TA Lille, 21/12/2022, n°2209178

Vu la procédure suivante :

Par une requête, enregistrée le 29 novembre 2022, la société Delepierre, représentée par Me Bertrand, demande au juge des référés :

1°) statuant sur le fondement de l'article L. 551-1 du code de justice administrative, d'annuler la procédure de passation de l'accord-cadre lancée par la région Hauts-de-France et ayant pour objet la réalisation de travaux d'entretien, de maintenance et de réhabilitation des menuiseries extérieures des bâtiments régionaux ;

2°) d'enjoindre à la région de reprendre cette procédure au stade de l'examen des offres en écartant les offres des sociétés C et D et Fils ;

3°) de mettre à la charge de la région le versement d'une somme de 1 500 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que le règlement de la consultation prévoyant que, dans chacun des lots, trois entreprises différentes seront attributaires, la région ne pouvait attribuer les lots n° 1 et n° 2 aux sociétés C et D et Fils, celles-ci appartenant au même groupe dès lors en particulier qu'elles ont le même objet social, qu'elles exercent leur activité au même siège social et sont dirigées par la même personne.

Par un mémoire en défense, enregistré le 13 décembre 2022, la région Hauts-de-France, conclut au rejet de la requête.

Elle fait valoir :

- la société requérante n'est pas recevable, en l'absence d'intérêt à agir, à demander l'annulation de la procédure d'attribution des lots n° 3 et n° 4, dès lors qu'elle en a été déclarée attributaire ;

- le manquement invoqué par la société requérante, relatif aux seuls lots n° 1 et n° 2, n'est pas de nature à justifier l'annulation de la procédure d'attribution du lot n° 5 ;

- la société requérante ne justifie pas avoir été dissuadée de présenter une offre pour les lots nos 6, 7, 8 et 9, et ne justifie donc pas d'un intérêt lui donnant qualité pour agir à l'encontre de la procédure d'attribution de ces lots ;

- les sociétés C et D et Fils disposent chacune d'un numéro SIREN distinct.

Par un mémoire en défense, enregistré le 14 décembre 2022, la société D et Fils, représentée E conclut à titre principal au rejet de la requête, à titre subsidiaire à ce que la procédure de passation soit annulée uniquement au regard de l'irrégularité de l'offre présentée par la société C, et en tout état de cause à la mise à la charge de la société requérante de la somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle fait valoir que :

- la société Delepierre ayant seulement remis une offre pour les lots n° 1 et n° 2, sa requête doit être regardée comme dirigée uniquement à l'encontre de la procédure d'attribution de ces lots ;

- les sociétés C et D et Fils disposent d'une autonomie économique, la première n'étant pas filiale de la seconde, leur actionnariat étant différent, chacune disposant de sa propre comptabilité et d'un volume d'activité différent ;

Par un mémoire en défense, enregistré le 15 décembre 2022, la société Alnor, représentée par Me Le Briquir, conclut à titre principal au rejet de la requête, à titre subsidiaire à ce qu'il soit seulement enjoint à la région Hauts-de-France de reprendre la procédure de passation des lots n°1 et n°2 au stade de l'examen des offres en écartant celles des sociétés D et Fils et C, et en tout état de cause à la mise à la charge de la société requérante de la somme de 2 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle fait valoir que :

- la société Delepierre ayant seulement remis une offre pour les lots nos 1, 2, 3, 4 et 5, et ayant été déclarée attributaire des lots n° 3 et n°4, elle n'est pas recevable à demander, dans son ensemble, l'annulation de la procédure en cause ;

- la société requérante ne démontre pas être lésée par le manquement qu'elle invoque ;

- la région Hauts-de-France, en relevant des numéros SIRET distincts, s'est conformée au règlement de la consultation.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code de la commande publique

- le code de justice administrative.

