TA Montpellier, 11/01/2023, n°2002321

TA Montpellier, 11/01/2023, n°2002321

Vu les procédures suivantes :

I- Par une requête et un mémoire, enregistrés respectivement le 12 juin 2020 et le

1er septembre 2022, sous le n° 2002321, Port Sud de France, représenté par Me Dillenschneider, demande au juge des référés, sur le fondement de l'article R. 541-1 du code de justice administrative :

1°) de condamner les sociétés Eurocrane Equipamentos de Elevaçao (Eurocrane) et Arcen Enghenhaia (Arcen) à lui verser, à titre de provision, les sommes de :

- 8 400 000 euros en remboursement du coût d'achat des grues impropres à leur destination dès leur mise en place,

- 1 919 300 euros à raison des pertes d'exploitation consécutives à l'immobilisation des deux grues,

- 172 136,08 euros TTC au titre des frais d'expertise,

2°) de mettre à la charge des sociétés Eurocrane et Arcen à la somme de 3 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

- les conclusions de l'expert, dans son rapport déposé le 1er mars 2022, établissent de façon incontestable que les désordres et malfaçons des deux grues EC1 et EC2, acquises selon le marché du 27 juin 2012, et qui les rendent impropres à leur destination, sont tous imputables, essentiellement, à des défauts de conception, d'études et de dimensionnement et, pour partie, à des défauts de vérification de la conformité des notes de calculs et plans, (phase 2 de la mission assistance à la maîtrise d'ouvrage - AMO) ainsi qu'à des défauts d'assistance aux opérations de vérification et de réception (phase 4 de la mission AMO) ; ils ne sont pas imputables à des défauts de direction, de surveillance des travaux ou d'exécution ;

- les grues ont été mal conçues, puis mal réparées par Eurocrane, elles ont toujours été impropres à leur destination dès leur livraison, ainsi qu'après leur réparation ;

- ce n'est qu'au 1er mars 2022, à la date de dépôt du rapport d'expertise, que le port a eu connaissance de l'ampleur des vices et de l'impropriété à la destination ;

- la responsabilité des sociétés Eurocrane et Arcen est manifeste et elles sont débitrices du port, Arcen en raison de son engagement du 14 avril 2014 pour la garantie des dommages propres aux périodes de vérification d'aptitude positive de vérification de service régulier ;

- les grues ont été achetées pour 8 400 000 euros HT et il est bien fondé à en obtenir le remboursement en application des articles 1641 et 1644 du code civil, dès lors que la pertinence de leur réparation n'est pas avérée ;

- il est fondé à obtenir la réparation des pertes d'exploitation consécutives à l'immobilisation des grues, à raison de 1 129 euros par jour, chiffrées en 2018 à 412 093 euros à la charge d'Eurocrane et d'Arcen et 544 500 euros potentiellement pris en charge par l'assurance (soit 1 492 euros par jour), somme non versée, ce qui correspond à un préjudice de 1 919 300 euros entre le 30 décembre 2017 et ce jour, à parfaire, non pris en charge par son assureur ;

- ces deux sociétés sont aussi redevables du coût de l'expertise exposé soit 143 446,73 euros HT, 172 136,08 euros TTC.

Par deux mémoires en défense, enregistrés respectivement le 11 septembre 2020 et le 14 septembre 2022, les sociétés Eurocrane Equipamentos de Elevaçao et Arcen Enghenhaia, représentées par Me Holterbach, concluent, à titre principal, au rejet de la requête et à ce que la somme de 5 000 euros soit mise à la charge de Port Sud de France en application de l'article

L. 761-1 du code de justice administrative et, à titre subsidiaire, à ce que la société Aquass soit condamnée à la garantir à hauteur de 25% des sommes qui seraient mises à sa charge.

