CAA Douai, 09/05/2023, n°21DA00124

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La commune de Breteuil a demandé au tribunal administratif de Rouen de condamner solidairement la société par actions simplifiée (SAS) Viafrance Normandie et M. A B à lui verser la somme de 183 600 euros TTC sur le fondement de la garantie décennale des constructeurs et la somme de 56 875,07 euros au titre des frais d'expertise qu'elle a dû exposer et de mettre solidairement à leur charge la somme de 6 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Par un jugement n° 1804011 du 20 novembre 2020, le tribunal administratif de Rouen, après avoir rejeté les conclusions d'appel en garantie présentées contre la société coopérative ouvrière de production (SCOP) Travaux publics services (TPS) et la société anonyme (SA) Axa France Iard comme présentées devant un ordre de juridiction incompétent, a condamné solidairement la SAS Viafrance Normandie et M. B à verser à la commune de Breteuil une somme de 122 400 euros TTC, a mis les frais d'expertise judiciaire à la charge de la commune de Breteuil à hauteur de 40 % et à la charge solidaire de M. B et de la SAS Viafrance Normandie à hauteur de 60 % et a mis à la charge de la SAS Viafrance Normandie une somme de 800 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative à verser à la SA Axa France Iard.

Procédure devant la cour :

Par une requête et un mémoire, enregistrés les 20 janvier et 29 juillet 2021, M. B, représenté par la SELARL Pierre-Xavier Boyer, demande à la cour :

1°) d'annuler ce jugement ;

2°) de rejeter l'appel incident formé par la commune de Breteuil ;

3°) de rejeter l'appel en garantie formé à son encontre par la SAS Viafrance Normandie ;

4°) à titre principal, de rejeter la demande de première instance de la commune de Breteuil en l'absence de tout désordre à caractère décennal ;

5°) à titre subsidiaire, de rejeter la demande de la commune de Breteuil en raison de la faute exonératoire commise par la commune ;

6°) à titre infiniment subsidiaire, de limiter à 20 % sa part de responsabilité dans la survenance des désordres litigieux et, en tout état de cause, de fixer à 20 % sa part de responsabilité à l'égard de son codébiteur pour l'intégralité des condamnations qui seraient, le cas échéant, prononcées par la cour ;

7°) de mettre à la charge de toute partie succombante la somme de 3 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

- la garantie décennale n'a pas vocation à s'appliquer pour les travaux de pavages et d'enrobés réalisés sur un ouvrage déjà construit dès lors que les désordres affectent seulement la couche de surface ;

- il ne ressort pas du rapport d'expertise que la solidité de l'ouvrage serait compromise avec certitude dans le délai d'épreuve décennale expirant le 25 avril 2018 et la commune ne démontre pas non plus, dans ce délai d'épreuve, le caractère dangereux des désordres pour la sécurité des usagers ;

- les désordres affectant la voirie ne rendent pas l'ouvrage impropre à sa destination dans la mesure où la voirie est restée ouverte à la circulation sans interruption depuis la réalisation des travaux ;

- à titre subsidiaire, si la cour estime que les désordres sont de nature décennale, ceux-ci doivent être regardés comme imputables à la mauvaise évaluation de ses besoins par la commune, à la mauvaise utilisation de la voirie et à la dégradation de son état du fait d'une inertie non négligeable du maître d'ouvrage, constitutives de fautes de nature à l'exonérer totalement de sa responsabilité ;

- à titre infiniment subsidiaire, sa part de responsabilité dans la survenue des désordres doit être limitée à 20 % dès lors qu'il ne peut lui être reproché un défaut de conception et que la conception du pavage était du ressort de la société Viafrance Normandie.