Le président du tribunal a désigné M. Robbe, vice-président, pour statuer sur les demandes de référé.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Au cours de l'audience publique qui s'est tenue le 15 décembre 2022 à 10h30, en présence de Mme Deregnieaux, greffière, M. Robbe, juge des référés, a lu son rapport et entendu :

- les observations de Me Bertrand, représentant la société Delepierre, qui reprend les conclusions et moyens de la requête et précise que seule la procédure d'attribution des lots n° 1 et n° 2 est contestée, que le modèle des procès-verbaux des sociétés C et D et Fils est identique, que le " contrat de mangement fees " précise leurs relations commerciales, incluant des prestations de vente de marchandises, et qu'il n'existe donc pas de stratégie commerciale propre à chacune d'elles ;

- les observations de Mme B, représentant la région Hauts-de-France, qui reprend les conclusions et arguments du mémoire en défense et précise que les organigrammes des sociétés C et D et Fils sont différents, ainsi que leurs chargés d'affaires et leurs offres ;

- les observations de Me Sule, substituant Me Vamour, représentant la société D et Fils, qui reprend les conclusions et arguments du mémoire en défense et ajoute que l'actionnariat des sociétés C et D et Fils est différent, que celles-ci ne forment pas un même groupe, et que les liens qui les unissent ne suffisent à établir l'absence d'autonomie commerciale ;

- les observations de Me Le Pallec, substituant Me Le Briquir, représentant la société Alnor, qui reprend les conclusions et arguments du mémoire en défense et ajoute que la société requérante n'établit qu'elle serait susceptible d'être lésée par le manquement qu'elle invoque.

La clôture de l'instruction a été prononcée à l'issue de l'audience.

Considérant ce qui suit :

1. Par un avis d'appel public à la concurrence adressé à la publication le 9 mai 2022, la région Hauts-de-France a lancé une consultation en vue de l'attribution d'un accord-cadre multi-attributaires à bons de commande ayant pour objet la réalisation de travaux d'entretien, de maintenance et de réhabilitation des menuiseries extérieures des bâtiments régionaux, et faisant l'objet d'un allotissement géographique, chacun des neuf lots comprenant lui-même trois secteurs (A, B et C). La société Delepierre, qui a remis une offre pour l'attribution des lots nos 1, 2, 3, 4 et 5, et qui a été déclarée attributaire pour le secteur C du lot n° 3 et pour le secteur B du lot n°4, doit être regardée, et également au seul moyen qu'elle soulève, relatif aux seuls lots n° 1 et n° 2, et ainsi qu'elle l'a confirmé à l'audience, comme demandant au juge des référés, statuant sur le fondement de l'article L. 551-1 du code de justice administrative, d'annuler la procédure d'attribution de ces seuls lots n° 1 et n° 2.

Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 551-1 du code de justice administrative :

2. Aux termes de l'article L. 551-1 du code de justice administrative : " Le président du tribunal administratif, ou le magistrat qu'il délègue, peut être saisi en cas de manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles est soumise la passation par les pouvoirs adjudicateurs de contrats administratifs ayant pour objet l'exécution de travaux, la livraison de fournitures ou la prestation de services, avec une contrepartie économique constituée par un prix ou un droit d'exploitation, la délégation d'un service public ou la sélection d'un actionnaire opérateur économique d'une société d'économie mixte à opération unique () ". Aux termes de l'article L. 551-2 du même code : " I. Le juge peut ordonner à l'auteur du manquement de se conformer à ses obligations et suspendre l'exécution de toute décision qui se rapporte à la passation du contrat, sauf s'il estime, en considération de l'ensemble des intérêts susceptibles d'être lésés et notamment de l'intérêt public, que les conséquences négatives de ces mesures pourraient l'emporter sur leurs avantages. / Il peut, en outre, annuler les décisions qui se rapportent à la passation du contrat et supprimer les clauses ou prescriptions destinées à figurer dans le contrat et qui méconnaissent lesdites obligations ". Aux termes de l'article L. 551-10 de ce code : " Les personnes habilitées à engager les recours prévus aux articles L. 551-1 et L. 551-5 sont celles qui ont un intérêt à conclure le contrat et qui sont susceptibles d'être lésées par le manquement invoqué () ".

3. Il résulte de ces dispositions qu'il appartient au juge du référé précontractuel de se prononcer sur les manquements aux règles de publicité et de mise en concurrence incombant à l'acheteur, invoqués à l'occasion de la passation d'un contrat. En vertu de ces mêmes dispositions, les personnes habilitées à agir pour mettre fin aux manquements de l'acheteur à ses obligations de publicité et de mise en concurrence sont celles susceptibles d'être lésées par de tels manquements. Il appartient dès lors au juge du référé précontractuel de rechercher si l'entreprise qui le saisit se prévaut de manquements qui, eu égard à leur portée et au stade de la procédure auquel ils se rapportent, sont susceptibles de l'avoir lésée ou risquent de la léser, fût-ce de façon indirecte en avantageant une entreprise concurrente.

