CAA Bordeaux, 15/11/2022, n°20BX04079

CAA Bordeaux, 15/11/2022, n°20BX04079

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La société à responsabilité limitée Caraïbes développement a demandé au tribunal administratif de la Martinique de condamner l'Etat à lui verser la somme de 2 090 294 euros, majorée des intérêts au taux légal et de leur capitalisation, en réparation des préjudices qu'elle estime avoir subis du fait de son éviction de la procédure d'attribution de la délégation de service public en vue de l'exploitation de la fourrière départementale.

Par un jugement n° 1900254 du 15 octobre 2020, le tribunal administratif de la Martinique a condamné l'Etat à verser à la société Caraïbes développement la somme de 125 000 euros, avec intérêts au taux légal à compter du 26 décembre 2018 et capitalisation des intérêts, et a rejeté le surplus de sa demande.

Procédure devant la cour :

Par une requête, enregistrée le 15 décembre 2020, la société Caraïbes développement, représentée par Me Hourcabie, demande à la cour :

1°) de réformer ce jugement du tribunal administratif de la Martinique du 15 octobre 2020 en tant qu'il a limité à 125 000 euros le montant de ses préjudices liés à son éviction irrégulière de la procédure d'attribution de la délégation de service public pour l'exploitation de la fourrière départementale ;

2°) de condamner l'Etat à lui verser la somme de 2 090 294 euros, majorée des intérêts au taux légal et de leur capitalisation, en réparation des préjudices qu'elle estime avoir subis du fait de son éviction de la procédure d'attribution de la délégation de service public en vue de l'exploitation de la fourrière départementale ;

3°) d'ordonner, si besoin, une expertise pour déterminer le montant de son préjudice :

4°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 10 000 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- l'illégalité de son éviction est établie, ainsi que l'a jugé le tribunal, dès lors que la candidature de l'attributaire était irrégulière et que l'Etat a méconnu le principe d'égalité de traitement entre les candidats ;

- elle a été privée d'une chance sérieuse de remporter le contrat et doit, par suite, être indemnisée du manque à gagner correspondant au coût d'exploitation prévisionnel de l'activité pour la période 2016-2020 soit 1 890 294 euros, et des coûts résultant du licenciement de son personnel et de la revente désavantageuse de ses équipements soit 200 000 euros ;

- une expertise peut être ordonnée par la cour afin de fixer le montant de ce préjudice si nécessaire.

Par un mémoire en défense, enregistré le 3 juin 2021, le ministre de l'intérieur, par un appel incident, conclut à l'annulation du jugement attaqué et au rejet de la requête de la société Caraïbes développement, ainsi que, subsidiairement, à la limitation du montant de l'indemnité allouée à cette dernière à une somme inférieure à 125 000 euros.

Il soutient que :

- aucun des moyens de la requête n'est fondé ;

- la responsabilité de l'Etat n'est ainsi pas engagée, dès lors qu'il a finalement renoncé, pour un motif d'intérêt général, à conclure une délégation de service public ;

- les préjudices allégués par la requérante ne sont pas justifiés.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code des marchés publics ;

- l'ordonnance n° 2016-65 du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession, ensemble le décret n° 2016-86 du 1er février 2016 pris pour son application ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme A B,

- les conclusions de Mme Florence Madelaigue, rapporteure publique,

- et les observations de Me Hourcabie, représentant la société Caraïbes développement.

Considérant ce qui suit :

1. Par un avis d'appel public à la concurrence, publié le 28 août 2015, le préfet de la Martinique a lancé une procédure de passation pour la conclusion d'une convention de délégation de service public portant sur la gestion de la fourrière départementale, pendant une durée de 8 ans. La société Caraïbes développement, qui exploitait précédemment la fourrière, dans le cadre d'une délégation de service public conclue avec la communauté d'agglomération du centre de la Martinique (CACEM), a présenté une offre. Par un courrier du 1er avril 2016, le préfet de la Martinique a informé la société Caraïbes développement que son offre était rejetée, et que l'offre retenue était celle de la Société nouvelle martiniquaise de fourrière. Par une ordonnance n° 1600203 du 6 mai 2016, le juge des référés précontractuels a annulé la procédure de passation de la convention de délégation de service public. La société Caraïbes développement a demandé au tribunal administratif de la Martinique de condamner l'Etat à lui verser la somme de 2 090 294 euros en réparation des préjudices qu'elle estimait avoir subis du fait de son éviction irrégulière de la procédure d'attribution de la délégation de service public pour l'exploitation de la fourrière départementale. Par un jugement du 15 octobre 2020, le tribunal a condamné l'Etat à lui verser la somme de 125 000 euros en réparation des préjudices résultant de son éviction irrégulière de la procédure d'attribution de la délégation de service public en cause et a rejeté le surplus de sa demande. La société Caraïbes développement relève appel de ce jugement dont elle demande la réformation en tant qu'il a limité à 125 000 euros le montant de son préjudice. Par la voie de l'appel incident, le ministre de l'intérieur conclut à l'annulation du jugement attaqué et au rejet de la demande indemnitaire de la requérante, ainsi que, subsidiairement, à la limitation du montant de l'indemnité allouée à la société Caraïbes développement à une somme inférieure à 125 000 euros.