Elles font valoir que :

- Arcen Enghenhaia, qui n'est ni partie au contrat, ni actionnaire majoritaire d'Eurocrane, doit être mise hors de cause, la pièce n° 8 est une garantie spécifique donnée par Arcen, agissant en qualité d'assureur d'Eurocrane, en vertu de l'article 11 du CCAP, pour les dommages survenant lors des périodes de vérification d'aptitude positive (VAP) et de vérification de service régulier (VSR), garanties qui ont expiré aux dates de réception les 13 et 27 mars 2014 des deux grues ;

- les conclusions du sapiteur et de l'expert sont contestables, dès lors qu'ils n'ont pas pris en compte les nombreux dires par lesquels elles contestent les erreurs de conception et l'absence de faute du maître de l'ouvrage telle celle, relevée par l'expert technique de la société, à raison de l'absence de boulons dans la connexion entre la poutre de support et la crémaillère ;

- la demande de remboursement des grues au prix d'achat de 8 400 000 euros HT, présentée dans le dernier mémoire enregistré le 1er septembre 2022, n'est pas fondée dès lors qu'il n'est pas établi qu'elles ne seraient pas réparables au sens de l'article 2.2 du CCAP, l'expert chiffrant la réparation à 3 740 857 euros HT et aucune somme ne peut être accordée à ce titre dès lors que seule l'indemnisation du prix d'achat, au demeurant non complétement acquitté, est sollicitée ;

- les frais d'expertises doivent demeurer à la charge de Port Sud de France, le demandeur ;

- en tout état de cause, Eurocrane n'est pas seule responsable des dommages selon le rapport de l'expert, elle est donc fondée à appeler la société Aquass en garantie à hauteur de 25% ;

- la demande d'indemnisation des pertes d'exploitation se fonde sur un rapport non contradictoire et sur une transposition de données recueillies avant la période de la crise sanitaire laquelle a eu un impact important sur l'activité du port.

La procédure a été communiquée à la société Aquass, laquelle n'a pas présenté d'observations.

II- Par une requête, enregistrée le 21 décembre 2021 sous le n° 2106753, la société Eurocrane Equipamentos de Elevaçao (Eurocrane) et la société Arcen Enghenhaia (Arcen), représentées par Me Holterbach, concluent à la mise hors de cause d'Arcen et demandent au juge des référés, sur le fondement de l'article R. 541-1 du code de justice administrative de condamner Port Sud de France à verser à Eurocrane :

- la somme de 770 549,93 euros HT, augmentée des intérêts moratoires ;

- la somme de 5 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

La société Eurocrane soutient que :

- en exécution du protocole d'accord en date du 20 août 2014, prononçant réception de deux grues, Port Sud de France devait lui régler, sous réserve de certaines conditions qui ont été levées, la somme de de 770 549,93 euros HT ;

- cette somme comprend le montant de la retenue de garantie de 452 149,93 euros, la facture n° 2015/00097 de 200 000 euros et la facture n° 2014/00058 de 118 400 euros ;

- s'agissant de la garantie de 5%, l'intégralité des réserves a été levée au plus tard le 30 juillet 2017, date à laquelle elle en a réclamé la restitution ;

- la facture de 200 000 euros correspond à la réalisation, au 23 juillet 2015, des travaux dits du groupe 1, nécessaire à la levée des réserves prévue au protocole ;

- la facture de 118 400 euros correspond, pour partie, à celle de 78 400 euros à raison de la retenue opérée par Port Sud de France en exécution de l'article II-D-a du protocole et à celle de 40 000 euros au titre des pénalités de retard visées à l'article II-D-b dudit protocole destinées à être restituées ;

- les intérêts moratoires sont dus à compter du 20 septembre 2014.

Par un mémoire, enregistré le 1er septembre 2022, Port Sud de France, représenté par

Me Dillenschneider, conclut :

- au rejet de la requête ;

- à la condamnation de la société Eurocrane à lui verser la somme totale demandée dans le cadre de l'instance n°2002321, soient 10 491 436,08 euros, à parfaire, correspondant à :

. 8 400 00 euros au titre du remboursement du coût d'achat des grues impropres à leur destination dès leur mise en place,

. 1 919 300 euros au titre de la perte d'exploitation,

. 172 136,08 euros TTC au titre des frais d'expertise,

- et à ce que la somme de 2 000 euros soit mise à la charge de la société requérante en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il fait valoir que :

