TA Caen, 08/11/2022, n°2202338

TA Caen, 08/11/2022, n°2202338

Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire, enregistrés les 18 et 31 octobre 2022, la société Easybike, représentée par Me Seno, demande au juge des référés, dans le dernier état de ses écritures :

1°) d'annuler, sur le fondement de l'article L. 551-1 du code de justice administrative, la procédure de passation de l'accord-cadre portant sur "l'achat de vélos à assistance électrique dans le cadre du plan de déplacement d'administration (PDA) et du projet Lamidevelo" et l'ensemble des décisions qui s'y rapportent ;

2°) d'enjoindre au département de la Manche de reprendre la procédure au stade de la remise des offres, en précisant ou rectifiant dans les documents de la consultation les éléments pointés dans la requête ;

3°) à titre subsidiaire, de déclarer sans suite la procédure ;

4°) de mettre à la charge du département de la Manche une somme de 8 000 euros au titre des frais de l'instance.

La société Easybike soutient que :

- sa requête est recevable ; la CJUE, dans l'arrêt du 23 mars 2021, Mana A.E. c/ AEPP et Attiko Metro A.E., étend les hypothèses dans lesquelles la société ayant remis une offre irrégulière peut agir devant le juge du référé précontractuel ;

- en rejetant son offre comme tardive, le département de la Manche a méconnu le principe d'égalité de traitement des candidats ; si son offre a effectivement été reçue à

12 heures 20, soit après l'heure de remise des offres fixée à 12 heures, elle l'avait déposée à 11 heures 53 et le téléchargement a duré vingt-sept minutes, soit une durée anormalement longue au regard du poids des pièces à déposer et de la connexion de son réseau qui n'a rencontré aucune difficulté ; une telle durée de téléchargement ne peut s'expliquer que par une difficulté technique provenant de la plateforme ;

- l'objectif que 20 % des composants des vélos et des objets annexes soient issus de matière recyclée ou constituent du matériel reconditionné est un objectif empreint d'irrégularité ;

- d'une part, en faisant référence au décret n° 2021-254 du 9 mars 2021 pour instituer cet objectif, le département a nécessairement commis une erreur de droit dans la transposition de la règle, qui est de nature à créer une imprécision ; l'article 2 de ce décret précise que le pourcentage de 20 % s'apprécie au regard du montant total hors taxe de la dépense consacrée à l'achat ; or, il résulte de l'article 5.3 du règlement de la consultation que le département a choisi d'apprécier l'objectif de 20 % non pas à l'aulne du montant HT du produit ou de la catégorie de produits mais à l'aulne de la composition générale des vélos ; une telle erreur de droit est de nature à affecter la procédure de passation dans la mesure où la méthode d'analyse adoptée, et qui en découle, souffre d'une grave imprécision ; en outre, aucune explication n'est donnée sur ce qu'il faut entendre par "composants" ; la notion d'objets connexes n'est pas non plus définie ; en ne détaillant pas de manière suffisamment précise la méthode d'appréciation du seuil de 20 %, le département de la Manche a nécessairement créé une situation d'illégalité de nature à méconnaître l'égalité de traitement entre les candidats ;

- d'autre part, en distinguant entre le stade de l'offre et l'exécution du marché pour la mise en œuvre de cet objectif de 20 %, le département a porté atteinte au principe de mise en concurrence ; le fait de prévoir une obligation pour tous les candidats de respecter un certain pourcentage dans leur offre et de leur donner ensuite la possibilité d'indiquer, uniquement au stade de l'exécution, le matériel contenant la matière recyclée et de moduler, dans le délai d'un mois, les éventuels ajouts de matériels entrant dans le pourcentage méconnaît nécessairement le principe de transparence et de mise en concurrence ; à supposer que le changement n'ait aucun impact sur le prix ou le pourcentage envisagé, il pourrait avoir un effet sur la valeur technique des vélos ou des matériels utilisés, ce qui remettrait en cause, a posteriori, la note obtenue au test pratique ;

- la méthode d'appréciation du critère 2 "Test pratique" est irrégulière ;

