TA Dijon, 16/02/2023, n°2300299
Vu la procédure suivante :
Par une requête enregistrée le 31 janvier 2023 et des mémoires complémentaires produits les 13 et 14 février 2023, la société Entreprise Lapied, représentée par Me Boutignon, demande au juge des référés :
1°) d'ordonner, sur le fondement des dispositions de l'article L. 521-1 du code de justice administrative, la suspension de l'exécution de la décision, en date du 12 janvier 2023, par laquelle le maire de Saint-Père a résilié le marché public de travaux passé pour l'exécution du lot n° 2, " gros-œuvre ", de la construction d'un bâtiment communal devant accueillir un commerce de boucherie-charcuterie ;
2°) d'enjoindre à la commune de Saint-Père de reprendre les relations contractuelles ;
3°) d'enjoindre à la commune de lui communiquer le plan de bornage du terrain et le plan de récolement des fondations ;
4°) de condamner la commune de Saint-Père à lui verser la somme de 6 500 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- un recours au fond a été déposé et il en est produit copie dans la présente instance, de sorte que la requête est recevable ; il n'est pas justifié de considérations d'intérêt général pouvant s'opposer aux mesures sollicitées et l'intérêt particulier du futur exploitant n'est pas utilement opposé ;
- la condition d'urgence est remplie, dès lors que le marché litigieux lui est indispensable pour redresser sa situation économique après plusieurs exercices déficitaires ;
- il est fait état de moyens propres à créer un doute sérieux quant à la légalité de la décision attaquée ; en effet :
•la commune l'a mise en demeure de démarrer le chantier alors que les travaux ne peuvent, techniquement, être entamés dans les règles de l'art compte tenu de la carence du maître d'œuvre dans la communication de documents essentiels et dans la coordination du chantier
•la phase de préparation n'a pu débuter que le 2 mai 2022 ;
•l'ordre de service n° 2, pris dans des conditions déloyales et entaché d'irrégularité en la forme, faute d'avoir été signé par le maître d'œuvre, ne peut lui être opposé pour déterminer un prétendu retard d'exécution ;
•il lui est à tort fait reproche d'avoir refusé de transmettre son planning d'intervention alors qu'elle a été mise dans l'impossibilité de définir des dates de début et de fin des travaux ;
•l'affirmation selon laquelle elle se serait engagée à démarrer les travaux le 12 septembre 2022 est erronée ;
•aucune suite n'a été donnée à son devis du 26 septembre 2022 soumettant à la maîtrise d'ouvrage une nouvelle balance financière du marché.
Par un mémoire en défense enregistré le 13 février 2023, la commune de Saint-Père, représentée par Me Laffargue et Me Roor, conclut au rejet de la requête, cela à titre principal pour irrecevabilité, et à ce que soit mise à la charge de la société Entreprise Lapied la somme de 5 000 euros en application de l'article L. 761- du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- la requête est irrecevable, faute pour la société requérante d'avoir produit un recours au fond ;
- la condition d'urgence n'est pas remplie, dès lors, d'une part, que la société requérante ne justifie pas être exposée à la cessation de paiement alléguée et, d'autre part, que la suspension de la décision attaquée et la reprise des relations contractuelles préjudicieraient à l'intérêt général ainsi qu'à ceux du futur exploitant du bâtiment ;
- aucun des moyens invoqués n'est de nature à faire naître un doute sérieux quant à la légalité de cette décision ; en effet :
•la société Entreprise Lapied n'est jamais intervenue sur le chantier et l'a abandonné, de sorte que la résiliation, prévue en pareil cas par l'article 15.1.1 du cahier des clauses administratives particulières, est légalement justifiée ;
•cette société ne saurait se prévaloir des aléas rencontrés dans la phase de préparation alors qu'elle a été rendue destinataire de toutes les études et documents d'exécution qui lui étaient nécessaires pour démarrer ses prestations ;
•le planning d'intervention qu'elle a communiqué était inexploitable ;
•la requérante ne peut, sans mauvaise foi, réfuter l'existence de son engagement de débuter les travaux le 12 septembre 2022 ;
•le refus de validation du devis transmis le 26 septembre 2022, du reste à bon droit motivé par le caractère global et forfaitaire du prix du marché, ne saurait en tout état de cause justifier le refus de l'entreprise de débuter les travaux ;
•la demande de communication d'un plan de bornage et d'un plan de récolement des fondations est en tout état de cause infondée.
Vu :
- les autres pièces du dossier ;
- la requête au fond n° 2300302, enregistrée le 31 janvier 2023.
Vu :
- le code de la commande publique ;
- le code général des collectivités territoriales ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus, au cours de l'audience publique, tenue en présence de Mme Lelong, greffière d'audience :
- le rapport de M. Zupan, juge des référés ;
- les observations de Me Boutignon, pour la société Entreprise Lapied, qui a repris les faits, conclusions et moyens exposés dans la requête et les mémoires complémentaires, y ajoutant que la mesure de résiliation contestée est entachée de détournement de pouvoir ou de procédure ;
- les observations de Me Roor, pour la commune de Saint-Père, qui a repris les faits, conclusions et moyens exposés dans le mémoire en défense.
