Vu la procédure suivante :
Par un déféré et un mémoire, enregistrés les 17 décembre 2021 et 31 mai 2022, le préfet de l'Isère demande au tribunal d'annuler le marché public attribué le 20 juillet 2021 par l'établissement public foncier local (EPFL) du Dauphiné à la société Valgo.
Il soutient que :
- le signataire de l'acte n'était pas compétent ;
- la lettre du 20 juillet 2021 ne peut être considérée comme un avenant au marché pour prendre en compte des circonstances imprévues mais constitue un marché public distinct qui porte sur des prestations de désamiantage non prévues initialement et représentant une augmentation de 190 % du montant du marché ; ce marché a été attribué sans publicité ni mise en concurrence préalable ;
- la théorie de l'imprévision est inopérante, dès lors qu'elle peut donner droit à une indemnité, mais pas à modifier un marché en cours d'exécution ; en tout état de cause, la présence d'amiante n'était pas imprévisible car la présence d'une conduite amiantée était connue et n'a pas donné lieu à investigation et résulte ainsi d'un manque de diligence de l'EPFL et d'une mauvaise définition de son besoin ;
- aucune urgence n'imposait de s'abstenir de recourir à une procédure de mise en concurrence en l'absence d'événement imprévisible et du fait de la possibilité de recourir à une autre procédure dans le délai de trois mois entre la découverte de l'amiante et le début de la prestation ; en tout état de cause, une telle hypothèse a vocation à se limiter aux seules prestations strictement nécessaires ;
- aucune impossibilité technique, organisationnelle ou financière de recourir à un autre prestataire pour le désamiantage n'est établie ;
- le montant du marché est supérieur à celui du devis :
- le recours à la théorie du bilan est inopérant ;
- il s'agit d'un vice d'une particulière gravité, qui justifie l'annulation du contrat.
Par des mémoires en défense enregistrés les 15 mars 2022 et 27 août 2022, l'établissement public foncier local du Dauphiné conclut au rejet de la requête.
Il soutient que :
- son directeur avait compétence pour signer le contrat et déléguer sa signature à la directrice financière ;
- la présence d'amiante dans le sol était imprévisible au moment de la définition des besoins et justifie la modification du marché : aucun déchet amianté n'a été découvert lors des nombreuses études environnementales préalables ;
- il n'avait aucune obligation d'allotir le marché ;
- la présence d'amiante relève d'une urgence impérieuse au sens de l'article R. 2122-1 du code de la commande publique qui permet de passer un marché sans publicité ni mise en concurrence préalable : recourir à une mise en concurrence aurait allongé la période de suspension des travaux, créant une situation dangereuse pour les riverains et les intervenants au chantier ;
- il était dans le cas prévu par l'article R. 2122-3 du code de la commande publique de l'impossibilité technique, organisationnelle et financière de remplacer le titulaire du marché de dépollution pour effectuer le désamiantage : seules quelques entreprises disposent des capacités de traiter des terres où se mélangent à la fois des sols pollués par des hydrocarbures et des déchets amiantés enfouis dans ces mêmes sols ; ces tâches ne pouvaient pas en l'espèce être réalisées séparément ; aucune solution alternative raisonnable n'était envisageable ;
- le montant du marché correspond à celui du devis compte tenu des prestations de transport et traitement des déchets qui s'élèvent à 122 740 euros ;
- sur le fondement de la théorie du bilan, le principe de précaution et l'impératif de santé publique justifiaient l'absence de mise en concurrence malgré le risque juridique associé.
Par ordonnance du 20 mars 2024, la clôture d'instruction a été fixée au 22 avril 2024.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code de la commande publique ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Callot, rapporteur,
- les conclusions de M. Villard, rapporteur public,
- les observations de Mme A représentant le préfet de l'Isère,
- et les observations de Me Meunier, représentant l'établissement public foncier local du Dauphiné.
Considérant ce qui suit :
1. L'établissement public foncier local (EPFL) du Dauphiné a attribué le 12 mai 2021 au groupement d'entreprises Valgo-Converso un marché public ayant pour objet la dépollution des sols d'un site situé 6-8, rue Eugène Sue, à Grenoble, destiné à accueillir une école élémentaire, en raison de la présence d'hydrocarbures et de solvants chlorés, pour un montant de 199 487 euros hors taxes. Le 26 mai 2021, cinq jours après le démarrage des travaux, les co-contractantes ont informé l'EPFL de la découverte de déchets amiantés dans le sol. L'EPFL a suspendu le chantier le 14 juin 2021. Un devis pour le désamiantage du site a été présenté le 30 juin 2021 par l'entreprise Valgo, membre du groupement titulaire du marché de dépollution. Par une lettre du 20 juillet 2021, l'EPFL a demandé à l'entreprise d'exécuter des prestations supplémentaires visant à traiter les terres amiantées pour un montant de 578 405 hors taxes. Dans le cadre de son déféré, le préfet sollicite l'annulation du marché conclu pour ces prestations supplémentaires, au motif qu'il aurait été conclu sans publicité ni mise en concurrence préalables.
2. Aux termes des dispositions de l'article L. 2122-1 du code de la commande publique : " L'acheteur peut passer un marché sans publicité ni mise en concurrence préalables dans les cas fixés par décret en Conseil d'Etat lorsqu'en raison notamment de l'existence d'une première procédure infructueuse, d'une urgence particulière, de son objet ou de sa valeur estimée, le respect d'une telle procédure est inutile, impossible ou manifestement contraire aux intérêts de l'acheteur ou à un motif d'intérêt général. ".