Par des mémoires en défense, enregistrés les 1er avril et 15 juillet 2021 puis le 2 février 2023, la SAS Viafrance Normandie, représentée par Me Olivier Jolly, demande à la cour :

1°) d'annuler ce jugement ;

2°) à titre principal, de rejeter la demande de première instance de la commune de Breteuil pour irrecevabilité ;

3°) à titre subsidiaire, de rejeter la demande de la commune de Breteuil en l'absence de désordre de nature décennale et compte tenu de la faute du maître d'ouvrage l'exonérant totalement de sa responsabilité ;

4°) à titre très subsidiaire, de limiter sa quote-part de responsabilité à hauteur de 50 %, le solde devant nécessairement être garanti par M. B et de statuer sur ce que de droit sur le recours en garantie exercé à l'encontre de la société TPS et son assureur, la société Axa France Iard ;

5°) de mettre à la charge de la commune de Breteuil la somme de 3 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- la demande de première instance de la commune de Breteuil est irrecevable dès lors que le maire ne justifie pas avoir été habilité à ester en justice par une délibération générale ou spéciale du conseil municipal ;

- son appel provoqué contre la commune est recevable dès lors qu'elle sollicite la réformation des articles 2 et 3 du jugement attaqué à l'instar de M. B, appelant principal ;

- le rapport d'expertise ne présente pas un caractère probant dès lors que l'origine des désordres n'a pu être dégagée avec certitude ;

- l'expert a souligné le défaut de toute prestation d'entretien imputable à la commune alors que les ouvrages sont en service pour certains depuis 2005, ainsi que l'inadéquation entre le programme défini par la commune et la réalité de la circulation et du trafic, ce qui est de nature à l'exonérer de sa responsabilité ;

- les désordres ne présentent pas un caractère décennal dès lors qu'ils sont liés à une absence d'entretien des ouvrages par la commune, qu'ils présentent un caractère esthétique et qu'ils n'empêchent pas l'utilisation des ouvrages ;

- si sa responsabilité doit être recherchée au titre de défauts d'exécution éventuels et si la cour devait confirmer la condamnation solidaire avec M. B, elle ne peut cependant être condamnée au-delà de 50 % des sommes sollicitées par la commune dès lors que l'absence de plans d'exécution ne peut lui être reprochée et qu'elle a élaboré son offre sur la base du cahier des clauses techniques particulières (CCTP) établi par le maître d'œuvre, le solde doit nécessairement être mis à la charge de l'architecte, qui doit lui apporter sa garantie ;

- l'expert a exonéré à tort son sous-traitant, la société Travaux Publics Service (TPS), de toute responsabilité en raison de l'irrégularité de la sous-traitance, à la suite du jugement du tribunal administratif, elle a assigné la société TPS et l'assureur de celle-ci, la société Axa France Iard, devant le tribunal judiciaire d'Evreux.

Par des mémoires en défense, enregistrés le 26 avril 2021 et les 18 janvier et 9 février 2023, la SA Axa France Iard, représentée par Me Etienne Hellot, demande à la cour :

1°) de confirmer le jugement en tant qu'il a rejeté les conclusions d'appel en garantie présentées à son encontre comme portées devant une juridiction incompétente pour en connaître ;

2°) à titre subsidiaire, de surseoir à statuer jusqu'à ce que le juge judiciaire se prononce sur l'absence de garantie décennale qu'elle oppose s'agissant du contrat d'assurance conclu avec la société TPS ;

3°) à titre très subsidiaire, de rejeter les demandes indemnitaires de la commune de Breteuil en l'absence de désordre de nature décennale ou, à défaut, de confirmer le jugement en tant qu'il a fixé la responsabilité de la commune à hauteur de 40 % et de juger que la société TPS ne porte aucune part de responsabilité dans les désordres ;

4°) à titre encore plus subsidiaire, de condamner M. B à la garantir des condamnations pouvant être prononcées à son encontre ;

5°) à titre infiniment subsidiaire, de limiter la part de responsabilité de la société TPS à 10 % ;

6°) de mettre à la charge de M. B et toutes personnes succombantes la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ainsi que les dépens, ou de mettre à la charge solidaire de M. B et de la société Viafrance Normandie la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- seule la juridiction judiciaire est compétente pour analyser la relation juridique de droit privé existant entre la société Viafrance Normandie et la compagnie d'assurance Axa France Iard ;