- par acte d'engagement du 27 juin 2012, il a passé avec la société Eurocrane un marché public comprenant la conception, la fabrication, le montage, les essais et la mise en place de deux grues jumelles, dénommées EC1 et EC2, pour un prix global et forfaitaire de 8 400 000 euros HT, cette société était garantie par son actionnaire majoritaire, la société Arcen Engenhaias ;

- la mise en service est intervenue en 2014, mais le 30 décembre 2017, la grue EC2 a subi un sinistre, alors qu'elle était en opération et conduite par un agent de Port Sud de France pour assurer le déchargement d'un navire vraquier au quai I3, la poutre de la crémaillère de relevage de flèche s'est rompue, puis la flèche s'est affaissée sur le franc-bord du navire en contrebas, et elle est immobilisée depuis lors ; quant à la grue EC1, elle a connu des incidents et des réparations, pour être finalement arrêtée, en avril 2019, à la suite d'apparitions de fissures ;

- l'expertise qu'il a sollicitée, a mis en exergue, au rapport déposé le 1er mars 2022, que les désordres et malfaçons, apparus dès 2015 et qui compromettent la solidité des grues et les rendent impropres à leur destination, " sont tous certainement et essentiellement imputables à des défauts de conception, d'études et de dimensionnement des grues EC1 et EC2 ", " ne sont pas imputables à des défauts d'exécution ", ni à la qualité des matériaux ;

- l'expert a relevé l'impropriété à la destination, dû à un vice de conception, qui n'était pas décelable le jour de la réception et il ne l'a été qu'à compter du 1er mars 2022, lors du dépôt du rapport d'expertise ;

- la société Eurocrane, qui est donc la débitrice du port et lui doit le prix des équipements vendus impropres à leur destination, ainsi que l'indemnisation de tous les troubles consécutifs à cette vente, ne peut se prévaloir d'une créance certaine à son encontre en application du protocole signé le 20 août 2014 ayant pour objet de définir les conditions de réception des groupes portuaires et qui constitue également un " accord sur les conditions de finalisation des prestations " afin de finaliser le marché public et de remédier aux problèmes de fonctionnement qu'elles commençaient à montrer et qui résultent de leur mauvaise conception ;

- en tout état de cause, ce protocole n'a pas été exécuté de bonne foi, dès lors que son paragraphe III stipule qu'il est prévu, pour les groupes 1 et 2, que : " leur exécution et/ou finalisation seront constatées par contrat d'accord technique entre les parties ou à défaut par constat d'huissier le 30 novembre 2014 au plus tard ", les travaux n'ayant jamais donné satisfaction, puisque des dysfonctionnements sont intervenus de manière continue entre 2015 et 2017, date de rupture de la crémaillère, de sorte qu'aucun constat n'a pu être dressé ; ainsi lorsque Eurocrane a mis en demeure le port de régler la retenue de garantie ainsi que l'ensemble des réfactions encore retenues du marché, il lui a été répondu par la négative, dans l'attente que le diagnostic et les remèdes apportés aux nombreux problèmes de la grue soient effectifs ;

- le reversement de la retenue de garantie elle-même ainsi que les pénalités de retard est, consécutivement et nécessairement, éminemment contestable et ne saurait donner lieu à provision.

Le président du tribunal a désigné M. Souteyrand, vice-président, pour statuer sur les demandes de référé.

Vu :

- les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code civil ;

- l'arrêté du 16 septembre 2009 portant approbation du cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés publics industriels ;

- le code de la commande publique ;

- le code de justice administrative.

Considérant ce qui suit :