4. Aux termes de l'article L. 1220-1 du code de la commande publique : "Est un opérateur économique toute personne physique ou morale, publique ou privée, ou tout groupement de personnes doté ou non de la personnalité morale, qui offre sur le marché la réalisation de travaux ou d'ouvrages, la fourniture de produits ou la prestation de services". Aux termes de l'article L. 1220-2 du même code : "Un candidat est un opérateur économique qui demande à participer ou est invité à participer à une procédure de passation d'un contrat de la commande publique", et selon son article L. 1220-3 "Un soumissionnaire est un opérateur économique qui présente une offre dans le cadre d'une procédure de passation d'un contrat de la commande publique". Il résulte de ces dispositions que si des personnes morales différentes constituent en principe des opérateurs économiques distincts, elles doivent néanmoins être regardées comme un seul et même soumissionnaire lorsque le pouvoir adjudicateur constate leur absence d'autonomie commerciale, résultant notamment des liens étroits entre leurs actionnaires ou leurs dirigeants, qui peut se manifester par l'absence totale ou partielle de moyens distincts ou la similarité de leurs offres pour un même lot.

5. Aux termes de l'article L. 2113-10 du code de la commande publique : "Les marchés sont passés en lots séparés, sauf si leur objet ne permet pas l'identification de prestations distinctes. / L'acheteur détermine le nombre, la taille et l'objet des lots. / Il peut limiter le nombre de lots pour lesquels un même opérateur économique peut présenter une offre ou le nombre de lots qui peuvent être attribués à un même opérateur économique". Aux termes de l'article R. 2113-1 du même code : "L'acheteur indique dans les documents de la consultation si les opérateurs économiques peuvent soumissionner pour un seul lot, plusieurs lots ou tous les lots ainsi que, le cas échéant, le nombre maximal de lots qui peuvent être attribués à un même soumissionnaire. Dans ce cas, les documents de la consultation précisent les règles applicables lorsque la mise en œuvre des critères d'attribution conduirait à attribuer à un même soumissionnaire un nombre de lots supérieur au nombre maximal". Dans le cadre de ces dispositions et sans méconnaître aucune autre règle ni aucun principe issus du code de la commande publique, l'acheteur qui recourt à l'allotissement peut décider, afin de mieux assurer la satisfaction de ses besoins en s'adressant à une pluralité de cocontractants ou de favoriser l'émergence d'une plus grande concurrence, de limiter le nombre de lots qui pourra être attribué à chaque soumissionnaire, dès lors que ce nombre est indiqué dans les documents de la consultation.

6. Au cas d'espèce, l'article 1.4 du règlement de la consultation prévoit que : "Chaque lot sera attribué à un maximum de trois opérateurs économiques (sous réserve d'un nombre suffisant d'offres)" et son article 1.5 que : "Dans chacun des lots, 3 entreprises différentes seront attributaires. Le premier titulaire aura les bons de commande sur les établissements du secteur A, le deuxième titulaire aura les bons de commande sur les établissements du secteur B et le troisième titulaire aura les bons de commande sur les établissements du secteur C, selon la liste figurant au CCAP () Un même candidat pourra se voir attribuer un nombre maximal de trois lots (soit trois secteurs de lots différents), en tant que mandataire ou cotraitant. / Afin de garantir les obligations de mise en concurrence incombant au pouvoir adjudicateur, et conformément à la jurisprudence de la juridiction administrative, nous informons les soumissionnaires qu'une même personne morale ne pourra se voir attribuer plus de trois lots. Pour cela, le pouvoir adjudicateur se basera sur le numéro SIREN des prestataires".