- si la cour se reconnaît compétente pour statuer sur l'appel en garantie formé par la société Viafrance Normandie, elle devra surseoir à statuer dans l'attente d'une décision du juge judiciaire concernant l'absence de garantie qu'elle oppose au contrat d'assurance souscrit par la société TPS, les ouvrages de génie civil n'ayant pas fait l'objet d'une souscription au titre de la garantie décennale ;

- les conditions de la garantie décennale ne sont pas réunies dès lors qu'il n'est pas démontré que les désordres rendent l'ouvrage impropre à sa destination ;

- aucune des causes probables des désordres évoqués par l'expert n'est en lien avec l'intervention de la société TPS ;

- l'expert a relevé un défaut d'entretien de l'ouvrage imputable à la commune de Breteuil et le fait que celle-ci n'a pas pris soin d'assurer une circulation des poids lourds de moins de 3,5 tonnes.

Par un mémoire en défense, enregistré le 18 juin 2021, la commune de Breteuil, représentée par Me Florence Malbesin, demande à la cour :

1°) de rejeter la requête de M. B et les conclusions de la société Viafrance Normandie ;

2°) par la voie de l'appel incident, de réformer le jugement en tant qu'il a limité le montant de l'indemnité et des frais d'expertise qu'il a mis à la charge solidaire de la SAS Viafrance Normandie et de M. B ;

3°) de condamner la SAS Viafrance Normandie et M. A B à lui verser la somme de 183 600 euros TTC sur le fondement de la garantie décennale des constructeurs et la somme de 56 875,07 euros au titre des frais d'expertise qu'elle a dû exposer ;

4°) de mettre solidairement à la charge de la SAS Viafrance Normandie et de M. A B la somme de 6 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- sa demande devant le tribunal administratif n'est pas irrecevable dès lors qu'elle a produit la délibération du conseil municipal du 29 janvier 2016 donnant compétence au maire pour intenter au nom de la commune " toute action où il est nécessaire d'intervenir en justice et devant toutes les juridictions " ;

- les demandes de la société Viafrance Normandie sont irrecevables car elles relèvent d'un litige distinct de l'appel principal ;

- les désordres constatés après la réception déstructurent totalement la voirie et sont de nature à porter atteinte à la solidité de l'ouvrage et à le rendre impropre à sa destination en rendant dangereuse l'utilisation de la voie du fait des nids de poule qui se sont formés et le fait que les voiries soient maintenues ouvertes à la circulation ne permet pas d'écarter ce caractère décennal ;

- les désordres sont de nature à engager la responsabilité décennale du maître d'œuvre pour défaut de conception et défaut de surveillance des travaux en raison de leur sous-dimensionnement par rapport à la conception prévue au CCTP et de ce qu'il lui appartenait de vérifier que les prescriptions du CCTP étaient respectées par la société Viafrance Normandie ;

- ils sont aussi de nature à engager la responsabilité décennale de la société Viafrance Normandie pour des défauts d'exécution ;

- le tribunal a limité à tort à la somme de 122 400 euros TTC son droit à indemnisation dès lors qu'il appartenait à M. B, en sa qualité de maître d'œuvre, d'apprécier le dimensionnement à retenir en fonction d'un trafic routier sur lequel il lui appartenait de s'interroger ;

- si la cour estime que la mauvaise information sur l'importance du trafic doit lui être reprochée, il convient de tenir compte de l'abattement de 10 % déjà déduit du montant des réclamations ;

- l'expert a fait une analyse poussée des causes du sinistre, désordre par désordre, qui lui permet de proposer des partages de responsabilité en fonction de l'implication de chacun.

La requête a été communiquée à la SCP Mandateam, liquidateur judiciaire de la Travaux Publics Service (TPS), qui n'a pas produit de mémoire.

Par ordonnance du 10 février 2023, la clôture de l'instruction a été fixée au 27 février 2023 à 12 heures.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code des assurances ;

- le code général des collectivités territoriales ;

- l'arrêté du 21 décembre 1993 précisant les modalités techniques d'exécution des éléments de mission de maîtrise d'œuvre confiés par des maîtres d'ouvrage publics à des prestataires de droit privé ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme Sylvie Stefanczyk, première conseillère,

- et les conclusions de M. Guillaume Toutias, rapporteur public.