1. Selon l'acte d'engagement du 21 août 2012, Port sud de France a retenu, le 23 août 2012, l'offre de 8 400 000 euros HT présentée par la société de droit portugais Eurocrane pour la tranche ferme et 9 173 100 euros HT, en incluant les six options, du marché public industriel destiné à la conception, la fabrication, le montage et aux essais de deux grues identiques (EC1 et EC2) avec trémie portée, leur transport sur site à Sète et leur mise en place sur rails du quai I du port de Sète, y compris les interventions annexes éventuelles sur le transporteur continu existant, leurs raccordements et leur mise en service. La société Aquass ayant, quant à elle, été retenue dans le cadre d'un contrat d'assistance à maîtrise d'ouvrage dont les missions consistaient en la consultation et marchés avec validation du maître d'ouvrage, le visa des plans et documents administratifs, la surveillance de l'exécution du marché industriel et l'assistance aux opérations de vérifications et de réception. En application du protocole d'accord du 20 août 2014, une réfection a été décidé sur le prix initial, définitivement fixé à 8 040 998,90 euros HT pour la tranche ferme et 9 109 688,90 HT en incluant 8 tranches conditionnelles, la réception est intervenue avec réserve consistant en l'exécution de prestations, notamment s'agissant de l'anti-balancement initialement prévue au CCTP, et devant être constatées, avant le 30 novembre 2014, par constat d'accord technique entre les parties ou, à défaut, d'huissier. Les deux grues ont été mises en service en mai 2014, mais le 30 décembre 2017, la poutre supportant la crémaillère de la grue EC2 a lâché, conduisant à son arrêt et également à celui de la grue EC1, sur conseil du constructeur. Ainsi la grue EC2 est demeurée arrêtée depuis cette date et la grue EC1 a été arrêtée jusqu'à la mi-juillet 2018 puis au début d'avril 2019 et, enfin, définitivement, à la suite de l'apparition de nouvelles fissures. A la demande de Port Sud de France, le Tribunal a désigné, le 11 juillet 2018, un expert, qui a déposé son rapport le 1er mars 2022, aux fins, notamment, de décrire les désordres et malfaçons affectant les grues, de réunir les éléments d'information permettant au tribunal de dire si elles sont de nature à compromettre leur solidité ou à les rendre impropres à leur destination, de définir les mesures et travaux à réaliser pour assurer une mise en sécurité et permettre une remise en service provisoire ou définitive, de donner un avis motivé sur les causes et origines des désordres et malfaçons et d'indiquer la nature des travaux nécessaires pour remédier à la situation actuelle, en prévoir la durée et en chiffrer le coût. Par les présentes requêtes, d'une part, Port Sud de France demande au juge des référés de condamner solidairement les sociétés Eurocrane Equipamentos de Elevaçao (Eurocrane) et Arcen Enghenhaia (Arcen) à lui verser, à titre de provision, les sommes de 8 400 000 euros HT au titre du remboursement du coût d'achat des grues, 1 919 300 euros à raison des pertes d'exploitations subies et 172 136,08 euros TTC au titre des frais d'expertise, d'autre part, la société Eurocrane demande de condamner Port Sud de France à lui verser 770 549,93 euros HT, augmentés des intérêts moratoires, au titre des sommes restant dues en exécution du marché et que la société Aquass soit condamnée à la garantir à hauteur de 25% des sommes qui seraient mises à sa charge.

Sur la jonction :

2. Les requêtes de Port Sud de France et de la société Eurocrane ont fait l'objet d'une instruction commune, il y a donc lieu de les joindre pour statuer par une même décision.

Sur les conclusions tendant à l'allocation d'une provision :

3. Aux termes de l'article R. 541-1 du code de justice administrative : "Le juge des référés peut, même en l'absence d'une demande au fond, accorder une provision au créancier qui l'a saisi lorsque l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable. Il peut, même d'office, subordonner le versement de la provision à la constitution d'une garantie". Il résulte de ces dispositions que, pour regarder une obligation comme non sérieusement contestable, il appartient au juge des référés de s'assurer que les éléments qui lui sont soumis par les parties sont de nature à en établir l'existence avec un degré suffisant de certitude. Dans ce cas, le montant de la provision que peut allouer le juge des référés n'a d'autre limite que celle résultant du caractère non sérieusement contestable de l'obligation dont les parties font état. Dans l'hypothèse où l'évaluation du montant de la provision résultant de cette obligation est incertaine, le juge des référés ne doit allouer de provision, le cas échéant assortie d'une garantie, que pour la fraction de ce montant qui lui parait revêtir un caractère de certitude suffisant.