- le règlement de la consultation, qui prévoit que ce critère s'apprécie au regard de deux éléments, le mémoire technique du candidat et le test des vélos, ne précise pas la hiérarchisation et la pondération de ces deux éléments d'appréciation ; or, la pondération ou la hiérarchisation pourrait être susceptible d'exercer une influence sur la présentation des offres des candidats et leur sélection ; au-delà de la référence erronée au mémoire technique, le pouvoir adjudicateur a commis une erreur en se référant à l'annexe 1 en lieu et place de l'annexe 5 du règlement de la consultation ; en outre, ce règlement est affecté de graves incohérences qui ne permettent pas de comprendre le système de notation ; la grille de notation globale n'a pas été communiquée aux candidats ; enfin, faute d'informations données sur le critère 2, les candidats se trouvent dans l'impossibilité de comprendre comment seront évaluées les offres ; cette situation porte atteinte à l'égalité de traitement des candidats et au principe de transparence et de mise en concurrence ;

- le test pratique est discriminatoire ; ni le règlement de la consultation, ni le cahier des clauses administratives particulières ni le cahier des clauses techniques particulières ne fixent un nombre limite de modèles à proposer par chaque candidat dans leurs offres ou pour la réalisation des tests, de sorte que plus un candidat aura proposé de modèles, plus il aura de notes et sera susceptible d'obtenir une note " test " plus élevée ; une telle situation exclut les plus petits candidats ou les fabricants de vélos ou les revendeurs de vélos.

Par un mémoire, enregistré le 21 octobre 2022, le département de la Manche conclut au rejet de la requête.

Il fait valoir que :

- la requête est irrecevable du fait de son caractère prématuré ; la consultation est toujours en cours, au stade de l'analyse des offres ; aucun candidat n'a été choisi et aucun n'a reçu de lettre l'informant du rejet de son offre ; par ailleurs, la société requérante n'a pas encore reçu officiellement de lettre l'informant du rejet de son offre mais a simplement été destinataire d'un courriel purement informatif du service de la commande publique en réponse à ses nombreuses sollicitations de voir son offre analysée ;

- l'irrégularité de l'offre de la société Easybike ne résulte pas de manquements du département de la Manche mais du fait que son offre a été réceptionnée par la plateforme au-delà du délai de remise des offres ;

- l'offre de la société Easybike est irrégulière du fait de la tardiveté de son dépôt ; la société n'établit pas que les difficultés qu'elle affirme avoir rencontrées pour déposer son offre ne sont pas imputables à son équipement informatique ou à une faute ou négligence de sa part ; en outre, le délai de téléchargement n'est pas surprenant compte tenu du poids de l'offre de la société qui était de trente à cent fois plus lourde que celle de ses concurrents ; de plus, le pouvoir adjudicateur s'est assuré que la plateforme ne présentait pas de dysfonctionnements ; il était loisible à la société de déposer une copie de sauvegarde de son offre à la Maison du département lors de son passage le 21 septembre 2022 à 10 heures pour déposer ses vélos ; la société aurait dû être plus prévoyante en commençant le téléchargement de son offre la veille ou en début de matinée, étant rappelé, qu'à sa demande, le département a repoussé de deux jours la date limite de remise des offres ;

- l'offre de la société requérante est doublement irrégulière puisque les vélos qu'elle a déposés ne respectent pas l'exigence posée à l'article 5.4 du règlement de la consultation qui prévoit que chaque vélo doit être accompagné d'une étiquette mentionnant le nom du candidat et le numéro du lot ; il était également demandé que les candidats mettent à disposition du département "les accessoires identiques à ce qui sera fourni lors de l'exécution de l'accord-cadre, pendant une période de 15 jours", ce que la société requérante n'a pas davantage respecté ;

- s'agissant de l'objectif de 20 % de composants recyclés, la société fait une confusion entre les objectifs fixés par la présente consultation et les pourcentages mentionnés dans le décret du 9 mars 2021 ; dès lors qu'il s'agit d'un accord-cadre à bons de commande, le pouvoir adjudicateur ne connaît pas à l'avance le montant des commandes qu'il va réaliser au cours de l'exécution du marché ni le moment où elles seront passées et doit donc prévoir, dans le dossier de consultation des entreprises, par segment d'achat, un pourcentage de composants des vélos qui seront issus du réemploi, de la réutilisation ou comportant des matières recyclées ; le pourcentage de 20 % correspond à une moyenne à atteindre sur l'ensemble des composants ; en outre, ce pourcentage n'est pas un critère de sélection des offres mais un engagement des candidats à le respecter ; enfin, le terme " composant " est un terme professionnel qui n'est pas imprécis ;

