TA Guadeloupe, 04/04/2023, n°2200510
Vu la procédure suivante :
Par une requête et deux mémoires complémentaires, respectivement enregistrés les 18 mai 2022, 30 décembre 2022 et 9 février 2023, l'entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée (EURL) Navy Roby, représentée par Me Frölich, demande au tribunal, dans le dernier état de ses écritures :
1°) d'annuler pour excès de pouvoir, d'une part, la décision portant " modification de la clause réglementaire du contrat de délégation de service public de transport urbain correspondant au lot n° 8 ", relative aux arrêts desservis par son titulaire et, d'autre part, la décision de rejet implicite de sa demande tendant à l'abrogation de cette décision ;
2°) d'enjoindre à la communauté d'agglomération Grand Sud Caraïbe (CAGSC) de lui communiquer la décision formelle de modification de la grille des arrêts du contrat de délégation de service public correspondant au lot n° 8 et le contrat de délégation de service public correspondant au lot n° 8 ;
3°) de mettre à la charge de la CAGSC une somme de 6 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- sa requête est recevable, dès lors que :
- la décision implicite de rejet de sa demande tendant à l'abrogation de la décision de modification de la clause réglementaire du contrat de délégation de service public du lot n° 8 relative à la grille d'arrêts est existante à la date où le juge statue ;
- la décision de modification de la clause réglementaire est existante ;
- elle justifie d'un intérêt à agir ;
- la modification de la clause réglementaire du contrat de délégation de service public du lot n° 8 est irrégulière en ce qu'elle méconnait le droit d'exclusivité posé par les articles 2.5 et 3 du contrat de délégation de service public du lot n° 9 qui la lie à la CAGSC ;
- cette modification est également irrégulière en ce qu'elle constitue une modification substantielle du contrat, en méconnaissance des articles R. 3135-1 et suivants du code de la commande publique, et que l'économie générale du contrat du lot n° 9 dont elle est titulaire est remise en cause ;
- cette modification n'a pas été précédée de la mise en œuvre de la procédure prévue par l'article 2.4.3 des contrats de délégation de service public liant la CAGSC aux titulaires du lot n° 8 et du lot n° 9.
Par deux mémoires en défense, respectivement enregistrés les 10 octobre 2022 et 31 janvier 2023, la communauté d'agglomération Grand Sud Caraïbe, représentée par Me Bensoussan, conclut au rejet de la requête et à ce que la société requérante lui verse une somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle fait valoir que :
- la requête est irrecevable, dès lors que la décision implicite de rejet attaquée n'était pas née à la date de l'introduction de la requête ;
- la décision portant modification de la clause réglementaire du contrat de délégation de service public de transport urbain correspondant au lot n° 8 est inexistante ;
- la société requérante ne produit pas les décisions contestées ;
- elle ne justifie pas d'un intérêt à agir.
Par ordonnance du 1er février 2023, la clôture d'instruction a été fixée au 23 février 2023, à 12h.
Un mémoire présenté pour la communauté d'agglomération Grand Sud Caraïbe a été enregistré le 22 février 2023 et n'a pas été communiqué.
Deux mémoires présentés pour la société requérante ont été respectivement enregistrés les 8 et 10 mars 2023, postérieurement à la clôture d'instruction, et n'ont pas été communiqués.
Un mémoire présenté pour la société Transport Boundo Eribert, titulaire du contrat de délégation de service public comportant la clause attaquée, a été enregistré le 17 mars 2023, postérieurement à la clôture d'instruction, et n'a pas été communiqué.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code de la commande publique ;
- le code des relations entre le public et l'administration ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Lubrani, conseiller ;
- les conclusions de M. Sabatier-Raffin, rapporteur public ;
- les observations de Me Armand, substituant Me Frölich pour la société Navy Roby, la communauté d'agglomération Grand Sud Caraïbe, la société Transport Boundo Eribert et la société So.fa.vi.ta n'étant ni présentes ni représentées.
Considérant ce qui suit :
1. Le 6 novembre 2018, la communauté d'agglomération Grand Sud Caraïbe (CAGSC) a lancé à la publication un avis de mise en concurrence portant sur une délégation de service public de transport urbain. Dans le cadre de cette consultation, la société Navy Roby, entreprise de transport terrestre de voyageurs, a soumissionné sur les lots n° 8, 9 et 12 et a été déclarée attributaire du lot n° 9 de la concession de transports urbains, alors que la société Transport Boundo Eribert a été déclarée attributaire du lot n° 8. Ayant constaté que la société Transport Boundo Eribert et son sous-traitant desservaient des points d'arrêts compris sur la grille d'arrêts du lot n° 9 dont elle était titulaire, la société Navy Roby demande au tribunal d'annuler, d'une part, la décision portant " modification de la clause réglementaire du contrat de délégation de service public de transport urbain correspondant au lot n° 8 " relative aux arrêts desservis par son titulaire et, d'autre part, la décision de rejet implicite de sa demande tendant à l'abrogation de cette décision.
