TA Rouen, 27/12/2022, n°2100161
Vu la procédure suivante :
Par une requête et deux mémoires, enregistrés le 15 janvier 2021 et les 14 juin et 22 juillet 2022, la société Vert-Marine, représentée par Me Boyer, demande au tribunal :
1°) de condamner la communauté d'agglomération Seine-Eure à lui verser la somme de 420 000 euros à titre principal ou de 10 000 euros à titre subsidiaire, augmentée des intérêts de droit à compter du 16 septembre 2020, date de réception de sa demande d'indemnisation, et capitalisée des intérêts de retard, en raison de son éviction illégale de la procédure de passation du contrat de concession pour l'exploitation de la patinoire située à Louviers ;
2°) de mettre à la charge de la communauté d'agglomération Seine-Eure la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- l'offre de la société attributaire ne respecte pas les règles du droit du travail dès lors que cette société fait application, en méconnaissance de l'article L. 2261-15 du code du travail, de la convention nationale collective des espaces de loisirs, d'attractions et culturels (dite ELAC) qui n'est plus applicable, depuis le 1er janvier 2014, aux entreprises dont l'activité principale consiste en la gestion d'installations sportives à caractère récréatif et qui sont régies par la convention collective nationale du sport ; l'autorité concédante avait ainsi l'obligation de s'assurer que les offres des candidats étaient conformes à la législation sur le travail et était tenue, au regard du principe d'égalité, d'écarter l'offre de cette société comme irrégulière ;
- ce manquement fautif est en lien direct et certain avec son intérêt lésé dès lors qu'en l'absence d'une telle irrégularité, elle pouvait se voir attribuer le contrat ; il engage ainsi la responsabilité de l'autorité concédante ;
- de surcroît, outre l'irrégularité de l'offre, la mise en œuvre de la convention collective nationale du sport a, pour le délégataire, un impact financier important sur les conditions d'emploi des salariés de l'équipement sportif ; l'irrégularité emporte donc des conséquences sur l'organisation des moyens humains associés aux offres des candidats ;
- son offre ayant été classée au second rang, elle avait une chance sérieuse d'emporter le contrat de concession ;
- son manque à gagner s'élève, au vu du compte d'exploitation prévisionnel, à la somme de 420 000 euros ;
- à titre subsidiaire, elle sollicite le versement de la somme de 10 000 euros au titre des frais d'études qu'elle a été contrainte d'engager pour la présentation de son offre.
Par des mémoires en défense, enregistrés le 24 août 2021 et les 6 juillet et 27 juillet 2022, la communauté d'agglomération Seine-Eure, représentée par Me Henochsberg, conclut au rejet de la requête et à ce que la somme de 5 000 euros soit mise à la charge de la société requérante au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- elle n'a commis aucune faute ; elle n'avait pas l'obligation de contrôler la convention collective applicable et les documents de la consultation, pas plus que le projet de contrat, n'exigeaient des candidats la communication d'une telle information ; elle ne pouvait, par ailleurs, au regard de l'article L. 3124-3 du code de la commande publique, écarter une offre comme irrégulière au seul motif qu'elle ne respectait pas la législation sur le travail ; en tout état de cause, le droit du travail a été parfaitement respecté, la société attributaire n'ayant jamais précisé, dans le cadre de la procédure, qu'elle appliquerait la convention collective dite ELAC ;
- la société requérante n'avait aucune chance sérieuse de se voir attribuer la délégation de service public ; elle n'apporte aucun élément permettant d'établir que l'application de la convention collective nationale du sport aurait conduit à la dévaluation de son offre et serait à l'origine de son éviction ; l'application de cette convention n'a ainsi eu aucune incidence sur le classement de son offre qui était globalement moins avantageuse et a été dépréciée sur de nombreux éléments sans lien avec le régime salarial appliqué ;
- le préjudice allégué est manifestement surévalué ;
- les frais d'études, dont le montant n'est pas établi, sont inclus dans les charges des candidats et relèvent de l'indemnisation du manque à gagner.
Par une ordonnance du 20 septembre 2022, la clôture de l'instruction a été fixée au 7 octobre 2022 à 12 h 00.
La communauté d'agglomération Seine-Eure a produit les 4 et 15 novembre 2022, à la demande du tribunal, le rapport d'analyse des offres ainsi que l'offre de la société Equalia qui ont été soustraits au contradictoire en application des dispositions de l'article R. 412-2-1 du code de justice administrative.
Un mémoire, présenté pour la société Vert-Marine, a été enregistré le 8 novembre 2022.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code du travail ;
- l'ordonnance n° 2016-65 du 29 janvier 2016 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. A,
- les conclusions de Mme B,
- et les observations de Me Mallet substituant Me Boyer, représentant la société Vert-Marine, et de Me Henochsberg, représentant la communauté d'agglomération Seine-Eure.
