CE, 22/11/2022, n°454480
Vu la procédure suivante :
La société Epureau a demandé au tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie de condamner la commune de Dumbéa à lui verser la somme de 64 625 185 francs CFP au titre du préjudice résultant de son éviction irrégulière de la procédure d'attribution de la délégation de service public portant sur le traitement des eaux usées conclue entre la commune de Dumbéa et la société Calédonienne des Eaux le 26 juin 2015. Par un jugement n° 1800312 du 14 mars 2019, le tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie a condamné la commune de Dumbéa à verser à la société Epureau une somme de 35 000 000 francs CFP.
Par un arrêt n° 19PA01935 du 9 avril 2021, la cour administrative d'appel de Paris a rejeté l'appel de la commune de Dumbéa formé contre ce jugement, et, sur l'appel incident de la société Epureau, condamné la commune à verser à cette société la somme de 53 000 000 francs CFP.
Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 12 juillet et 13 octobre 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la commune de Dumbéa demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler les articles 1er, 2, 3 et 5 de cette décision ;
2°) de mettre à la charge de la société Epureau la somme de 6 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 modifiée relative à la Nouvelle-Calédonie ;
- la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ;
- le code de la commande publique ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. David Moreau, maître des requêtes,
- les conclusions de M. Laurent Domingo, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Buk Lament - Robillot, avocat de la commune de Dumbéa et à la SCP Lyon-Caen, Thiriez, avocat de la société Epureau ;
Vu la note en délibéré, enregistrée le 27 octobre 2022, présentée par la commune de Dumbéa.
Considérant ce qui suit :
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société Epureau a adressé à la commune de Dumbéa une réclamation préalable, reçue le 26 octobre 2016, tendant au paiement d'une indemnité de 37 979 768 francs CFP en réparation du préjudice qu'elle estimait avoir subi du fait de son éviction irrégulière de l'attribution de la délégation de service public portant sur le traitement des eaux usées conclue entre la commune de Dumbéa et la société Calédonienne des Eaux le 26 juin 2015. Cette demande a fait l'objet d'une décision implicite de rejet née le 26 décembre 2016, que la société Epureau n'a pas contestée. Elle a adressé une seconde demande indemnitaire, reçue le 17 mai 2018, tendant au paiement d'une indemnité d'un montant de 67 625 184 francs CFP au titre du même préjudice. Cette demande a fait l'objet d'une décision implicite de rejet née le 17 juillet 2018. Par un jugement du 14 mars 2019, le tribunal administratif a condamné la commune de Dumbéa à verser à la société Epureau la somme de 35 000 000 francs CFP. La commune de Dumbéa se pourvoit en cassation contre l'arrêt du 9 avril 2021 par lequel la cour administrative d'appel de Paris a rejeté son appel tendant à l'annulation de ce jugement et l'a, sur appel incident de la société Epureau, condamnée à verser à celle-ci la somme de 53 000 000 francs CFP.
Sur la recevabilité de la demande de première instance :
2. Il résulte du principe de sécurité juridique que le destinataire d'une décision administrative individuelle qui a reçu notification de cette décision ou en a eu connaissance dans des conditions telles que le délai de recours contentieux ne lui est pas opposable doit, s'il entend obtenir l'annulation ou la réformation de cette décision, saisir le juge dans un délai raisonnable, qui ne saurait, en règle générale et sauf circonstances particulières, excéder un an. Toutefois, cette règle ne trouve pas à s'appliquer aux recours tendant à la mise en jeu de la responsabilité d'une personne publique qui, s'ils doivent être précédés d'une réclamation auprès de l'administration, ne tendent pas à l'annulation ou à la réformation de la décision rejetant tout ou partie de cette réclamation mais à la condamnation de la personne publique à réparer les préjudices qui lui sont imputés. La prise en compte de la sécurité juridique, qui implique que ne puissent être remises en cause indéfiniment des situations consolidées par l'effet du temps, est alors assurée par les règles de prescription prévues par la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ou, en ce qui concerne la réparation des dommages corporels, par l'article L. 1142-28 du code de la santé publique.
