TA de la Guyane, 09 novembre 2023, n° 2200739

 

REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
 

 

Vu la procédure suivante :

Par une requête, des mémoires et une pièce, enregistrés les 9 juin 2022, 30 septembre 2022, 21 avril 2023 et 13 octobre 2023, la société Chantier naval de l'Océan Indien Ltd (CNOI), représentée par Me Croix et Me Langlais, demande au tribunal :

1°) d'annuler la décision implicite de rejet née du silence gardé pendant deux mois par le Président de la Collectivité territoriale de Guyane (CTG) sur sa demande du 3 février 2022, tendant à la prise en charge des surcoûts d'un montant de de 759.298,70 euros exposés pour l'exécution du marché de fourniture d'un bac amphidrome conclu le 24 juin 2020 ;

2° de condamner la CTG à lui payer ce montant, puis de mettre à sa charge la somme de 3.500 euros au titre de l'article L.761-1 du code de justice administrative.

La société CNOI soutient que :

- en l'absence de justification de l'autorisation d'ester en justice accordée à M. B, les écritures en défense doivent être écartées des débats ;

- elle a exposé des frais supplémentaires de 374.592,20 euros et de 384.706,70 euros occasionnés respectivement par le report de la date de livraison du bac et la hausse majeure et imprévisible du cours du fret maritime.

Par des mémoires en défense enregistrés les 27 septembre 2022 et 10 octobre 2023, la Collectivité territoriale de Guyane, représentée par Me Destal, conclut au rejet de la requête de la société CNOI et à ce que la somme de 5.000 euros soit mise à sa charge au titre de l'article L.761-1 du code de justice administrative.

Elle oppose l'irrecevabilité des conclusions dirigées contre les mesures d'exécution du contrat, la tardiveté de la requête et la conclusion d'un protocole transactionnel, puis, subsidiairement, fait valoir que les demandes ne sont pas fondées.

Par un courrier du 10 octobre 2023, en application de l'article R.611-7 du code de justice administrative, les parties ont été informées de ce que le jugement est susceptible d'être fondé sur le moyen d'ordre public tiré de ce que la décision implicite de rejet ayant pour seul objet de lier le contentieux, n'est pas, par elle-même, susceptible d'un recours en annulation.

Par un mémoire enregistré le 13 octobre 2023, la société CNOI se désiste des conclusions aux fins d'annulation et porte à 5.500 euros la somme demandée au titre de l'article L.761-1 du code de justice administrative.

Elle fait valoir, en outre, que :

- l'article 42 du CCAG-MI, qui ne concerne que les différends portant sur " l'interprétation des clauses du marché " ou sur " l'exécution des prestations objet du marché " ne lui est pas opposable et n'impose pas la rédaction d'un mémoire en réclamation dans un délai de deux mois à peine d'irrecevabilité de toute action contentieuse introduite devant le juge de plein contentieux contractuel ;

- le protocole d'accord, qui ne peut être regardé comme un accord " transactionnel ne contient aucune mention au terme de laquelle les parties abandonneraient toute prétention pour l'avenir ;

- elle justifie de l'ensemble des surcoûts allégués.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code de la commande publique ;

- le code civil ;

- le code des relations entre le public et l'administration ;

- l'arrêté du 16 septembre 2009 portant approbation du cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés publics industriels ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme Lacau,

- les conclusions de M. Hegesippe, rapporteur public,

- les observations de Me Destal et de Mme A pour la CTG, la société CNOI n'étant ni présente, ni représentée.

Une note en délibéré présentée par la Collectivité Territoriale de la Guyane a été enregistrée le 20 octobre 2023.

Considérant ce qui suit :

1. Par un acte d'engagement du 13 juin 2020, la société Chantier naval de l'Océan Indien (CNOI), qui a son siège social et ses usines à l'Ile Maurice, a conclu avec la Collectivité territoriale de la Guyane (CTG), pour un prix global et forfaitaire de 4.642.000 euros, un marché public de construction et de livraison du bac amphidrome " Le Malani " assurant la liaison entre Saint-Laurent du Maroni et Albina.

2. La société CNOI a sollicité une indemnité de 868.798,70 euros au titre de l'imprévision et obtenu, en vertu d'un protocole d'accord conclu le 2 novembre 2021, une prise en charge des surcoûts à hauteur de 109.500 euros. Elle demande, dans ses dernières écritures, la condamnation de la CTG à lui payer la somme de 759.298,70 euros correspondant aux surcoûts de 374.592,20 euros et de 384.706,70 euros occasionnés respectivement par le report de la date de livraison du bac et la hausse majeure et imprévisible du cours du fret maritime.