En ce qui concerne les conclusions de Port Sud de France :

4. Aux termes de l'article 1641 du code civil, dont l'application au marché en cause est expressément prévue à l'article 12.4 du CCTP : "Le vendeur est tenu de la garantie à raison des défauts cachés de la chose vendue qui la rendent impropre à l'usage auquel on la destine, ou qui diminuent tellement cet usage que l'acheteur ne l'aurait pas acquise, ou n'en aurait donné qu'un moindre prix, s'il les avait connus". Et, aux termes du premier alinéa de l'article 1648 du même code : "L'action résultant des vices rédhibitoires doit être intentée par l'acquéreur dans un délai de deux ans à compter de la découverte du vice". Il résulte de ces dispositions que le délai prévu à l'article 1648 du code civil court à compter de la découverte par l'acheteur de l'existence du vice, de son étendue et de sa gravité.

5. Il résulte des conclusions du rapport déposé le 1er mars 2022 par l'expert désigné par le tribunal que les désordres et dommages constatés, et non contestés dans leur étendue, ne sont pas imputables à des défauts d'exécution mais essentiellement à des défauts de conception, d'études et de dimensionnement des grues EC1 et EC2 et, pour partie, à des défauts de vérification de la conformité des notes de calculs et plans, (phase 2 de la mission AMO) ainsi qu'à des défauts d'assistance aux opérations de vérification et de réception. L'expert relève, en outre, d'une part, que les interventions, modifications et réglages ainsi que les conditions d'entretien, de maintenance préventive et de dépannage des engins par la société Eurocrane, pendant la période contractuelle d'assistance technique, de 2014 à 2016, puis par la suite, sont de nature à avoir aggravé l'incidence des désordres matériels, d'autre part, que les dommages survenus sur la grue EC2, le 30 décembre 2017, sont la conséquence inéluctable de cette situation, de même pour la fissure constatée sur la grue EC1 à cette occasion. Enfin, il constate que les conditions de fonctionnement, qui résultent directement des modifications du système de pesage et des réglages du système de sécurité en cas de surcharge faites par le constructeur, dès les essais qui précédaient la mise en service, puis par la suite, ne sont de fait pas conformes à celles prévues au CCTP et sont de nature à participer aux dommages, à générer une fatigue anormale et excessive des éléments, en l'état d'un dimensionnement insuffisant. En conséquence, l'expert évalue à 75% et 25% la part de responsabilité respective des sociétés Eurocrane et Aquass dans les dommages constatés, partage qu'il y a lieu de retenir, en l'absence de toute contestation, notamment, de la société Aquass à laquelle la procédure a été communiquée. En application de l'article 1648 précité du code civil, le délai de la prescription de la garantie des vices cachés ouvert à Port Sud de France a couru à compter de la date du 1er mars 2022 du dépôt du rapport de l'expert qui marque la connaissance des vices de conception en cause.

S'agissant des préjudices matériels :

6. Aux termes de l'article 33.5.1 du cahier des clauses administratives générales (CCAG) applicables aux marchés publics industriels approuvé par l'arrêté du 16 septembre 2009 et auquel renvoie l'article 2.2 du cahier des clauses techniques particulière (CCAP) du marché : "Lorsque les prestations défaillantes ne sont pas réparables, le titulaire remplace les prestations défaillantes ou rembourse au pouvoir adjudicateur la valeur à neuf de la prestation". En l'espèce, il ressort du rapport d'expertise susmentionné que le coût des travaux qui seraient certainement nécessaires à la réparation des dommages constatés, avant dépose, démontage et contrôles demeurant à être effectués, en regard des désordres apparents constatés, hors pièces d'usure, et sous réserve de désordres susceptibles d'apparaître au démontage, s'élève à 3 466 397 euros HT (1 562 432 euros HT au titre de la grue EC1 et 1 903965 euros HT au titre de la grue EC2), auxquels s'ajoutent les frais d'intervention d'un bureau d'études, d'un maître d'œuvre indépendant et spécialisé en charge notamment des travaux d'études, de calculs de conception et de contrôles en cours de travaux pour un coût de l'ordre de 274 460 euros HT, soit un total de 3 740 857 euros HT. Dès lors que l'expert n'écarte pas la possibilité de la réparation des grues, Port Sud de France n'est, en tout état de cause, pas fondé à réclamer, sur le fondement des dispositions susmentionnées du CCAG et de l'article 1641 du code civil, le versement d'une somme représentative de la valeur à neuf des deux grues. En revanche, il y a lieu, à titre de provision, de condamner la société Eurocrane à verser à Port Sud de France la somme de 3 740 857 euros HT correspondant au coût global des réparations nécessaires.

