TA Polynésie f, 06/12/2022, n°2200011

Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire enregistrés les 12 janvier et 17 mai 2022, l'Eurl Takitumu, représentée par la Selarl MLDC, demande au tribunal dans le dernier état de ses écritures :

1°) de condamner l'Institut de la jeunesse et des sports de la Polynésie française à lui verser la somme de 7 837 549 F CFP au titre du préjudice financier qu'elle a subi du fait de son éviction illégale du marché irrégulièrement attribué à la société JL Polynésie, cette somme portant intérêts au taux légal à compter du 1er septembre 2021 et capitalisation des intérêts ;

2°) de condamner l'Institut de la jeunesse et des sports de la Polynésie française à lui verser la somme de 457 650 F CFP au titre des frais d'avocats qu'elle a été contrainte d'exposer pour faire juger irrégulières son éviction ainsi que l'attribution du marché à la société JL Polynésie ;

3°) d'ordonner, le cas échéant, une expertise comptable afin d'évaluer la perte de marge nette qu'elle a subie ;

4°) de mettre à la charge de l'Institut de la jeunesse et des sports de la Polynésie française une somme de 339 000 F CFP au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- en l'absence de tout accusé de réception délivré par l'Institut de la jeunesse et des sports de la Polynésie française à la demande préalable formée par l'Eurl Takitumu, le recours contentieux que celle-ci a formé dans le délai raisonnable de quatre mois suivant sa demande, est recevable ;

- il a été jugé par le présent tribunal, le 28 janvier 2020, que l'appréciation portée par le pouvoir adjudicateur sur l'offre de la société Takitumu était manifestement erronée et que la décision d'attribution du marché en cause à la société JL Polynésie était irrégulière ; cette illégalité engage la responsabilité de l'Institut de la jeunesse et des sports de la Polynésie française et lui ouvre un droit à indemnisation liée à la perte du bénéfice net qu'elle aurait pu réaliser si le marché lui avait été attribué ; elle avait en effet des chances sérieuses d'emporter le contrat dès lors que son offre a été classée deuxième et que l'écart avec la société JL Polynésie était minime ;

- elle a fait établir, par son cabinet d'expertise-comptable, le budget prévisionnel du chantier du skate park de Papeete, lequel a évalué le bénéfice net de la société au titre de l'exécution du marché, à hauteur de 7 837 549 F CFP ; elle est fondée à solliciter le versement de cette somme en réparation de la marge nette qu'elle aurait pu réaliser en emportant le marché ;

- elle a dû exposer des frais d'avocat pour tenter d'empêcher la signature du marché en litige dans le cadre d'une procédure de référé-précontractuel, puis en tentant d'en obtenir l'annulation devant le présent tribunal au titre de la procédure en annulation au fond.

Par un mémoire en défense, enregistré le 26 avril 2022, l'Institut de la jeunesse et des sports de la Polynésie française, représenté par Me Mestre, conclut au rejet de la requête et à ce qu'il soit mis à la charge de l'Eurl Takitumu la somme de 169 500 F CFP en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il fait valoir que la requête est irrecevable en raison de sa tardiveté et qu'aucun des moyens n'est fondé.

Des pièces ont été enregistrées le 4 octobre 2022 pour l'Eurl Takitumu.

Par une ordonnance du 5 octobre 2022, la clôture de l'instruction a été fixée au 21 octobre 2022.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- la loi organique n° 2004-192 du 27 février 2004 ;

- le code polynésien des marchés publics ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. C,

- les conclusions de Mme B de Saint-Germain, rapporteure publique,

- les observations de Me Millet, représentant l'Eurl Takitumu et celles de Me Mestre pour l'Institut de la jeunesse et des sports de la Polynésie française.