Sur les fins de non-recevoir :

3. En premier lieu, M. B ayant été autorisé à ester en justice par l'article 2 de la délibération AP-2021-56 du 2 juillet 2021, il n'y a pas lieu d'écarter des débats les écritures en défense.

4. En deuxième lieu, aux termes de l'article 42.2 du cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés publics industriels : " Tout différend entre le titulaire et le pouvoir adjudicateur doit faire l'objet, de la part du titulaire, d'une lettre de réclamation exposant les motifs de son désaccord, et indiquant, le cas échéant, le montant des sommes réclamées. Cette lettre doit être communiquée au pouvoir adjudicateur dans le délai de deux mois, courant à compter du jour où le différend est apparu, sous peine de forclusion. " et aux termes de l'article 42.3 de ce cahier : " Le pouvoir adjudicateur dispose d'un délai de deux mois, courant à compter de la réception de la lettre de réclamation, pour notifier sa décision. L'absence de décision dans ce délai vaut rejet de la réclamation. ". La CTG fait valoir que par un courrier du 12 octobre 2021, elle a rejeté la demande de paiement du montant de 618.000 euros présentée le 7 octobre 2021 par le titulaire du marché, ce qui caractériserait un différend au sens de l'article 42.2 précité. Toutefois, en l'absence de justification de la date de notification de ce courrier, au demeurant antérieur au protocole d'accord conclu le 23 octobre 2021, la réclamation présentée le 3 février 2022 par la société CNOI ne peut être regardée comme tardive.

5. En dernier lieu, il résulte des dispositions des articles 2044 et 2052 du code civil et de l'article L.423-1 du code des relations entre le public et l'administration que le contrat de transaction, par lequel les parties terminent une contestation née ou préviennent une contestation à naître, a entre ces parties l'autorité de la chose jugée en dernier ressort. En vertu de l'article 2049 du code civil, les transactions ne règlent que les différends qui s'y trouvent compris.

6. Le protocole d'accord du 23 octobre 2021 vise " le surcoût du prix du transport " résultant du report de la date de livraison, estimé par la CTG au montant de 109.500 euros, correspondant à la différence entre le montant du devis présenté lors de la réunion du 4 août 2021, de 537.000 euros et le prix de 427.000 euros prévu par le marché. Il ne comporte aucune mention de nature à prévenir toute action contentieuse ultérieure, la mention selon laquelle la compensation accordée " ne modifie pas la nature du marché du 13 juin 2020, qui demeure à prix global et forfaitaire, ce que le CNOI a accepté " ne pouvant être regardée comme valant renonciation à toute action ultérieure. Par un courrier du 20 octobre 2021, la CNOI a d'ailleurs précisé que si elle accueillait favorablement la proposition de 109.500 euros, ce montant restait très insuffisant. Dans ces conditions, l'autorité de la chose jugée ne peut être opposée aux demandes de la société CNOI et la fin de non-recevoir opposée sur ce point doit, dès lors, être écartée.

Sur la demande relative aux surcoûts de transport :

7. Aux termes du 3° de l'article L.6 du code de la commande publique : " Lorsque survient un évènement extérieur aux parties, imprévisible et bouleversant temporairement l'équilibre du contrat, le cocontractant, qui en poursuit l'exécution, a droit à une indemnité ".

8. Les difficultés exceptionnelles et imprévisibles rencontrées dans l'exécution d'un marché à forfait ne peuvent ouvrir droit à une indemnité au profit des entrepreneurs que dans la mesure où ceux-ci justifient soit que ces difficultés ont eu pour effet de bouleverser l'économie du contrat, soit qu'elles sont imputables à une faute de l'administration commise notamment dans l'exercice de ses pouvoirs de contrôle et de direction du marché, dans l'estimation de ses besoins, dans la conception même du marché ou dans sa mise en œuvre.

9. Il est constant que le transport de la barge de l'Ile Maurice à Saint-Laurent du Maroni d'un coût estimé à 427.500 euros lors de la remise de l'offre en octobre 2019 et par la Décomposition du Prix Global et Forfaitaire du 14 novembre 2019, ce prix étant confirmé par un devis émis en juin 2020, a en réalité occasionné des frais de 1.000.000 dollars soit 876.100 euros HT auquel s'ajoutent les frais de remorquage de 45.606,50 euros HT, soit un total de 921.706,50 euros HT. La société CNOI soutient que l'augmentation imprévisible des coûts de fret maritime en 2020 et 2021, imputable à la hausse du cours du pétrole, au déséquilibre entre l'offre et la demande de transport de colis lourds, à la forte demande d'espace sur les navires pour le marché de l'éolien, à la congestion observée dans de nombreux ports, puis à la pression sur les stocks de matières premières, a bouleversé l'économie générale du contrat, devenu selon ses dires " largement déficitaire ".