- la phrase "la valeur technique de l'offre est appréciée d'après le mémoire technique du candidat" mentionnée pour le critère 2 " Test pratique " est une erreur matérielle ; en outre, la méthode de notation est donnée par le règlement de la consultation et le parcours emprunté pour les essais ainsi que la fiche d'évaluation des candidats sont dans l'annexe 5 du règlement ; enfin, aucun des cinq candidats n'a été lésé par l'erreur matérielle puisqu'ils ont tous, d'eux-mêmes, effectué la rectification.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code de la commande publique ;

- le code de justice administrative.

Le président du tribunal a désigné Mme Macaud, vice-présidente, en application de l'article L. 551-1 du code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Au cours de l'audience publique tenue en présence de Mme Bénis, greffière d'audience, le 2 novembre 2022 à 14 heures, Mme A a lu son rapport et entendu les observations :

- de Me Elsoud, substituant Me Seno représentant la société Easybike, qui conclut aux mêmes fins que la requête et reprend les moyens développés dans ses écritures, en précisant que l'attestation produite par le département démontre seulement qu'il n'y a pas eu d'arrêt de la plateforme et révèle qu'il y a eu un pic d'activité, qui est probablement à l'origine des difficultés de téléchargement ;

- et Mme B, représentant le département de la Manche, qui conclut aux mêmes fins par les mêmes moyens.

La clôture de l'instruction a été prononcée à l'issue de l'audience publique.

Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article L. 551-1 du code de justice administrative : "Le président du tribunal administratif, ou le magistrat qu'il délègue, peut être saisi en cas de manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles est soumise la passation par les pouvoirs adjudicateurs de contrats administratifs ayant pour objet l'exécution de travaux, la livraison de fournitures ou la prestation de services, avec une contrepartie économique constituée par un prix ou un droit d'exploitation, la délégation d'un service public ou la sélection d'un actionnaire opérateur économique d'une société d'économie mixte à opération unique. / Le juge est saisi avant la conclusion du contrat.".

2. En vertu des dispositions précitées de l'article L. 551-1 du code de justice administrative, les personnes habilitées à agir pour mettre fin aux manquements du pouvoir adjudicateur à ses obligations de publicité et de mise en concurrence sont celles qui sont susceptibles d'être lésées par de tels manquements. Il appartient, dès lors, au juge des référés précontractuels de rechercher si l'opérateur économique qui le saisit se prévaut de manquements qui, eu égard à leur portée et au stade de la procédure auquel ils se rapportent, sont susceptibles de l'avoir lésé ou risquent de le léser, fût-ce de façon indirecte en avantageant un opérateur économique concurrent.

3. Le département de la Manche a lancé, par un avis d'appel public à la concurrence publié le 23 août 2022, une consultation pour l'attribution d'un accord-cadre à bons de commande, composé de trois lots, portant sur " l'achat de vélos à assistance électrique dans le cadre du plan de déplacement d'administration (PDA) et du projet Lamidevelo ". La société Easybike, qui a déposé une offre pour les lots 1 et 2 de l'accord-cadre, a été informée, par courriel du 23 septembre 2022, que son offre ne pouvait être acceptée du fait de sa réception après la date limite fixée pour la remise des offres. Par courrier du 28 septembre 2022 adressé au président du conseil départemental de la Manche, la société Easybike a demandé que le marché soit déclaré sans suite et qu'il soit relancé, demande qui a été rejetée par le pouvoir adjudicateur par une décision du 17 octobre 2022. La société Easybike demande au juge des référés, sur le fondement des dispositions précitées de l'article L. 551-1 du code de justice administrative, d'annuler la procédure de passation de l'accord-cadre.