3. Pour juger que la requête introduite le 17 septembre 2018 par la société Epureau devant le tribunal administratif de Nouvelle Calédonie n'était pas tardive, la cour a considéré, d'une part, que le délai raisonnable d'un an qui lui était opposable pour contester la décision implicite de rejet de sa première demande indemnitaire, intervenue le 26 décembre 2016, n'était pas expiré car elle n'avait eu connaissance de cette décision implicite que le 14 mai 2018, et d'autre part, qu'en tout état de cause, le rejet de la seconde demande indemnitaire présentée par la société, intervenu implicitement le 17 juillet 2018, n'était pas purement confirmatif du rejet de sa première demande, compte tenu de l'aggravation postérieure du préjudice dont la société faisait état, et qu'il avait donc fait courir un nouveau délai de recours qui courait toujours à la date d'introduction de la requête devant le tribunal. La commune de Dumbéa soutient que le premier motif est entaché d'insuffisance de motivation et de dénaturation, et le second d'erreur de droit et de dénaturation.
4. Toutefois, il résulte de ce qui a été dit au point 2, qu'en l'absence d'opposabilité du délai de recours contentieux de deux mois prévu par l'article R. 421-1 du code de justice administrative, le recours indemnitaire de la société Epureau était seulement soumis aux règles de prescription quadriennale prévues par la loi du 31 décembre 1968. Ce motif, dont l'examen n'implique l'appréciation d'aucune circonstance de fait, doit être substitué, ainsi que le demande la société Epureau, aux motifs retenus par l'arrêt attaqué, dont il justifie le dispositif.
Sur le bien-fondé de la condamnation prononcée par la cour :
5. En premier lieu, aux termes de l'article L. 2152-2 du code de la commande publique : "Une offre irrégulière est une offre qui ne respecte pas les exigences formulées dans les documents de la consultation, en particulier parce qu'elle est incomplète, ou qui méconnaît la législation applicable notamment en matière sociale et environnementale". Un candidat évincé de la procédure de passation d'un contrat de commande publique dont l'offre était irrégulière ne peut, de ce seul fait, être regardé comme ayant été privé d'une chance sérieuse d'obtenir le contrat, y compris lorsque l'offre retenue était tout aussi irrégulière, et n'est pas fondé, par suite, à demander réparation du préjudice en résultant.
6. La commune de Dumbéa faisait valoir devant le tribunal administratif comme devant la cour que l'offre initiale de la société Epureau était "irrégulière" car elle ne justifiait pas de l'engagement de la société Nantaise des Eaux, dont elle se prévalait, pour intervenir à ses côtés comme sous-traitant ou cotraitant. Toutefois, l'examen des moyens techniques et humains qu'un opérateur économique entend consacrer à l'exécution d'un contrat de la commande publique relève de l'appréciation de la valeur technique de l'offre et la circonstance invoquée par la commune ne suffisait pas à caractériser une irrégularité de l'offre au sens des dispositions précitées de l'article L. 2152-2 du code de la commande publique. Il en résulte que le moyen tiré de l'irrégularité de l'offre initiale de la société Epureau était en tout état de cause, tel qu'il était formulé, inopérant. La cour n'a, par suite, entaché son arrêt ni d'erreur de droit en ne le retenant pas, ni d'insuffisance de motivation en n'y répondant pas expressément.
7. En second lieu, si la commune contestait devant la cour le caractère probant des extraits du compte prévisionnel d'exploitation figurant dans l'offre de la société Epureau, produits par celle-ci pour justifier de son manque à gagner, au motif que ces documents avaient été établis par la société elle-même, elle n'en discutait aucun des montants, alors qu'il lui aurait été loisible de le faire, au regard notamment des taux de marge nette habituellement constatés dans ce secteur d'activité ou encore des résultats de l'ancien titulaire de la délégation. Par suite, la cour n'a pas dénaturé les pièces qui lui étaient soumises en considérant que les chiffres du tableau intitulé " Estimation du manque à gagner relatif à la perte du marché " produit par la société n'étaient pas sérieusement discutés par la commune et en retenant leur caractère probant.
8. Il résulte de l'ensemble de ce qui précède que le pourvoi de la commune de Dumbéa doit être rejeté.
9. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à la charge de la société Epureau, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, à ce titre. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de mettre à la charge de la commune de Dumbéa une somme de 3 000 euros à verser à la société Epureau au titre des mêmes dispositions.
D E C I D E :
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Article 1er : Le pourvoi de la commune de Dumbéa est rejeté.
Article 2 : La commune de Dumbéa versera à la société Epureau une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à la commune de Dumbéa et à la société Epureau.
Délibéré à l'issue de la séance du 27 octobre 2022 où siégeaient : M. Bertrand Dacosta, président de chambre, présidant ; M. Alexandre Lallet, conseiller d'Etat et M. David Moreau, maître des requêtes-rapporteur.
Rendu le 22 novembre 2022.
Le président :
Signé : M. Bertrand Dacosta
Le rapporteur :
Signé : M. David Moreau
La secrétaire :
Signé : Mme Naouel Adouane