7. Il résulte du protocole d'accord susmentionné du 20 août 2014 que si la vérification d'aptitude positive (VAP), prévue à l'article 8 du CCTP a été prononcée le 13 mai 2014, en l'absence d'accord sur les prestations non encore réalisées, les parties ont décidé de ne pas poursuivre la période de vérification de service régulier (VSR) visée à l'article 9 du même CCTP et de prononcer la réception avec réfaction conformément à l'article 31.3 du CCAG applicable aux marchés industriels, laquelle fait courir le point de départ du délai de deux ans de garantie générale prévu à l'article 12.1 dudit CCTP, ainsi que la garantie pour vices cachés et la garantie particulière de la structure d'une durée de trente ans, visées respectivement aux articles 12.4 et 12.5 du même CCTP. En outre, il résulte de l'engagement en date du 11 avril 2014 de la société Arcen Enghenhaia (Arcen), intervenue au marché en qualité d'assureur de la société Eurocrane pendant les travaux sur le site et pendant la période de vérification de service régulier susmentionnée, que la garantie qu'elle apporte à la société Eurocrane, en application de l'article 11.2 du CCTP, s'éteint à compter de la réception des deux grues et qu'à compter de celle-ci, le titulaire du marché devient, en qualité de fournisseur, le responsable. Par suite, et nonobstant la circonstance que les prestations prévues en application du protocole du 20 août 2014 n'ont pas fait l'objet du constat d'accord exigé au même protocole, Port Sud de France n'est pas fondé à demander la condamnation solidaire de la société Arcen à l'indemniser de la somme de 3 740 857 HT susmentionnée.

S'agissant des préjudices économiques :

8. Il résulte de l'expertise, réalisée le 24 avril 2019 à la demande de Port Sud de France, établie à partir d'informations comptables disponibles non utilement contestées par la société Eurocrane, qu'en raison des dysfonctionnements des deux grues, la marge horaire de Port Sud de France s'élève à 60 euros en 2018 comparée à 220 euros pour la marge horaire moyenne constatée en 2016-2017. Si une partie de ce manque à gagner est couvert par l'assureur "perte d'exploitation" de Port Sud de France, demeure la somme de 412 093 euros non prise en charge par celui-ci au titre de l'exercice 2018. Cette somme peut aussi être retenue au titre des pertes d'exploitation non indemnisées pour 2019, 2021 et jusqu'au 1er septembre 2022, date à laquelle la demande de réparation du préjudice a été complétée en raison de son aggravation. En revanche, comme le fait valoir la société Eurocrane, le préjudice allégué au titre de 2020, qui n'est pas, en l'état, suffisamment établi par Port Sud de France eu égard à la baisse d'activité nécessairement constatée en raison des restrictions alors imposées à la circulation des personnes et des biens, est sérieusement contestable. Par suite, Port Sud de France est fondé à demander la condamnation de la société Eurocrane à lui verser, à titre de provision en réparation de son préjudice, la somme de 1 511 007,66 euros (412 093 (3+8/12)).

S'agissant des frais d'expertise :

9. Il résulte de l'instruction, et n'est pas contesté, que les frais d'expertise exposés par Port Sud de France s'élèvent à la somme de 172 136,08 euros TTC. Cette expertise, réalisée au contradictoire de la société Eurocrane, s'est avérée nécessaire à la solution du litige. Il y a donc lieu de mettre définitivement à la charge de la société Eurocrane, partie perdante, les frais correspondants et de la condamner à rembourser à Port Sud de France la somme de 172 136,08 euros TTC.