Considérant ce qui suit :

1. La commune de Breteuil-sur-Iton, aux droits de laquelle vient la commune de Breteuil, a décidé la réalisation de travaux de qualification des entrées et du centre-bourg. Par acte d'engagement du 23 avril 2003, elle a passé un marché de maîtrise d'œuvre pour la réalisation de ces travaux avec M. A B exerçant sous l'enseigne " Arc en Terre ". La société par actions simplifiée (SAS) Viafrance Normandie était titulaire du lot n° 1 " Voirie et Réseaux Divers " par acte d'engagement du 3 juin 2004. Elle a sous-traité à la société coopérative ouvrière de production (SCOP) Travaux publics services (TPS) la pose des pavages. La réception des travaux a été prononcée sans réserve le 25 avril 2008. Par une ordonnance du 20 mai 2014, le juge des référés du tribunal administratif de Rouen, saisi par la commune de Breteuil, a ordonné une expertise portant sur les désordres affectant la voirie sur plusieurs zones et l'expert a déposé son rapport le 10 novembre 2016, en évaluant le montant total des travaux de réparation à 183 600 euros TTC. Par un jugement n° 1804011 du 20 novembre 2020, le tribunal administratif de Rouen a retenu une faute de la commune de Breteuil exonérant les constructeurs de leur responsabilité à hauteur de 40 %, a condamné solidairement la société Viafrance Normandie et M. B, au titre de la garantie décennale des constructeurs, à verser à la commune de Breteuil une somme de 122 400 euros toutes taxes comprises (TTC), a rejeté les conclusions d'appel en garantie dirigées contre la société TPS et son assureur, la société Axa France Iard, comme présentées devant un ordre de juridiction incompétent pour en connaître et a mis les frais d'expertise judiciaire à la charge de la commune de Breteuil à hauteur de 40 % et solidairement à la charge de la société Viafrance Normandie et de M. B à hauteur de 60 %.

2. M. B relève appel de ce jugement. La commune de Breteuil conclut au rejet de la requête et demande, par la voie de l'appel incident, de réformer ce jugement en tant qu'il a estimé qu'elle avait commis une faute de nature à exonérer les constructeurs à hauteur de 40 % de leur responsabilité décennale. La société Viafrance Normandie conteste, par la voie de l'appel provoqué, le jugement en tant qu'il a admis la recevabilité de la demande de la commune de Breteuil, a prononcé sa condamnation solidaire avec M. B à indemniser la commune et l'a condamnée solidairement avec M. B à payer 60 % des frais d'expertise. Enfin, la société Axa France Iard forme des conclusions d'appel incident à titre infiniment subsidiaire tendant à la condamnation de M. B à la garantir des condamnations pouvant être prononcées à son encontre.

Sur les conclusions d'appel principal présentées par M. B :

En ce qui concerne le caractère décennal des désordres :

3. Il résulte des principes qui régissent la garantie décennale des constructeurs que des désordres apparus dans le délai d'épreuve de dix ans, de nature à compromettre la solidité de l'ouvrage ou à le rendre impropre à sa destination dans un délai prévisible, engagent leur responsabilité, même si les désordres ne se sont pas révélés dans toute leur étendue avant l'expiration du délai de dix ans.

4. Il résulte de l'instruction et, notamment, du rapport de l'expert désigné par le tribunal administratif de Rouen que les désordres affectant quatorze rues et places du centre-bourg de la commune de Breteuil sont caractérisés par des affaissements de pavages, d'enrobés, de briques, de bordures et de caniveaux, par des fissurations des enrobée, des descellements et par la déstructuration de joints. Ces dégradations, qui concernent la couche de roulement, sont généralisées sur la voirie et ne permettent pas, eu égard à leur ampleur, de répondre correctement aux sollicitations du trafic routier. S'il est constant que les désordres n'ont pas interrompu la circulation routière à la date où l'expert a effectué ses constatations, il résulte de l'instruction et, notamment, des plaintes de riverains de février et mars 2021 faisant état de plusieurs " nids de poule " et de l'attestation de l'organisme chargé des réparations ponctuelles du 10 mars 2021 produites par la commune de Breteuil, que ces désordres présentent un caractère évolutif auquel la commune tente de remédier en procédant à des travaux d'entretien récurrents pour reboucher les trous et mettre en œuvre de l'enrobé à froid. Dans ces conditions, c'est à juste titre que les premiers juges ont retenu le caractère décennal de ces désordres, qui affectent la solidité de l'ouvrage et sont de nature à le rendre impropre à sa destination.