3. En premier lieu, aux termes des dispositions de l'article R. 2122-1 du code de la commande publique dans sa version alors applicable : " L'acheteur peut passer un marché sans publicité ni mise en concurrence préalables lorsqu'une urgence impérieuse résultant de circonstances extérieures et qu'il ne pouvait pas prévoir ne permet pas de respecter les délais minimaux exigés par les procédures formalisées. / Tel est notamment le cas des marchés rendus nécessaires pour l'exécution d'office, en urgence, des travaux mentionnés à l'article L. 1311-4 du code de la santé publique et aux articles L. 184-1, L. 511-11, L. 511-15, L. 511-16 et L. 511-19 à L. 511-21 du code de la construction et de l'habitation ainsi que des marchés passés pour faire face à des dangers sanitaires définis aux 1° et 2° de l'article L. 201-1 du code rural et de la pêche maritime. / Le marché est limité aux prestations strictement nécessaires pour faire face à la situation d'urgence. "
4. En l'espèce, d'une part, même si les diagnostics préalables ne la mentionnaient pas, la présence d'amiante en sous-sol de la parcelle n'était pas totalement imprévisible dès lors que la présence d'une conduite amiantée a été découverte dès le 20 avril 2021, à l'occasion d'un diagnostic des canalisations enterrées réalisé pour le maître d'ouvrage par la société Socabat. D'autre part, dès lors que les travaux ont été suspendus à la suite de la découverte de ces déchets amiantés, aucune urgence notamment sanitaire ne s'attachait à leur traitement. Enfin, d'autres solutions techniques étaient envisageables et notamment un confinement de la zone, dans l'attente de la passation d'un marché supplémentaire. Par suite, l'EPFL ne peut se prévaloir de ces dispositions pour justifier l'attribution de ces prestations sans mise en concurrence à la société Valgo.
5. En deuxième lieu, aux termes des dispositions de l'article R. 2122-3 du code de la commande publique : " L'acheteur peut passer un marché sans publicité ni mise en concurrence préalables lorsque les travaux, fournitures ou services ne peuvent être fournis que par un opérateur économique déterminé, pour l'une des raisons suivantes : / 1° Le marché a pour objet la création ou l'acquisition d'une œuvre d'art ou d'une performance artistique unique ; / 2° Des raisons techniques. Tel est notamment le cas lors de l'acquisition ou de la location d'une partie minoritaire et indissociable d'un immeuble à construire assortie de travaux répondant aux besoins de l'acheteur qui ne peuvent être réalisés par un autre opérateur économique que celui en charge des travaux de réalisation de la partie principale de l'immeuble à construire ; / 3° L'existence de droits d'exclusivité, notamment de droits de propriété intellectuelle. / Le recours à un opérateur déterminé dans les cas mentionnés aux 2° et 3° n'est justifié que lorsqu'il n'existe aucune solution de remplacement raisonnable et que l'absence de concurrence ne résulte pas d'une restriction artificielle des caractéristiques du marché. "
6. Il ne résulte d'aucun élément de l'instruction, ni que la société Valgo ait bénéficié d'un quelconque droit d'exclusivité sur les prestations de désamiantage, ni qu'elle soit la seule entreprise susceptible d'offrir de telles prestations ou des prestations combinant désamiantage et dépollution d'hydrocarbures. Si elle fait valoir en défense que la possibilité de traiter simultanément ces deux prestations offrait des avantages opérationnels, elle n'établit pas davantage qu'aucune autre entreprise n'ait été en mesure d'offrir un service comparable, ou qu'une coordination entre prestataires n'ait pas été possible, à l'issue d'une procédure de passation régulière, à laquelle elle était en mesure de se porter candidate.
7. En dernier lieu, compte tenu de l'ampleur des modifications dans l'objet du marché, qui ne portait pas initialement sur des prestations de désamiantage, comme dans son montant, le coût total de la prestation ayant été multiplié par près de quatre à la suite de l'intégration de ces prestations, l'acheteur ne se trouvait dans aucun autre cas permettant une modification d'un marché en cours d'exécution ou la passation d'un marché sans consultation préalable.
8. Par suite, en attribuant par le courrier du 20 juillet 2021 à la société Valgo des prestations de désamiantage sans formalité de publicité ni mise en concurrence préalables, à des conditions définies par la seule société qui en a été bénéficiaire, l'EPFL a commis une irrégularité. Cette irrégularité caractérise une volonté manifeste de méconnaitre les règles de la commande publique. Un tel manquement, qui a gravement entaché le choix du prestataire, ne pouvait pas être régularisé. Par suite, compte tenu de sa gravité, et dès lors qu'il n'est ni établi ni même allégué, compte tenu de l'objet du contrat en cause, qu'une telle annulation porte une atteinte excessive à l'intérêt général, l'annulation du contrat est justifiée.
D E C I D E :
Article 1er : Le marché attribué par la lettre du 20 juillet 2021 à la société Valgo est annulé.
Article 2 : Le présent jugement sera notifié au préfet de l'Isère et à l'établissement public foncier local du Dauphiné.
Délibéré après l'audience du 6 juin 2024, à laquelle siégeaient :
M. Wyss, président,
M. Callot et M. B, premiers conseillers.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 21 juin 2024.
Le rapporteur,
A. Callot
Le président,
J.P. Wyss
La greffière,
J. Bonino
La République mande et ordonne au préfet de l'Isère en ce qui le concerne et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.