Considérant ce qui suit :
1. Par un avis de concession du 2 août 2018, la communauté d'agglomération Seine-Eure a lancé une procédure de passation d'un contrat de délégation de service public pour l'exploitation d'une patinoire intercommunale. La société Vert-Marine et la société Equalia se sont portées candidates à la procédure. La communauté d'agglomération, après avoir analysé les offres, a attribué le contrat de concession à la société Equalia. Estimant qu'elle avait été illégalement évincée de la procédure, la société Vert-Marine, dont l'offre a été classée deuxième, a réclamé à la collectivité, par un courrier du 15 septembre 2020, la somme de 420 000 euros au titre du préjudice que lui aurait causé l'irrégularité de la procédure. Par une lettre du 20 novembre 2020, la communauté d'agglomération Seine-Eure a rejeté cette demande indemnitaire. Par la présente requête, la société Vert-Marine demande la condamnation de la communauté d'agglomération à lui verser la somme de 420 000 euros à titre principal ou de 10 000 euros à titre subsidiaire.
2. Aux termes du I de l'article 1er de l'ordonnance du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession, alors applicable : " Les acheteurs et les autorités concédantes respectent le principe d'égalité de traitement des candidats à l'attribution d'un contrat de la commande publique. Ils mettent en œuvre les principes de liberté d'accès et de transparence des procédures, dans les conditions définies dans le présent code ".
3. Aux termes de l'article L. 2261-15 du code du travail, dans sa rédaction applicable au litige : " Les stipulations d'une convention de branche ou d'un accord professionnel ou interprofessionnel, () peuvent être rendues obligatoires pour tous les salariés et employeurs compris dans le champ d'application de cette convention ou de cet accord, par arrêté du ministre chargé du travail () ".
4. En application de ces dispositions, les stipulations d'une convention de branche ou d'un accord professionnel ou interprofessionnel rendues obligatoires par arrêté ministériel s'imposent aux candidats à l'octroi d'une délégation de service public lorsqu'ils entrent dans le champ d'application de cette convention.
5. Il résulte de l'instruction que le contrat de délégation qui a pour objet l'exploitation, par voie d'affermage, d'une patinoire intercommunale en cours de construction a été attribué à la société Equalia dont l'activité principale consiste, ce que ne conteste d'ailleurs pas la communauté d'agglomération, en la gestion d'installations sportives à caractère récréatif ou de loisirs et relève ainsi de la convention nationale collective du sport.
6. La société Vert-Marine soutient que ses principaux concurrents refusent délibérément de mettre en œuvre la convention nationale collective du sport dont l'application implique pour le délégataire, eu égard aux avantages qu'elle offre aux salariés, une hausse des charges de personnel et expose également que ces entreprises se sont regroupées sous la forme d'un syndicat professionnel qui est chargé de fournir à ses adhérents des éléments de langage destinés à justifier, auprès des autorités concédantes, leur choix de maintenir l'application de la convention nationale dite ELAC.
7. Toutefois, et alors qu'il n'est pas même allégué que la société Equalia serait adhérente à ce syndicat, ni les éléments très généraux ainsi avancés ni même le fait que cette société a été condamnée par un jugement du 8 octobre 2021 du tribunal judiciaire de Nanterre pour avoir appliqué par le passé la convention nationale dite ELAC ne permettent de démontrer que l'offre qu'elle a présentée spécifiquement dans le cadre de la procédure de passation de la délégation en cause aurait prévu de faire application de la convention nationale dite ELAC et méconnaîtrait ainsi la législation en vigueur en matière de droit du travail. Par ailleurs, en l'absence d'élément de nature à établir ou à révéler au vu des conditions de l'offre remise, une méconnaissance par la société Equalia de la législation sur le travail, aucune disposition ni aucun principe général du droit n'imposait à la communauté d'agglomération de l'interroger, au stade de l'examen des candidatures ou des offres, sur la convention collective qu'elle entendait mettre en œuvre pour son personnel. Enfin, la seule circonstance que la société requérante a indiqué à l'autorité concédante que la législation en vigueur ne serait pas respectée par l'ensemble des opérateurs ne saurait suffire à établir, contrairement à ce qui est allégué, le caractère irrégulier de l'offre présentée par la société attributaire. Dans ces conditions, dès lors qu'il ne résulte pas de l'instruction que l'offre de la société Equalia aurait été irrégulière, la société Vert-Marine n'est pas fondée à soutenir que la communauté d'agglomération Seine-Eure l'aurait illégalement évincée de la procédure de délégation.
8. Il résulte de tout ce qui précède que les conclusions indemnitaires de la société Vert-Marine doivent être rejetées.
9. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de la communauté d'agglomération Seine-Eure, qui n'est pas dans la présente instance la partie perdante, la somme que la société Vert-Marine demande sur ce fondement. Il y a lieu en revanche, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de la société Vert-Marine la somme de 1 500 euros au titre des frais exposés par la communauté d'agglomération et non compris dans les dépens.
D E C I D E :
Article 1er : La requête de la société Vert-Marine est rejetée.
Article 2 : La société Vert-Marine versera à la communauté d'agglomération Seine-Eure la somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Le présent jugement sera notifié à la société Vert-Marine et à la communauté d'agglomération Seine-Eure.
Délibéré après l'audience du 29 novembre 2022, à laquelle siégeaient :
- Mme Boyer, présidente,
- M. Guiral, conseiller,
- Mme Favre, conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 27 décembre 2022.
Le rapporteur,
S. A
La présidente,
C. BOYER
Le greffier,
J.-L. MICHEL
La République mande et ordonne au préfet de l'Eure en ce qui le concerne, ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.