Sur la responsabilité :

2. Lorsqu'un candidat à l'attribution d'un contrat public demande la réparation du préjudice né de son éviction irrégulière de ce contrat et qu'il existe un lien direct de causalité entre la faute résultant de l'irrégularité et les préjudices invoqués par le requérant à cause de son éviction, il appartient au juge de vérifier si le candidat était ou non dépourvu de toute chance de remporter le contrat. En l'absence de toute chance, il n'a droit à aucune indemnité. Dans le cas contraire, il a droit en principe au remboursement des frais qu'il a engagés pour présenter son offre. Il convient en outre de rechercher si le candidat irrégulièrement évincé avait des chances sérieuses d'emporter le contrat conclu avec un autre candidat. Si tel est le cas, il a droit à être indemnisé de son manque à gagner, incluant nécessairement, puisqu'ils ont été intégrés dans ses charges, les frais de présentation de l'offre, lesquels n'ont donc pas à faire l'objet, sauf stipulation contraire du contrat, d'une indemnisation spécifique. En revanche, le candidat ne peut prétendre à une indemnisation de ce manque à gagner si la personne publique renonce à conclure le contrat pour un motif d'intérêt général.

3. D'une part, ainsi que l'a retenu le juge des référés précontractuels par une ordonnance du 6 mai 2016 devenue définitive, le 19 octobre 2015, date limite de remise des offres, la Société nouvelle martiniquaise de fourrière, attributaire du contrat, était encore en cours de constitution et n'avait aucune expérience ni aucune qualification dans le domaine de l'exploitation de fourrière. Dans ces conditions, la Société nouvelle martiniquaise de fourrière ne pouvait être regardée comme justifiant de ses capacités financières et professionnelles, et sa candidature devait nécessairement être écartée comme irrégulière. Dès lors qu'elle exploitait la fourrière depuis le 1er septembre 2008, la société Caraïbes développement justifiait quant à elle de ses capacités professionnelles et financières. Ainsi, l'éviction de la société Caraïbes développement de la procédure d'attribution de la délégation de service public, au profit de la Société nouvelle martiniquaise de fourrière dont la candidature ne pouvait être retenue, est irrégulière. En l'absence d'autre candidat, la société Caraïbes développement doit être regardée comme ayant perdu une chance sérieuse de remporter le contrat.

4. D'autre part, une personne publique qui a engagé une procédure de passation d'un contrat de concession ne saurait être tenue de conclure le contrat. Elle peut décider, sous le contrôle du juge, de renoncer à le conclure pour un motif d'intérêt général.

5. A la suite de cette ordonnance du 6 mai 2016 du juge des référés précontractuels du tribunal administratif de la Martinique prononçant l'annulation du contrat de délégation de service public passé avec la Société nouvelle martiniquaise de fourrière, le préfet a décidé de renoncer à cette procédure. Il soutient que sa décision est justifiée par un motif d'intérêt général. Toutefois, si le ministre fait valoir que le service public des fourrières connaissait des difficultés en raison des grèves intervenues sur le territoire en 2015, ces grèves n'étaient plus d'actualité en 2016 lors de son renoncement et ne permettent donc pas de justifier sa décision. Par ailleurs, le ministre fait valoir qu'en raison des difficultés rencontrées en 2015, résultant de l'interruption du service public par le titulaire du droit exclusif de la délégation de service public et du coût de cette délégation de service public passée en 2008, qui est pour partie pris en charge par l'Etat, le préfet a renoncé à conclure une délégation de service public et a décidé de procéder au recrutement des gardiens de fourrière par délivrance d'un simple agrément. Si, pour justifier de sa décision de renoncer à cette procédure, le ministre se prévaut du coût financier élevé engendré par cette délégation, il ne produit aucun élément d'analyse permettant de justifier de ce motif financier, lequel apparaît d'ailleurs sans cohérence avec la décision du préfet en 2015 de renouveler cette procédure de délégation de service public. Dans ces conditions, en l'absence de motif d'intérêt général, le préfet de la Martinique ne peut être regardé comme ayant valablement renoncé à conclure la procédure de délégation de service public en vue de l'attribution de la gestion de la fourrière départementale. Par suite, le ministre ne saurait, en appel, contester le droit à indemnisation de la société Caraïbes développement.