Sur les fins de non-recevoir :
2. En premier lieu, si la collectivité fait valoir que la clause du contrat de délégation de service public de transport urbain la liant à la société attributaire du lot n° 8 relative aux points d'arrêts n'a fait l'objet d'aucune " modification ", il est toutefois constant que la société concessionnaire effectue des arrêts n'apparaissant pas formellement sur la grille des arrêts annexée au contrat, arrêts que l'autorité concédante qualifie d'" arrêts intermédiaires ". Dans ces conditions, et dès lors que la clause fixant les points d'arrêts, qui touche à l'organisation et au fonctionnement du service public de transport urbain, présente un caractère réglementaire, la société requérante est recevable à demander au juge de l'excès de pouvoir d'annuler l'acte par lequel la CAGSC autorise tacitement la société attributaire du lot n° 8 à effectuer ces arrêts intermédiaires, sans qu'il soit besoin de déterminer, au stade de la recevabilité de la requête, si cet acte constitue une " modification " de la clause réglementaire relative aux points d'arrêt du contrat de délégation de service public correspondant au lot n° 8.
3. En deuxième lieu, aux termes de l'article L. 231-4 du code des relations entre le public et l'administration : " Par dérogation à l'article L. 231-1, le silence gardé par l'administration pendant deux mois vaut décision de rejet : 1° Lorsque la demande ne tend pas à l'adoption d'une décision présentant le caractère d'une décision individuelle () ". Aux termes de l'article R. 421-1 du code de justice administrative : " La juridiction ne peut être saisie que par voie de recours formé contre une décision, et ce, dans les deux mois à partir de la notification ou de la publication de la décision attaquée. () ". Ces dispositions n'impliquent pas que la condition de recevabilité de la requête tenant à l'existence d'une décision de l'administration s'apprécie à la date de son introduction. Cette condition est notamment regardée comme remplie dans le contentieux de l'excès de pouvoir si, à la date à laquelle le juge statue, l'administration a pris une décision, expresse ou implicite, sur une demande formée devant elle. Par suite, l'intervention d'une telle décision en cours d'instance régularise la requête, alors même que l'administration aurait auparavant opposé une fin de non-recevoir fondée sur l'absence de décision.
4. Il est constant que, par un courrier reçu par le CAGSC le 6 avril 2022, la société requérante a demandé à la communauté d'agglomération de procéder à l'abrogation de la décision " portant modification de la grille des arrêts du lot n° 8 ". Il n'est pas contesté que la collectivité territoriale n'a jamais répondu à cette demande. Le silence gardé par la communauté d'agglomération sur cette demande pendant deux mois a fait naître, postérieurement à l'introduction de l'instance, une décision de rejet implicite le 6 juin 2022. Par suite, et en application du principe rappelé au point précédent, la fin de non-recevoir tirée de l'absence de décision implicite de rejet à la date de l'introduction de la requête doit être écartée.
5. En troisième lieu, la société Navy Roby, titulaire du lot n° 9 de la concession de transports urbains dont le circuit recoupe partiellement celui de la ligne exploitée par le titulaire du contrat comportant la clause attaquée, justifie d'un intérêt à contester la clause réglementaire relative aux points d'arrêts effectués par le titulaire du lot n° 8.
Sur les conclusions aux fins d'annulation et d'injonction :
6. En premier lieu, la méconnaissance des stipulations d'un contrat, si elle est susceptible d'engager, le cas échéant, la responsabilité d'une partie vis-à-vis de son co-contractant, ne peut être utilement invoquée comme moyen de légalité à l'appui d'un recours pour excès de pouvoir formé à l'encontre d'une décision administrative.
7. Il résulte de ce qui a été énoncé au point précédent que les moyens tirés de ce que les décisions attaquées méconnaîtraient le droit d'exclusivité de la société requérante qu'elle tirerait des articles 2.5 et 3 du contrat de délégation de service public la liant à la CAGSC, ainsi que les articles 2.4.3 et 28 des contrats de délégation de service public conclus par la CAGSC avec les titulaires des lots n° 8 et n° 9 doivent être écartés comme inopérants.