En ce qui concerne les conclusions de la société Eurocrane :

10. Il résulte de l'instruction que la somme de de 770 549,93 euros HT, dont la société Eurocrane a sollicité en vain, le 27 octobre 2021, le versement auprès de Port Sud de France, au titre de l'exécution de bonne foi du protocole susmentionné du 20 août 2014, correspond au montant de la retenue de garantie de 5% pour la somme de 452 149,93 euros, à la facture

n° 2015/00097 de 200 000 euros et à la facture n° 2014/00058 de 118 400 euros.

11. Aux termes du III " Accord sur les conditions de finalisation des prestations " de l'accord du 20 août 2014 : " La société Eurocrane s'engage à réaliser l'ensemble des prestations visées au paragraphe II-D) avant le 30 novembre 2014 au plus tard à l'exception de l'assistance technique. Les parties conviennent que l'exécution de l'ensemble de ces prestations sera soumise aux mêmes clauses et dispositions que celles des pièces du marché visé en préambule. Leur exécution et/ou finalisation seront constatées par constat d'accord technique entre les parties ou à défaut par constat d'huissier le 30 novembre 2014 au plus tard. ".

12. En premier lieu, s'agissant de la facture n° 2015/00097 émise à raison de la réalisation, au 23 juillet 2015, des travaux dits du groupe 1 prévus à l'article II-d-1-a dudit protocole et nécessaires à la levée des réserves prévue au protocole. La société Eurocrane se prévaut d'un point de situation, établi le 23 juillet 2015, par Port Sud de France, qu'elle joint, d'où il ressortirait que les travaux correspondant à la réserve de 200 000 euros ont bien été réalisés au 5 novembre 2014 et que la réserve a été levée à la même date. Mais, d'une part, les mentions figurant au dit tableau ne permettent pas de s'en assurer et, d'autre part, ce simple constat de Port Sud de France ne peut être regardé comme valant " constat d'accord technique entre les parties " au sens du III précité du protocole, dès lors que, ainsi que cela ressort du courrier en date du 26 juillet 2017 de la société Eurocrane, l'établissement public s'est refusé à lui régler la somme correspondante en raison des dysfonctionnements constatés. Par suite, la société Eurocrane n'est pas fondée à demander, à titre de provision, le versement de la somme de 200 000 euros.

13. En deuxième lieu, s'agissant de la facture n° 2014/00058 de 118 400 euros, qui correspond, pour partie, à la somme 78 400 euros à raison de la retenue opérée par Port Sud de France en exécution de l'article II-D-a du protocole et à celle de 40 000 euros au titre des pénalités de retard visées à l'article II-D-b du même protocole, si Eurocrane soutient que ces sommes étaient destinées à lui être restituées en application dudit accord, d'une part, ainsi que cela l'a été dit au point précédent, Port Sud de France n'a pas donné son accord de " finalisation " des travaux prévus tel qu'exigé au dit protocole et le retrait des pénalités en cause, résultant notamment du retard de la vérification d'aptitude positive (VAP), était conditionné, selon le même protocole ( p.3), à la condition qu'Eurocrane produise, avant le 30 novembre 2014, les éléments justifiant de la levée avant le 13 mai 2014 des deux réserves majeure stipulées à la VAP provisoire, ce qui ne résulte pas de l'instruction. Par suite, il a lieu d'écarter les conclusions à cet égard de la société Eurocrane.

14. En dernier lieu, aux termes de l'article 33.6 du CCAG des marchés industriels applicable : " Prolongation du délai de garantie : Après réception des prestations remises en état, le délai de garantie est prolongé d'une durée égale à la durée de l'indisponibilité de la prestation concernée. Ce délai court de la date de la notification du constat d'indisponibilité au titulaire jusqu'à la date de notification de la décision prise à l'issue des opérations de vérifications après remise en état. A la fin du délai de garantie, les sûretés éventuellement constituées sont libérées, dans les conditions prévues par l'article 103 du code des marchés publics. "