Considérant ce qui suit :

1. Le directeur de l'Institut de la jeunesse et des sports de la Polynésie française (IJSPF) a lancé une procédure d'appel d'offres ouvert en vue de l'attribution d'un marché public relatif à des travaux de rénovation de l'aire de jeux n° 2 du skate park de Au'ae Faa'a. Par une décision du 13 février 2019, le directeur de l'IJSPF a rejeté l'offre de l'Eurl Takitumu. Par un jugement n° 1900203 du 28 janvier 2020, devenu définitif, le tribunal administratif de la Polynésie française a rejeté la requête présentée par l'Eurl Takitumu tendant à l'annulation de la décision précitée ainsi que du marché conclu avec la société JL Polynésie, attributaire du marché. Sans pour autant annuler le contrat en litige, faute de circonstances particulières et notamment d'éléments révélant une volonté de l'IJSPF de favoriser la société JL Polynésie, le présent tribunal a toutefois jugé que la validité du marché en cause se trouvait affectée par les conditions de sa passation, dès lors que le pouvoir adjudicateur avait porté une appréciation manifestement erronée sur la teneur de l'offre de l'Eurl Takitumu. Par la présente requête, l'Eurl Takitumu demande ainsi au tribunal de condamner l'IJSPF à lui verser les sommes de 7 837 549 et 457 650 F CFP au titre, respectivement, du préjudice financier qu'elle a subi du fait de son éviction illégale du marché irrégulièrement attribué à la société JL Polynésie et des frais d'avocats supportés à l'occasion des procédures de référé précontractuel et d'annulation au fond qu'elle a dû initier.

Sur les conclusions à fin d'indemnisation :

En ce qui concerne la responsabilité de l'Institut de la jeunesse et des sports de la Polynésie française :

2. Lorsqu'un candidat à l'attribution d'un contrat public demande la réparation du préjudice né de son éviction irrégulière de ce contrat et qu'il existe un lien direct de causalité entre la faute résultant de l'irrégularité et les préjudices invoqués par le requérant à cause de son éviction, il appartient au juge de vérifier si le candidat était ou non dépourvu de toute chance de remporter le contrat. En l'absence de toute chance, il n'a droit à aucune indemnité. Dans le cas contraire, il a droit en principe au remboursement des frais qu'il a engagés pour présenter son offre. Il convient en outre de rechercher si le candidat irrégulièrement évincé avait des chances sérieuses d'emporter le contrat conclu avec un autre candidat. Si tel est le cas, il a droit à être indemnisé de son manque à gagner, incluant nécessairement, puisqu'ils ont été intégrés dans ses charges, les frais de présentation de l'offre, lesquels n'ont donc pas à faire l'objet, sauf stipulation contraire du contrat, d'une indemnisation spécifique. En revanche, le candidat ne peut prétendre à une indemnisation de ce manque à gagner si la personne publique renonce à conclure le contrat pour un motif d'intérêt général.

3. Il ressort des termes mêmes du jugement n° 1900203 du 28 janvier 2020 du tribunal administratif de la Polynésie française, devenu définitif comme indiqué au point 1, que "faute pour l'IJSPF d'apporter des éléments circonstanciés permettant de justifier des faibles notes attribuées à la société requérante, cette dernière est fondée à soutenir que le pouvoir adjudicateur a porté une appréciation manifestement erronée sur la teneur de son offre. Cette appréciation, eu égard à l'écart de prix séparant les deux candidats, a conduit à l'attribution irrégulière du marché à la société JL Polynésie.".

4. Il résulte de l'instruction que l'offre de l'Eurl Takitumu figurait en deuxième place et que l'écart avec la société JL Polynésie, attributaire du marché, a été minime. Ainsi, du fait du caractère irrégulier de la procédure de passation du marché, ainsi qu'il a été rappelé au point 3, privée d'une chance très sérieuse d'obtenir le marché en question, l'Eurl Takitumu est fondée à prétendre à l'indemnisation de la totalité du manque à gagner qu'elle a subi.