8. En second lieu, aux termes de l'article L. 3135-1 du code de la commande publique : " Un contrat de concession peut être modifié sans nouvelle procédure de mise en concurrence, dans les conditions prévues par décret en Conseil d'Etat, lorsque : / 1° Les modifications ont été prévues dans les documents contractuels initiaux ; : 2° Des travaux ou services supplémentaires sont devenus nécessaires ; / 3° Les modifications sont rendues nécessaires par des circonstances imprévues ; / 4° Un nouveau concessionnaire se substitue au concessionnaire initial du contrat de concession ; / 5° Les modifications ne sont pas substantielles ; / 6° Les modifications sont de faible montant. / Qu'elles soient apportées par voie conventionnelle ou, lorsqu'il s'agit d'un contrat administratif, par l'acheteur unilatéralement, de telles modifications ne peuvent changer la nature globale du contrat de concession. ". Aux termes de l'article R. 3135-7 du même code : " Le contrat de concession peut être modifié sans nouvelle procédure de mise en concurrence lorsque les modifications, quel qu'en soit le montant, ne sont pas substantielles. / Pour l'application de l'article L. 3135-1, une modification est considérée comme substantielle, notamment, lorsqu'au moins une des conditions suivantes est remplie : / 1° Elle introduit des conditions qui, si elles avaient figuré dans la procédure de passation initiale, auraient attiré davantage de participants ou permis l'admission de candidats ou soumissionnaires autres que ceux initialement admis ou le choix d'une offre autre que celle initialement retenue : / 2° Elle modifie l'équilibre économique de la concession en faveur du concessionnaire d'une manière qui n'était pas prévue dans le contrat de concession initial ; / 3° Elle étend considérablement le champ d'application du contrat de concession ; / 4° Elle a pour effet de remplacer le concessionnaire auquel l'autorité concédante a initialement attribué le contrat de concession par un nouveau concessionnaire, en dehors des hypothèses visées à l'article R. 3135-6. "
9. Si la société requérante soutient que la possibilité offerte à la société attributaire du lot n° 8 d'effectuer des arrêts intermédiaires n'apparaissant pas sur la grille d'arrêts annexée à son contrat de délégation de service public constitue une modification substantielle dudit contrat susceptible d'en changer la nature globale, il ne ressort d'aucune pièce du dossier que ces arrêts supplémentaires, situés sur le circuit prévu contractuellement et réalisés ponctuellement par la société attributaire du lot n° 8, entraîneraient une modification contractuelle répondant à l'une des conditions fixées par l'article R. 3135-7 précité, ni, a fortiori, qu'ils changeraient la nature globale du contrat de délégation de service public du lot n° 8, à supposer même que l'autorisation tacite accordée à la société concessionnaire du lot n° 8 d'effectuer des arrêts intermédiaires non signalés sur la grille des arrêts annexée au contrat puisse être qualifiée de " modification " contractuelle. Par suite, le moyen tiré de la méconnaissance des articles précités du code de la commande publique doit être écarté.
10. Il résulte de tout ce qui précède que les conclusions de la société Navy Roby tendant à l'annulation de la décision portant " modification de la clause réglementaire du contrat de délégation de service public de transport urbain correspondant au lot n° 8 " et de la décision de rejet implicite de sa demande tendant à l'abrogation de cette décision doivent être rejetées, ainsi que, par voie de conséquence, ses conclusions à fin d'injonction.
Sur l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
11. Dans les circonstances de l'espèce, il n'y a pas lieu de mettre à la charge de la société Navy Roby la somme que sollicite la communauté d'agglomération Grand Sud Caraïbe (CAGSC) au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Partie perdante dans l'instance, la société Navy Roby ne peut qu'être déboutée de ses conclusions présentées sur le même fondement.
D É C I D E :
Article 1er : La requête de la société Navy Roby est rejetée.
Article 2 : Les conclusions présentées par la communauté d'agglomération Grand Sud Caraïbe au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 3 : Le présent jugement sera notifié à la société Navy Roby, à la communauté d'agglomération Grand Sud Caraïbe, à la société Transport Boundo Eribert et à la société So.fa.vi.ta.
Délibéré après l'audience publique du 21 mars 2023, à laquelle siégeaient :
M. Olivier Guiserix, président,
M. Antoine Lubrani, conseiller,
Mme Hélène Bentolila, conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 4 avril 2023.
Le rapporteur,
Signé
A. LUBRANI
Le président,
Signé
O. GUISERIX
La greffière,
Signé
A. CETOL
La République mande et ordonne au préfet de la Guadeloupe en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme,
L'adjointe de la greffière en chef,
Signé
A. CETOL
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N° 1901371
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