6. Il s'ensuit que c'est à bon droit que le tribunal administratif de la Martinique a estimé que l'éviction irrégulière de la société Caraïbes développement de la procédure d'attribution de la délégation de service public en vue de l'exploitation de la fourrière départementale lui ouvrait droit à être indemnisée de son manque à gagner.

Sur les préjudices :

7. Lorsqu'un candidat à l'attribution d'un contrat public demande la réparation du préjudice qu'il estime avoir subi du fait de l'irrégularité ayant, selon lui, affecté la procédure ayant conduit à son éviction, il appartient au juge, si cette irrégularité est établie, de vérifier que celle-ci est la cause directe de l'éviction du candidat et, par suite, qu'il existe un lien direct de causalité entre la faute en résultant et le préjudice dont le candidat demande l'indemnisation.

8. En premier lieu, la société Caraïbes développement soutient que le bénéfice net qu'elle pouvait escompter, si elle avait remporté le contrat litigieux, s'élève à 1 890 294 euros, et non comme l'a retenu le tribunal à la somme de 125 000 euros. Toutefois, ce montant, qui résulte d'une expertise sur les lieux de la fourrière et d'une extrapolation sur la base de ses charges et résultats au titre de l'année 2013 pour les années 2016 à 2020, repose sur des hypothèses invérifiables et peu réalistes. En effet, l'offre présentée par cette société en vue d'obtenir la délégation de service public, conformément à l'article 5 du règlement de la consultation, fait état d'un tarif forfaitaire de 265 euros hors taxes par véhicule, couvrant les frais d'enlèvement, d'expertise et de garde, bien inférieur à celui mentionné dans l'expertise. En outre, l'évaluation du nombre de véhicules susceptibles d'être mis en fourrière pendant l'exécution de la délégation de service public établi à 3 600 qui correspond au nombre de véhicules gardés, lorsqu'elle exploitait la fourrière entre 2008 et 2015 et qui prend notamment en compte un nombre de jours de garde excédent le forfait retenu et un pourcentage de 70 % de véhicules non réclamés et un prix moyen facturé par véhicule entre 271 euros et 334 euros entre 2010 et 2014 est sans commune mesure avec les éléments produits par le préfet, qui indiquent qu'entre 2018 et 2019, 770 véhicules ont été mis en fourrière et que, dans 50 % des cas, le propriétaire est venu récupérer son véhicule. Il en résulte qu'en se fondant sur l'ensemble de ces données, c'est par une juste appréciation du manque à gagner subi par la société Caraïbes développement, que le tribunal a condamné l'Etat à verser à cette société la somme de 125 000 euros.

9. En second lieu, si la société Caraïbes développement soutient qu'elle a subi des frais, correspondant au licenciement de son personnel et à la revente désavantageuse de ses équipements pour un montant de 200 000 euros, elle ne produit aucun justificatif permettant de l'établir, le compte d'exploitation prévisionnel dont elle se prévaut présentant trop d'incertitudes. La société Caraïbes développement ne peut, dès lors, ainsi que l'a retenu le tribunal, être indemnisée à ce titre.

10. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il y ait lieu pour la cour d'ordonner une expertise, que la société Caraïbes Développement n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de la Martinique a limité à 125 000 euros le montant de son indemnité.

Sur les frais liés à l'instance :

11. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de mettre à la charge de l'Etat une somme au titre des frais exposés par la société Caraïbes développement et non compris dans les dépens.

DECIDE :

Article 1er : La requête de la société Caraïbes développement est rejetée.

Article 2 : Les conclusions d'appel incident présentées par le ministre de l'intérieur et des outre-mer sont rejetées.

Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à la société Caraïbes développement et au ministre de l'intérieur et des outre-mer.

Délibéré après l'audience du 24 octobre 2022 à laquelle siégeaient :

Mme Karine Butéri, présidente,

Mme Caroline Gaillard, première conseillère,

M. Anthony Duplan, premier conseiller,

Rendu public par mise à disposition au greffe, le 15 novembre 2022.

La rapporteure,

Caroline B

La présidente,

Karine ButériLa greffière,

Catherine Jussy

La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur et des outre-mer en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

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