15. S'agissant de la garantie de 5%, d'un montant total, non contesté, de 452 149,93 euros, s'il résulte du rapport d'expertise du 1er mars 2022 susmentionné que les dysfonctionnements majeurs des deux grues sont imputables à la société Eurocrane et, pour partie, à la société Aquass, ce qui justifie, en l'état, la conservation par Port Sud de France de la totalité des sommes correspondant à la retenue de garantie de 5% prévue au marché, cette retenue doit être restituée dès lors, comme le CCAG des marchés industriel le prévoit, la remise en état des installations deviendrait effective. Dès lors que, ainsi qu'il l'a été dit au point 5., la société Eurocrane est condamnée, par la présente décision, à verser à Port Sud de France, à titre de provision, la somme de 3 740 857 HT correspondant au coût global des réparations nécessaires à la remise en état de fonctionnement des deux grues, il a y lieu de considérer que la présente décision, qui impose concomitamment à la société Eurocrane le versement de cette somme, rend effectives lesdites réparations. La date de levée des garanties qui demeurent, et donc celle de la restitution de la somme de 452 149,93 euros par Port Sud de France, correspond à la date de la présente condamnation de la société Eurocrane. Par suite, la société Eurocrane est fondée à demander, à titre de provision, la restitution par la société Eurocrane de la somme de 452 149,93 euros HT, laquelle, en raison de la même nature des créances et dettes respectives des deux parties, s'imputera, sans être assortie d'intérêts, sur la somme de 3 740 857 euros HT, dépourvue également d'intérêts, qu'elle doit verser à Port Sud de France.

Sur les conclusions d'Eurocrane en appel en garantie :

16. Il résulte de l'instruction que, pour l'exécution du marché, Port Sud de France a retenu la société Aquass dans le cadre d'un contrat d'assistance à maîtrise d'ouvrage dont les missions consistaient en la consultation et marchés avec validation du maître d'ouvrage, le visa des plans et documents administratifs, la surveillance de l'exécution du marché industriel et l'assistance aux opérations de vérifications et de réception. Dans ses conclusions, l'expert relève que, ainsi qu'il l'a été rappelé au point 1., " les désordres et dommages constatés sont tous certainement et essentiellement imputables à des défauts de conception, d'études et de dimensionnement des grues EC1 et EC2, ils sont pour partie imputables à des défauts de vérification de la conformité des notes de calculs et plans, (phase 2 de la mission AMO) ainsi qu'à des défauts d'assistance aux opérations de vérification et de réception (phase 4 de la mission AMO) ". L'expert opère une répartition de 75% et 25% des responsabilités respectives de la société Eurocrane et de la société Aquass, laquelle n'est pas contestée et qu'il y a lieu de retenir. Par suite, alors qu'aucun contrat ne lie la société Eurocrane et la société Aquass, il a y a lieu de faire droit à l'appel en garantie de la société Eurocrane et de condamner la société Aquass à la garantir à hauteur de 25% des sommes de 3 740 857 euros HT, 1 511 007,66 euros et 172 136,08 euros TTC.

Sur les conclusions au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

17. Dans les circonstances de l'espèce, les conclusions de chacune des parties en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont écartées.

DECIDE :

Article 1er : La société Eurocrane Equipamentos de Elevaçao (Eurocrane) versera à Port Sud de France, à titre de provision les sommes de :

- 3 288 707,07 euros HT (3 740 857 - 452 149,93) au titre des frais de réparation des deux grues ;

- 1 511 007,66 euros au titre de son préjudice d'exploitation commerciale ;

- 172 136,08 euros TTC au titre des frais d'expertises.

Article 2 : La société Aquass est condamnée à garantir la société Eurocrane Equipamentos de Elevaçao (Eurocrane) à hauteur de 25% des sommes de 3 740 857 euros HT, 1 511 007,66 euros et 172 136,08 euros TTC.

Article 3 : Le surplus des conclusions de Port Sud de France et de la société Eurocrane Equipamentos de Elevaçao (Eurocrane) est rejeté.

Article 4 : La présente décision sera notifiée à Port Sud de France, à la société Eurocrane Equipamentos de Elevaçao (Eurocrane), à la société Arcen Enghenhaia (Arcen) et à la société Aquass.

Fait à Montpellier, le 11 janvier 2023.

Le juge des référés,

E. Souteyrand

La République mande et ordonne au préfet de l'Hérault en ce qui le concerne et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Pour expédition conforme,

A Montpellier, le 12 janvier 2023.

La greffière,

M. A

2; 2106753

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