Considérant ce qui suit :
1. Par acte d'engagement signé le 19 avril 2021 stipulant un prix global, ferme, forfaitaire et non révisable de 99 606 euros toutes taxes comprises, la commune de Saint-Père a confié à la société Entreprise Lapied le lot n° 2 "gros-œuvre", de l'édification d'un bâtiment à usage de commerce destiné à accueillir une activité de boucherie-charcuterie, afin de préserver le tissu économique de la commune. Prescrit par ordre de service du 20 septembre 2021, le commencement des travaux a toutefois été reporté en raison de la nécessité de faire réaliser des études géotechniques complémentaires, la mauvaise qualité des sols ayant été constatée, puis de prévoir en conséquence des fondations spéciales sur pieux. Un nouvel ordre de service, daté du 2 mai 2022, a ainsi été notifié à la société Entreprise Lapied à l'effet de débuter les travaux. Par lettre du 24 juin 2022, le maître d'œuvre de l'opération, reprochant à cette société de n'avoir toujours pas commencé ses prestations alors que les fondations spéciales, confiées à une autre entreprise, étaient achevées depuis plusieurs semaines, l'a mise en demeure d'intervenir sur le site. En dépit de nombreux échanges et de plusieurs réunions de chantier, la situation est demeurée bloquée au cours des mois suivants. Le maire de Saint-Père a dès lors adressé à la société Entreprise Lapied une nouvelle mise en demeure, le 5 décembre 2022, lui intimant l'ordre d'entamer les travaux et de communiquer un planning d'intervention actualisé, cela dans le délai de quinze jours, puis, estimant qu'elle avait abandonné le chantier, a finalement prononcé à ses torts la résiliation du marché par décision du 12 janvier 2023. La société Entreprise Lapied demande au juge des référés d'ordonner la suspension de l'exécution de cette mesure et la reprise des relations contractuelles.
2. Aux termes de l'article L. 521-1 du code de justice administrative : "Quand une décision administrative, même de rejet, fait l'objet d'une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision ()". L'article R. 522-1 du même code dispose, en son premier alinéa : "La requête visant au prononcé de mesures d'urgence doit () justifier de l'urgence de l'affaire".
3. Une partie à un contrat administratif peut, eu égard à la portée d'une telle mesure d'exécution, former devant le juge du contrat un recours de plein contentieux contestant la validité de la résiliation de ce contrat et tendant à la reprise des relations contractuelles. De telles conclusions peuvent être assorties d'une demande tendant, sur le fondement des dispositions de l'article L. 521-1 du code de justice administrative, à la suspension de l'exécution de la résiliation, afin que les relations contractuelles soient provisoirement reprises. Il incombe alors au juge des référés saisi sur ce fondement, en premier lieu, après avoir vérifié que l'exécution du contrat n'est pas devenue sans objet, de prendre en compte, pour apprécier la condition d'urgence, d'une part les atteintes graves et immédiates que la résiliation litigieuse est susceptible de porter à un intérêt public ou aux intérêts du requérant, notamment à la situation financière de ce dernier ou à l'exercice même de son activité, d'autre part, l'intérêt général ou l'intérêt de tiers, notamment du titulaire d'un nouveau contrat dont la conclusion aurait été rendue nécessaire par la résiliation litigieuse, qui peut s'attacher à l'exécution immédiate de la mesure de résiliation. En second lieu, pour déterminer si un moyen est propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux sur la validité de la mesure de résiliation litigieuse et à justifier en conséquence qu'il soit fait droit à la demande de reprise des relations contractuelles, il incombe au juge des référés d'apprécier si, en l'état de l'instruction, les vices invoqués paraissent d'une gravité suffisante pour conduire à la reprise des relations contractuelles et non à la seule indemnisation, le cas échéant, des conséquences dommageables de la résiliation.
4. La commune n'ayant pas renoncé à l'édification d'un bâtiment à usage de commerce selon les prévisions de son permis de construire, ainsi que suffit à en attester le lancement d'une procédure d'appel à la concurrence en vue de la passation d'un marché de substitution, l'éventuelle poursuite de l'exécution du contrat litigieux conserve son objet.
5. Toutefois, en l'état de l'instruction, aucun des moyens visés ci-dessus, invoqués par la société Entreprise Lapied, ne se révèle propre à susciter un doute sérieux quant à la régularité et au bien-fondé de la décision attaquée et donc, en tout état de cause, indépendamment même de la prise en compte de considérations d'intérêt général pouvant par ailleurs s'y opposer, à justifier la reprise provisoire des relations contractuelles. Dès lors, sans qu'il soit besoin de statuer sur la fin de non-recevoir soulevée par la commune de Saint-Père non plus que de se prononcer sur la condition d'urgence, la société Entreprise Lapied n'est pas fondée à demander la suspension de l'exécution de cette mesure de résiliation et la reprise provisoire des relations contractuelles.
6. Compte tenu de ce qui vient d'être dit, la présente ordonnance n'appelle aucune mesure d'exécution, de sorte que les conclusions de la société Entreprise Lapied tendant à ce qu'il soit fait injonction à la commune de Saint-Pierre de lui communiquer le plan de bornage du terrain et le plan de récolement des fondations spéciales ne peuvent qu'être également rejetées.
7. Enfin, les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que la commune de Saint-Père, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, supporte la charge d'une quelconque somme en remboursement des frais exposés par la société requérante et non compris dans les dépens. Il y a lieu au contraire de mettre à la charge de la société Entreprise Lapied, sur ce fondement, le paiement à la commune de Saint-Père d'une somme de 1 500 euros.
O R D O N N E :
Article 1er : La requête de la société Entreprise Lapied est rejetée.
Article 2 : La société Entreprise Lapied versera à la commune de Saint-Père une somme de 1 500 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : La présente ordonnance sera notifiée à la société Entreprise Lapied et à la commune de Saint-Père.
Fait à Dijon, le 16 février 2023.
Le président du tribunal,
juge des référés,
D. ZUPAN
La République mande et ordonne au préfet de l'Yonne, en ce qui le concerne, ou à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition,
La greffière,