En ce qui concerne l'imputabilité des désordres :

5. Le constructeur dont la responsabilité est recherchée sur le fondement de la garantie décennale ne peut en être exonéré, outre les cas de force majeure et de faute du maître d'ouvrage, que lorsque, eu égard aux missions qui lui étaient confiées, il n'apparaît pas que les désordres lui soient en quelque manière imputables.

6. Il résulte du rapport d'expertise que les désordres en litige trouvent leur origine dans plusieurs manquements de la société Viafrance Normandie, chargée de la fourniture et de la pose des revêtements de surface, qui, d'une part, a failli à son obligation de contrôle de la qualité et de la portance de la structure des chaussées et des réseaux fixée par l'article 1.01 du cahier des clauses techniques particulières (CCTP) en n'ayant procédé à aucun sondage pour connaître la nature du sol en profondeur alors qu'il présentait un caractère hétérogène et, d'autre part, a réalisé des travaux non conformes aux prescriptions du marché, l'expert ayant notamment relevé un manque de rigueur sur la régularité des épaisseurs de couches composant la voirie, un sous-dosage en ciment des joints, une surépaisseur de mortier pour les zones en briques, en enrobés et en pavés ainsi que l'absence d'adjonction de résine de jointement des pavages de voirie et dans le mortier de pose des pavés sur la chaussée. Par ailleurs, l'expert a relevé que ces désordres trouvaient également leur origine dans la conception même de l'ouvrage, en particulier un sous-dimensionnement des chaussées configurées sur la base d'une circulation occasionnelle de poids-lourds alors qu'il convenait de prendre en compte l'hypothèse d'un trafic de 50 poids-lourds par jour. A cet égard, M. B n'a sollicité auprès de la commune de Breteuil aucun élément d'information concernant l'importance du trafic alors que dans son acte d'engagement du 23 avril 2004, il s'était vu confier une mission de maîtrise d'œuvre complète en ce qui concerne le lot n° 1 " Voirie et Réseaux Divers ", laquelle incluait notamment une mission de conception de l'ouvrage. En outre, M. B, qui s'était aussi vu confier une mission de surveillance et de direction du chantier, n'a pas procédé à un contrôle suffisant des travaux réalisés par la société Viafrance Normandie. Dès lors, en vertu des principes qui régissent la responsabilité décennale des constructeurs, les désordres en cause doivent être regardés comme étant imputables à la société Viafrance Normandie et à M. B.

En ce qui concerne la faute exonératoire du maître d'ouvrage :

7. Il résulte de l'instruction et, notamment, du rapport d'expertise que les désordres en cause ont également pour origine l'absence d'entretien par le maître d'ouvrage des joints de sable et des joints de mortier sur les pavés et les bordures depuis 2006 et le passage de nombreux poids-lourds sur les voiries en cause. A cet égard, l'expert a relevé un passage régulier de poids-lourds en contradiction avec le programme que la commune avait défini et celle-ci n'a fourni à M. B aucune données sur la densité du trafic routier, en méconnaissance des dispositions de l'article 1 bis de l'annexe III de l'arrêté du 21 décembre 1993 précisant les modalités techniques d'exécution des éléments de mission de maîtrise d'œuvre confiés par des maîtres d'ouvrage publics à des prestataires de droit privé. En outre, il ne résulte pas davantage de l'instruction que la commune de Breteuil ait tenté de limiter le passage régulier des poids-lourds sur son territoire en demandant à son maire de faire usage de ses pouvoirs de police afin de faire respecter l'interdiction de circuler de ces véhicules. Dans ces conditions, la commune de Breteuil doit être regardée comme ayant commis une faute de nature à exonérer les constructeurs à hauteur de 20 % de leur responsabilité décennale.