7. Il est constant que les sociétés C et D et fils, toutes deux exerçant dans le domaine de la menuiserie, et partageant le même site de production, sont dirigées par le même gérant, M. A D, ce dernier étant devenu gérant de la société C après le décès, survenu à la fin de l'année 2019, du précédent gérant de cette société, par décision de l'assemblée générale. Il est également constant que ces deux sociétés ont conclu, le 10 octobre 2020, un " contrat de management fees (gestion, assistance technique et administrative) ", relatif aux " modalités d'une optimisation de la gestion de leurs besoins économiques ". Dans le cadre de cet objectif d'optimisation, les sociétés C et D et fils ont, par ce contrat, estimé " nécessaire de réaliser des prestations de gestion et d'assistance administrative facilitant l'administration et l'exploitation de la société C ", ce contrat stipulant à cet effet que " Ces prestations, sans que la liste soit exhaustive, pourront être les suivantes, à savoir : prestations comptables, administratives et financières, prestations externes, frais d'affranchissement, frais téléphoniques, frais de communication, fournitures, frais de mobilier et de matériel, frais de déplacements, frais de véhicules et d'assurance, frais de réception ", et que la société D et fils facture à la société C ces prestations moyennant une redevance annuelle de 20 000 euros HT. Il résulte également de l'instruction que la société D et Fils a effectivement facturé à la société C, en exécution de ce contrat, une somme de 5 000 euros par trimestre. Enfin, la société D et fils refacture également à la société C d'autres prestations que celles liées à la gestion et à l'assistance administratives, notamment des prestations de marchandises ainsi qu'il apparaît sur la facture éditée le 31 octobre 2022, pour un montant de 81 636 euros.

8. Les éléments mentionnés au point précédent, et en particulier le contrat conclu le 10 octobre 2020 et la refacturation de prestations de livraison de marchandises, traduisent l'existence, entre les sociétés C et D et fils, de moyens communs et de liens commerciaux très étroits, sans que leur autonomie commerciale soit établie par les seules circonstances que l'une ne constitue pas la filiale de l'autre, que leurs actionnaires respectifs ne sont pas les mêmes, que chacune dispose, comme d'ailleurs la loi l'impose, d'une comptabilité propre, et que le montant de leur capital social est significativement différent, ainsi que le volume de leur activité. Les sociétés C et D et fils doivent ainsi être regardées comme un seul et même soumissionnaire tant pour l'application des règles et principes rappelés au point 4 que pour celles des dispositions du règlement de la consultation ci-dessus reproduites au point 6, lesquelles, eu égard à leur objet, ne sauraient être regardées comme satisfaites par le seul constat que deux entreprises candidates disposent chacune de son propre numéro SIREN. La région Hauts-de-France a ainsi, en déclarant la société C attributaire du secteur A de chacun des lot n° 1 et n° 2, et la société D et fils attributaire du secteur B de chacun des mêmes lots, méconnu les stipulations du règlement de la consultation qui lui faisaient interdiction d'attribuer à un même soumissionnaire plus d'un secteur par lot, et manqué à ses obligations de mise en concurrence fixées par ces stipulations.

9. Le choix comme attributaires des sociétés C et D et fils est susceptible d'avoir lésé la société Delepierre dans la mesure où l'offre de cette dernière était classée en quatrième position pour chacun des lots en litige, pour lesquels devaient être retenus trois attributaires. La société Delepierre est par suite fondée à demander l'annulation de la procédure de passation des lots n° 1 et n° 2 à compter de l'examen des offres.

10. Eu égard au stade auquel est prononcée l'annulation, il appartiendra à la région Hauts-de-France, si elle entend conclure le marché, de reprendre la procédure au stade de l'examen des offres dans le respect des stipulations du règlement de la consultation.

Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

11. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de la société Delepierre, qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante, les sommes réclamées au titre des frais du procès par la société D et Fils et la société Alnor. En revanche, il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de la région Hauts-de-France une somme de 2 000 euros, à verser à la société Delepierre, au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

O R D O N N E :

Article 1er : La procédure engagée par la région Hauts-de-France pour l'attribution des lots n° 1 et n° 2 de l'accord-cadre ayant pour objet la réalisation de travaux d'entretien, de maintenance et de réhabilitation des menuiseries extérieures des bâtiments régionaux, est annulée à compter de l'examen des offres.

Article 2 : Il est enjoint à la région Hauts-de-France, si elle entend poursuivre la conclusion d'un marché ayant le même objet que ceux des lots n° 1 et n° 2, de reprendre la procédure de passation au stade de l'examen des offres conformément aux motifs de la présente ordonnance.

Article 3 : La région Hauts-de-France versera à la société Delepierre une somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 4 : Les conclusions de la société D et Fils et de la société Alnor présentées sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 5 : La présente ordonnance sera notifiée à la société Delepierre, à la région Hauts-de-France, à la société D et Fils, à la société C, et à la société Alnor.

Fait à Lille, le 21 décembre 2022.

Le juge des référés,

signé

J ROBBE

La République mande et ordonne au préfet du Nord en ce qui le concerne et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente ordonnance.

Pour expédition conforme,

Le greffier,

2209178

A lire également