10. A supposer même que cette augmentation du prix du marché, plusieurs mois après le constat par l'organisation mondiale de la santé de l'existence d'une épidémie de portée internationale, le 30 janvier 2020, pourrait être regardée comme présentant un caractère imprévisible à la date du 24 juin 2020 à laquelle la société requérante a conclu le contrat, le surcoût de 384.706,70 euros, compte non tenu des frais de remorquage, qui représente 8,29 % du marché d'un montant global et forfaitaire de 4.642.000 euros, ne suffit pas à caractériser un bouleversement de l'économie du contrat. La société requérante ne présente au demeurant aucun élément comptable permettant d'établir l'importance ni même l'existence du déficit d'exploitation allégué. Dans ces conditions, dès lors que les difficultés rencontrées ne sont pas imputables à la CTG, la société CNOI, qui ne peut utilement soutenir que la CTG aurait admis l'application de la théorie de l'imprévision en lui allouant une indemnité de 109.500 euros, n'est pas fondée à demander une indemnité à ce titre, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur l'imputabilité des surcoûts de transport, non définis précisément, résultant de l'augmentation du lège à 250 tonnes découverte en juin 2021 lors de la réception du dossier de stabilité.

Sur la demande relative aux surcoûts résultant du report de la date de livraison :

11. Aux termes du 4° de l'article L.6 du code de la commande publique : " L'autorité contractante peut modifier unilatéralement le contrat () sans en bouleverser l'équilibre. Le cocontractant a droit à une indemnisation, sous réserve des stipulations du contrat. ".

12. Il résulte de l'instruction que la livraison du bac " Malani ", contractuellement prévue en octobre 2021, a été reportée d'un mois à la demande de la CTG, lors du comité de pilotage du 4 aout 2021 compte tenu de l'indisponibilité de l'équipage en déplacement au Suriname pour les opérations annuelles de carénage du bac " la Gabrielle ". La livraison a été effective le 22 février 2022. Ainsi qu'il a été dit, la société CNOI a obtenu une indemnité de 109.500 euros, correspondant à l'augmentation des prix du fret maritime d'octobre à novembre 2021. Elle demande, en outre, l'indemnisation des frais supplémentaires de gardiennage et d'entretien d'un montant de 50.239,97 euros, de son manque à gagner occasionné par l'occupation du terre-plein par la barge d'un montant de 248.884,03 euros, des frais portuaires d'un montant de 4.432,20 euros, puis des frais de location du terre-plein d'un montant de 71.036 euros.

13. Si La CTG, qui ne présente pas de conclusions reconventionnelles, fait valoir que le constructeur n'a pas payé l'octroi de mer et les taxes douanières d'un montant de 140.000 euros, cette circonstance est sans incidence sur le droit de la société CNOI à percevoir une indemnité sur le fondement des dispositions précitées du 4° de l'article L.6 du code de la commande publique.

En ce qui concerne la période postérieure au 1er décembre 2021 :

14. A la date du 4 août 2021, les parties ont constaté que l'installation hydraulique, le moteur de propulsion arrière et les propulseurs, le groupe électrogène arrière, la machine avant, les communications machine-timonerie, puis les installations électriques et électroniques étaient opérationnels, la réalisation des finitions et de la peinture de pont étant prévus après les essais en mer. Ces essais, destinés à valider les moteurs et propulseurs ont été menés du 5 août au 14 octobre 2021 et jugés satisfaisants. Il résulte de l'instruction que la CTG, estimant que les conditions de formation et d'essais ne seraient pas réunies en décembre 2021, avait envisagé, notamment lors de la réunion du 4 août 2021, une livraison en janvier 2022, compte tenu notamment des congés de fin d'année accordés aux marins et de l'indisponibilité du quai d'accostage à Albina. Elle avait interrogé le constructeur sur l'éventualité de conserver le bac à l'Ile Maurice et lui avait donné " carte blanche " pour toute proposition de report permettant une optimisation financière du coût du transport, compte tenu du cout prohibitif de la conservation du bac sur le site de production et des incertitudes sur la date de livraison du nouveau quai d'Albina. Toutefois, elle a, en définitive, par son courrier du 12 octobre 2021, puis par un courriel du 20 octobre suivant, demandé la programmation du transport en vue d'une livraison " dans les meilleurs délais ". Alors que par un courriel du 20 octobre 2021, la société CNOI a indiqué prendre ses dispositions en ce sens, la livraison n'a été effective que le 22 février 2022. En se bornant à soutenir que le bac était prêt pour un départ dès le mois de novembre 2021, la société requérante ne met pas le tribunal à même d'apprécier en quoi les surcoûts exposés postérieurement au 1er décembre 2021 seraient imputables à la CTG.