En ce qui concerne la condamnation solidaire :

8. Le maître d'ouvrage qui le demande a droit à la condamnation solidaire de tous les constructeurs ayant concouru au même dommage. M. B et la société Viafrance Normandie ayant concouru à la réalisation des désordres affectant les voiries, c'est à juste titre que les premiers juges ont retenu leur responsabilité solidaire à l'égard de la commune de Breteuil et ont condamné le maître d'œuvre solidairement avec la société Viafrance Normandie à indemniser la commune de Breteuil au titre de la garantie décennale des constructeurs. M. B n'est donc pas fondé à contester une telle condamnation solidaire et à solliciter un partage de son obligation à réparation, alors qu'il n'a pas présenté de conclusions d'appel en garantie à l'encontre de la société Viafrance Normandie.

Sur les conclusions d'appel incident présentées par la commune de Breteuil :

9. Compte tenu de la faute de la commune de Breteuil exonérant les constructeurs de 20 % de leur responsabilité et au regard du montant total des réparations fixé à 183 600 euros TTC, la somme de 122 400 euros TTC que le tribunal administratif de Rouen a condamné solidairement M. B et la société Viafrance Normandie à verser à la commune au titre des frais liés aux travaux nécessaires à la remise en état de la chaussée routière, doit être portée à 163 200 euros TTC.

Sur les conclusions d'appel provoqué présentée par la société Viafrance Normandie :

10. Des conclusions d'appel provoqué sont recevables dès lors que la situation de leur auteur est aggravée par le sort réservé à l'appel principal, sans qu'il y ait lieu de distinguer selon que ces conclusions ont ou non trait, parmi les divers chefs de préjudice que le jugement attaqué a distingué, à des chefs pour lesquels les conclusions de l'appel principal ont été accueillies.

11. L'admission de l'appel incident de la commune de Breteuil, qui conduit à diminuer sa part de responsabilité à 20 % seulement du préjudice subi, a pour effet d'augmenter le montant de l'indemnisation qui lui a été accordée par les premiers juges et, par suite, d'aggraver la situation de la société Viafrance Normandie, condamnée solidairement avec M. B, appelant principal, sur le fondement de garantie décennale des constructeurs. Par suite, l'appel provoqué de la société Viafrance Normandie est recevable et il y a lieu d'écarter la fin de non-recevoir opposée par la commune de Breteuil.

12. D'une part, aux termes de l'article L. 2122-22 du code général des collectivités territoriales : " Le maire peut, en outre, par délégation du conseil municipal, être chargé, en tout ou partie, et pour la durée de son mandat : / () 16° D'intenter au nom de la commune les actions en justice ou de défendre la commune dans les actions intentées contre elle, dans les cas définis par le conseil municipal () ". Il résulte de ces dispositions que l'organe délibérant d'une commune peut légalement donner au maire une délégation générale pour ester en justice au nom de la commune.

13. Il résulte de l'instruction que par une délibération du 29 janvier 2016, transmise au représentant de l'Etat le 17 février 2016 et régulièrement publiée, le conseil municipal de la commune de Breteuil a donné délégation au maire pour " intenter au nom de la commune les actions en justice () pour toute action où il est nécessaire d'intervenir en justice et devant toutes les juridictions ". Contrairement à ce que soutient la société Viafrance Normandie, cette délégation, bien que ne définissant pas les cas dans lesquels le maire pourra agir en justice, lui a donné qualité pour agir en justice au nom de la commune et la représenter régulièrement dans l'instance devant le tribunal administratif de Rouen. Par suite, c'est à bon droit que les premiers juges ont écarté cette fin de non-recevoir.

14. D'autre part, compte tenu de ce qui a été dit au point 6, il sera fait une juste appréciation des responsabilités en présence dans la survenance des désordres affectant les voiries en condamnant M. B à garantir la société Viafrance Normandie à hauteur de 40 % du montant de la condamnation solidaire arrêtée à la somme de 163 200 euros TTC.

