date butoir de remise des offres qui était fixée le 8 avril 2024 à 12h00 une liste comprenant au total 24 questions, estimant que sans les informations complémentaires ainsi attendues, elle ne pouvait utilement élaborer une offre technique et financière pertinente. Il est constant qu'aucune réponse ne lui a été apportée par le centre hospitalier d'Angoulême.

5. Si le centre hospitalier fait valoir que le dossier de consultation contenait toutes les caractéristiques du marché et que les questions posées par leur nombre et leur nature n'avaient pas été posées en temps utiles ou ne méritaient pas de réponse par l'évidence de la solution, par l'expérience de la société Kéolis qui disposait déjà de ces informations ou en ce qu'il suffisait de reprendre le document de consultation pour y trouver les informations attendues, et que la finalité de la démarche de la société requérante était de mettre en difficulté le centre hospitalier, il ne résulte pas de la lecture des dispositions de l'article 8.1 précité que la réponse du centre hospitalier devait dépendre de l'objet ou était conditionné par l'utilité de la question telle qu'évaluée par le centre hospitalier. Ainsi, le centre hospitalier n'a pas respecté l'obligation de réponse aux demandes de renseignements complémentaires qu'il s'est fixé lui-même alors qu'il pouvait faire le choix s'il estimait n'avoir pas suffisamment de temps pour y répondre de reporter la date de remise des offres. Ainsi, en ne respectant pas les termes du règlement de consultation, le centre hospitalier a manqué à ses obligations de publicité et de mise en concurrence.

6. Il résulte de l'instruction que la société Kéolis n'est pas le titulaire sortant du marché du centre hospitalier de Confolens et qu'il n'est pas établi par les éléments de l'instruction que le marché public en litige serait similaire en tous points au marché passé en 2019 pour l'activité SMUR du centre hospitalier de Ruffec en ce qu'a minima, il apparaît que la durée d'exécution en est différente et plus longue pour le nouveau marché et que la structure des prix n'est pas la même, passant pour le marché actuel d'un forfait mensuel à différents forfaits ou à des prix unitaires pour le nouveau marché. De plus, à supposer même que certaines questions dont la liste est produite par la requérante renvoyaient à des points qui ne présentaient pas de difficultés particulières, l'instruction fait ressortir que la question relative à l'absence de " certificat de visite " dans le dossier pour le centre hospitalier de Confolens et son incidence sur la complétude de l'offre, la question posée sur le détail quantitatif estimatif mentionné dans les éléments servant à l'analyse financière des offres qui s'est avéré être une erreur matérielle, ou la question relative à l'explication de la structuration des prix, celle aussi portant sur les pénalités, celle encore portant sur les caractéristiques des véhicules ainsi que les points, au nombre de cinq au moins, sur lesquels le centre hospitalier a admis qu'il s'agissait d'erreurs matérielles démontrent le caractère utile des questions posées au regard des incertitudes et ambiguïtés contenues dans le dossier de consultation de nature à influencer la manière dont la société requérante pouvaient comprendre les besoins de l'acheteur et donc construire et présenter une offre réellement concurrentielle. Ainsi, la société requérante, en ne disposant pas des renseignements complémentaires qu'elle a sollicités, a été lésée par ce manquement.

7. Il résulte de tout ce qui précède, et sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de la requête, que la société Kéolis santé Nouvelle Aquitaine Nord est fondée à demander l'annulation de la procédure de passation du marché litigieux.

Sur les conclusions à fin d'injonction :

8. Il y lieu d'enjoindre au centre hospitalier d'Angoulême, établissement support du groupement hospitalier de territoire de Charente, s'il entend poursuivre son projet de passation du marché litigieux, de reprendre intégralement la procédure de passation.

Sur les conclusions tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

9. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de la société Kéolis santé Nouvelle Aquitaine Nord, qui n'est pas dans la présente instance la partie perdante, la somme demandée par le centre hospitalier d'Angoulême au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens. Il y a lieu, en revanche, de mettre à la charge du centre hospitalier d'Angoulême une somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

ORDONNE

Article 1er : La procédure de passation du marché relatif à la prise en charge des transports médicalisés primaires et secondaires induits par l'activité SMUR pour les centres hospitaliers de Ruffec et de Confolens est annulée.

Article 2 : Il est enjoint au centre hospitalier d'Angoulême, établissement support du groupement hospitalier de territoire de Charente, s'il entend poursuivre la passation du marché litigieux, de reprendre intégralement la procédure de passation du marché susvisé en se conformant à ses obligations de publicité et de mise en concurrence.

Article 3 : Le centre hospitalier d'Angoulême versera à la société Kéolis santé Nouvelle Aquitaine Nord, la somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 4 : Les conclusions du centre hospitalier d'Angoulême présentées sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 5 : La présente ordonnance sera notifiée à la société Kéolis santé Nouvelle Aquitaine Nord et au centre hospitalier d'Angoulême, établissement support du groupement hospitalier de territoire de Charente.

Fait à Poitiers, le 21 mai 2024.

Le juge des référés,

Signé

P. A

La République mande et ordonne au préfet de la Vienne en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Pour expédition conforme,

Pour le greffier en chef,

La greffière,

Signé

D. GERVIER