En ce qui concerne la période antérieure au 1er décembre 2021 :

15. Il résulte de l'instruction, notamment du compte rendu de la réunion du 7 juillet 2021 qu'alors que la CNOI estimait possible de transférer le bac à compter du 4 août suivant et de le livrer vingt-cinq jours après, en septembre, la CTG a indiqué préférer, pour s'assurer de la disponibilité du personnel, reporter les opérations de vérification à compter du 1er novembre et la réception au 10 novembre. Elle a proposé de conclure un avenant en ce sens. Contrairement à ce qui est soutenu en défense, il ne résulte d'aucun élément de l'instruction que le report de la date de livraison envisagé dès le 7 juillet 2021 serait imputable au constructeur. Par suite, la société requérante est fondée à demander l'indemnisation des frais et de son manque à gagner occasionnés par le report de la livraison d'un mois imputable à la CTG.

16. Contrairement à ce que fait valoir la CTG, la société CNOI justifie de la réalité des frais de gardiennage, de nettoyage et de maintien en état d'un montant de 50.239,97 euros, des frais portuaires réglés à la Mauritius Port Authority, d'un montant de 12.996 euros, puis des frais de location du terre-plein d'un montant de 71.036 euros. Elle expose sans être sérieusement contredite, en produisant plusieurs autres contrats que le montant de 248.884 euros au titre de son manque à gagner a été estimé sur la base d'un chiffre d'affaires moyen journalier de 3.603 euros généré par une place de location du terre-plein, en excluant les frais de mise à sec, le prix de location, les frais de gardiennage et la location du terre-plein. Elle justifie ainsi avoir exposé des surcoûts de 383.156 euros pour une période de quatre-vingt-trois jours, soit un surcoût journalier de 4.616,34 euros.

17. En revanche, il ne résulte pas de l'instruction que les frais d'armement du navire pour la mise au sec et la remise en eau, d'un montant total de 2.565 euros, la rémunération des pilotes d'un montant de 26,40 euros et les frais de remorquage de 844,80 euros à l'Île Maurice et de 45.606,50 euros des Iles-du-salut à Saint Laurent du Maroni n'auraient pas en tout état de cause été exposés en l'absence de report de la date de livraison du bac.

18. Dans les circonstances exposées aux points 15 à 17, il sera fait une juste appréciation du préjudice occasionné par le report d'un mois de la livraison du bac, en l'évaluant, sur la base d'un surcoût journalier de 4.616,34 euros, à la somme de 138.500 euros. Dès lors, la société CNOI est fondée à demander la condamnation de la CTG à lui payer ce montant.

Sur les frais de procès :

19. Les dispositions de l'article L.761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge de la société CNOI, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, le versement d'une somme au titre des frais exposés par la CTG et non compris dans les dépens. Il y a lieu, en revanche, dans les circonstances de l'affaire, de mettre à la charge de la CTG, sur le même fondement, le versement à la société CNOI de la somme de 1.200 euros.

D E C I D E :

Article 1er : La Collectivité territoriale de Guyane versera à la société Chantier naval de l'Océan Indien Ltd, d'une part, une indemnité de 138.500 euros, d'autre part, la somme de 1.200 euros au titre de l'article L.761-1 du code de justice administrative.

Article 2 : Les conclusions présentées par la Collectivité territoriale de Guyane au titre de l'article L.761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête de la société Chantier naval de l'Océan Indien Ltd est rejeté.

Article 4 : Le présent jugement sera notifié à la société Chantier naval de l'Océan Indien Ltd et à la Collectivité territoriale de Guyane.

Délibéré après l'audience du 19 octobre 2023, à laquelle siégeaient :

M. Guiserix, président,

Mme Lacau, première conseillère,

M. Gilmann, conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 9 novembre 2023.

La rapporteure,

Signé

M.T. LACAULe président,

Signé

O. GUISERIXLa greffière,

Signé

M.Y. METELLUS

La République mande et ordonne au préfet de la Guyane en ce qui le concerne et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies du droit commun contre les parties privées de pourvoir à l'exécution du présent jugement

Pour expédition conforme,

La greffière en Cheffe,

Ou par délégation la greffière,

Signé

S. MERCIER