4. En premier lieu, aux termes de l'article R. 2151-5 du code de la commande publique : "Les offres reçues hors délai sont éliminées.". Par ailleurs, aux termes de l'article R. 2132-7 de ce même code : "() les communications et les échanges d'informations lors de la passation d'un marché en application du présent livre ont lieu par voie électronique ()". Aux termes de l'article R. 2132-8 de ce code : "Les moyens de communication électronique ainsi que leurs caractéristiques techniques ne sont pas discriminatoires et ne restreignent pas l'accès des opérateurs économiques à la procédure de passation. Ils sont communément disponibles et compatibles avec les technologies de l'information et de la communication généralement utilisées. () ". Aux termes de l'article R. 2132-9 de ce code : " () Les communications, les échanges et le stockage d'informations sont effectués de manière à assurer l'intégrité des données et la confidentialité des candidatures, des offres et des demandes de participation et à garantir que l'acheteur ne prend connaissance de leur contenu qu'à l'expiration du délai prévu pour leur présentation. ". Il résulte de ces dispositions que si l'article R. 2151-5 du code de la commande publique prévoit que les offres reçues hors délai sont éliminées, l'acheteur public ne saurait toutefois rejeter une offre remise par voie électronique comme tardive lorsque le soumissionnaire, qui n'a pu déposer celle-ci dans le délai sur le réseau informatique mentionné à l'article R. 2132-9 du même code, établit, d'une part, qu'il a accompli en temps utile les diligences normales attendues d'un candidat pour le téléchargement de son offre et, d'autre part, que le fonctionnement de son équipement informatique était normal.

5. Il résulte de l'instruction que la date et l'heure limites de remise des offres par voie électronique, initialement fixées au 19 septembre 2022 à 12 heures, ont été reportées, à la demande de la société requérante Easybike, au 21 septembre 2022 à 12 heures et que l'offre de cette société, qui a été reçue à 12 heures 20 le 21 septembre 2022, a été rejetée comme étant hors délai, sur le fondement des dispositions de l'article R. 2151-5 du code de la commande publique. Si la société Easybike fait valoir que la connexion de son réseau n'a rencontré aucune difficulté et que le téléchargement de son offre a été anormalement longue, il résulte de l'instruction qu'elle a déposé son offre, d'un poids de 839 674 858 octets, à

11 heures 53, soit sept minutes seulement avant l'heure limite. En outre, le département de la Manche produit l'attestation de bon fonctionnement, le 21 septembre 2022, de la plateforme AWS, attestation selon laquelle la plateforme, sur la plage horaire 9-17 heures, n'a subi aucune altération ni indisponibilité de nature à empêcher un candidat de répondre à une consultation, ainsi que des attestations de dépôt fournies par la plateforme AWS-Achat établissant que des offres de candidats concurrents ont été réceptionnées le 21 septembre 2022 entre 8 heures 33 et 11 heures 57. En débutant le téléchargement de son offre seulement sept minutes avant l'expiration de l'heure limite fixée par le pouvoir adjudicateur, la société Easybike, qui avait, par ailleurs, déjà obtenu du pouvoir adjudicateur un report de la date de remise des offres, ne peut être regardée comme ayant accompli, en temps utile, les diligences normales attendues d'un candidat pour le téléchargement de son offre. Dans ces conditions, le département de la Manche n'a pas méconnu le principe d'égalité de traitement des candidats en rejetant l'offre de la société Easybike comme tardive.

6. En second lieu, si la société Easybike fait valoir, d'une part, que l'objectif attendu de ce que 20 % des composants des vélos et des objets annexes soient issus de matière recyclée ou constituent du matériel reconditionné est un objectif empreint d'irrégularité et, d'autre part, que la méthode d'appréciation des offres pour le critère 2 "Test pratique" est irrégulière, il ne résulte pas de l'instruction que ces manquements, eu égard à leur portée et au stade de la procédure auquel ils se rapportent, aient été susceptibles d'avoir lésé la société requérante ni qu'ils risquent de la léser, fût-ce de façon indirecte en avantageant un opérateur économique concurrent.

7. Il résulte de ce qui précède, et sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les fins de non-recevoir opposées en défense, que les conclusions de la société Easybike formulées au titre de l'article L. 551-1 du code de justice administrative doivent être rejetées. Il y a lieu, par voie de conséquence, de rejeter ses conclusions relatives aux frais de l'instance.

O R D O N N E :

Article 1er : La requête de la société Easybike est rejetée.

Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée à la société Easybike et au département de la Manche.

Fait à Caen, le 8 novembre 2022.

La juge des référés

Signé

A. A

La République mande et ordonne au préfet de la Manche en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Pour expédition conforme,

La greffière,

A. Godey

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