15. Enfin, la compétence de la juridiction administrative pour connaître des litiges nés de l'exécution d'un marché de travaux publics et opposant des participants à l'exécution de ces travaux, ne s'étend pas à l'action en garantie du titulaire du marché contre son sous-traitant avec lequel il est lié par un contrat de droit privé. En outre, si l'action directe ouverte par l'article L. 124-3 du code des assurances à la victime d'un dommage ou à l'assureur de celle-ci subrogé dans ses droits, contre l'assureur de l'auteur responsable du sinistre, tend à la réparation du préjudice subi par la victime, elle se distingue de l'action en responsabilité contre l'auteur du dommage en ce qu'elle poursuit l'exécution de l'obligation de réparer qui pèse sur l'assureur en vertu du contrat d'assurance. Il s'ensuit qu'il n'appartient qu'aux juridictions de l'ordre judiciaire de connaître des actions tendant au paiement des sommes dues par un assureur au titre de ses obligations de droit privé, alors même que l'appréciation de la responsabilité de son assuré dans la réalisation du fait dommageable relèverait de la juridiction administrative. En conséquence, il y a lieu de rejeter comme portées devant un ordre de juridiction incompétent pour en connaître, les conclusions d'appel en garantie présentées par la société Viafrance Normandie contre son sous-traitant, la société TPS et contre la société Axa France Iard, assureur de ce dernier.

Sur les conclusions d'appel en garantie de la société Axa France Iard :

16. En l'absence de toute condamnation prononcée à l'encontre de la société Axa France Iard, celle-ci n'est pas fondée à demander, à titre infiniment subsidiaire, que M. B la garantisse des sommes mises à sa charge.

Sur les frais d'expertise :

17. Les frais d'expertise, taxés et liquidés à la somme de 56 875,07 euros TTC par ordonnance du 3 avril 2017 du tribunal administratif de Rouen, sont mis définitivement à la charge solidaire de M. B et de la société Viafrance Normandie à hauteur de 80 % et à la charge de la commune de Breteuil, à hauteur de 20 %.

Sur les frais liés à l'instance :

18. En application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, il y a lieu de mettre à la charge solidaire de M. B et de la société Viafrance Normandie la somme de 2 000 euros au titre des frais exposés par la commune de Breteuil et non compris dans les dépens. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de laisser à la charge des autres parties les frais qu'elles ont engagés dans le cadre de la présente instance et non compris dans les dépens.

DÉCIDE :

Article 1er : La somme de 122 400 euros TTC que M. B et la société Viafrance Normandie ont été condamnés solidairement à verser à la commune de Breteuil par l'article 2 du jugement du 20 novembre 2020 du tribunal administratif de Rouen, est portée à 163 200 euros TTC.

Article 2 : M. B garantira la société Viafrance Normandie à hauteur de 40 % du montant de la condamnation solidaire.

Article 3 : Les frais de l'expertise taxés et liquidés à hauteur de 56 875,07 euros TTC sont définitivement mis à la charge solidaire de la société ViaFrance Normandie et de M. B à hauteur de 80 % et à la charge de la commune de Breteuil, à hauteur de 20 %.

Article 4 : Le jugement du tribunal administratif de Rouen est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.

Article 5 : M. B et la société Viafrance Normandie verseront solidairement à la commune de Breteuil une somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 6 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.

Article 7 : Le présent arrêt sera notifié à M. A B, à la société Viafrance Normandie, à la commune de Breteuil, à la société Travaux publics Services (TPS), représentée par la SCP Mandateam, liquidateur judiciaire et à la société Axa France Iard.

Délibéré après l'audience publique du 11 avril 2023 à laquelle siégeaient :

- Mme Anne Seulin, présidente de chambre,

- M. Marc Baronnet, président-assesseur,

- Mme Sylvie Stefanczyk, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 9 mai 2023.

La rapporteure,

Signé : S. StefanczykLa présidente de chambre,

Signé : A. SeulinLa greffière,

Signé : A.S. Villette La République mande et ordonne au préfet de l'Eure, en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.

Pour expédition conforme,

La greffière

Anne-Sophie Villette

N°21DA00124