En ce qui concerne les préjudices :

5. En premier lieu, le manque à gagner doit être déterminé en prenant en compte le bénéfice net qu'aurait procuré le marché en litige à l'entreprise. L'indemnité due à ce titre, qui ne constitue pas la contrepartie de la perte d'un élément d'actif mais est destinée à compenser une perte de recettes commerciales, doit être regardée comme un profit de l'exercice au cours duquel elle a été allouée et soumise, à ce titre, à l'impôt sur les sociétés.

6. Il résulte de l'instruction, en particulier des documents comptables versés aux débats, que le compte de résultat de l'entreprise pour l'exercice 2019 fait état d'un chiffre d'affaires net de 40 852 942 F CFP pour un résultat courant avant impôts de moins 289 641 F CFP et que le compte de résultat de la période 2020 fait apparaître un chiffre d'affaires net de 102 987 016 F CFP pour un résultat courant avant impôts de moins 7 356 988 F CFP. En se bornant dans une telle situation déficitaire sur ces deux années à se prévaloir d'une évaluation du bénéfice net au titre de l'exécution du marché en litige à hauteur de 7 837 549 F CFP, établie par un cabinet d'expertise comptable, l'Eurl n'établit la réalité d'aucun préjudice financier indemnisable.

7. En second lieu, l'Eurl Takitumu soutient qu'elle a dû exposer des " frais d'avocat " depuis la procédure de référé-précontractuel engagée devant la présente juridiction. Elle produit en ce sens des factures "sur frais et honoraires" établies par la Selarl MLDC des 14 mars et 7 juin 2019 pour des montants respectifs de 203 400 et 254 250 F CFP correspondant aux actions contentieuses au titre du référé précontractuel et de la demande d'annulation au fond du marché précité.

8. Les frais de justice exposés devant le juge administratif en conséquence directe d'une faute de l'administration sont susceptibles d'être pris en compte dans le préjudice résultant de la faute imputable à celle-ci. Toutefois, lorsque l'intéressé avait qualité de partie à l'instance, la part de son préjudice correspondant à des frais non compris dans les dépens est réputée intégralement réparée par la décision que prend le juge dans l'instance en cause.

9. En l'espèce, les conclusions présentées par la société requérante au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative dans les instances n° 1900203 et 1900063 qu'elle invoque ont été rejetées par le présent tribunal. Dès lors, la juridiction s'étant prononcée sur cette demande au titre des frais d'instance, ces frais exposés pour la défense de la société requérante ont fait l'objet d'une appréciation d'ensemble dans ce cadre, ce qui exclut toute demande indemnitaire de ce chef sur un autre fondement juridique. Par suite, il y a lieu de rejeter la demande indemnitaire liée aux frais de procès relatifs aux procédures antérieures à la présente instance.

10. Il résulte de ce qui précède que, sans qu'il soit besoin de statuer sur la recevabilité de la requête et d'ordonner une expertise comptable au regard des éléments déjà versés aux débats, les conclusions indemnitaires présentées par l'Eurl Takitumu doivent être rejetées ainsi, par voie de conséquence, que celles tendant au versement des intérêts et leur capitalisation.

Sur les frais liés au litige :

11. Dans les circonstances de l'espèce, il n'y a pas lieu de faire application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

D E C I D E :

Article 1er : La requête de l'Eurl Takitumu est rejetée.

Article 2 : Les conclusions présentées par l'Institut de la jeunesse et des sports de la Polynésie française au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 3 : Le présent jugement sera notifié à l'Eurl Takitumu et l'Institut de la jeunesse et des sports de la Polynésie française.

Délibéré après l'audience du 22 novembre 2022, à laquelle siégeaient :

M. Devillers, président,

M. Graboy-Grobesco, premier conseiller,

M. Boumendjel, premier conseiller

Rendu public par mise à disposition au greffe le 6 décembre 2022.

Le rapporteur,

A C

Le président,

P. Devillers La greffière,

D. Germain

La République mande et ordonne au haut-commissaire de la République en Polynésie française en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Pour expédition,

Un greffier,

N°2200011

A lire également